Scènes

Avignon 2021-6 : Beckett, Maryse Condé, Ilyas Mettioui (OFF)

Premier Amour

« Ce qu’on appelle l’amour c’est l’exil, avec de temps en temps une carte postale du pays, voilà mon sentiment ce soir. »

On n’est pas chez Tourgeniev, ici, mais chez Beckett. Autant dire que l’atmosphère cafardeuse est garantie. Et cette nouvelle n’est pas la moins sinistre de l’auteur. Un pauvre hère, qui erre depuis la mort de son père qui l’avait toujours protégé, passe la plus grande partie de son temps sur un banc, seul, tranquille. Mais voilà-t-y pas qu’une femme, un jour, se pointe, s’incruste. L’homme, on ne sait pourquoi, après s’être montré agacé, se prend d’un sentiment pour elle. De fil en aiguille, il s’installera dans son appartement, avant de la quitter. Voilà toute l’histoire mais, chez Beckett, ce n’est pas « l’intrigue » qui compte, bien sûr. D’ailleurs, ce résumé n’est même pas fidèle, il ne peut pas l’être puisqu’il gomme toutes les incongruités qui font le sel de cet histoire… et ses côtés comiques. Car on rit aussi en l’entendant, et assez souvent. Ce texte, tout beckettien et cafardeux qu’il soit, est aussi l’un des plus drôles de cet auteur.

« Elle se mit à se déshabiller. Quand elles ne savent plus quoi faire, elles se déshabillent, et c’est sans doute ce qu’elles ont de mieux à faire. Elle enleva tout, avec une lenteur à agacer un éléphant sauf les bas destinés sans doute à porter au comble mon excitation. C’est alors que je vis qu’elle louchait. »

Misogyne, Beckett ? Pas spécialement. Misanthrope ? Sûrement. C’est peu de dire qu’il ne se faisait pas d’illusion sur les humains et particulièrement sur ce qu’ils nomment l’amour, même s’il eut dans sa vie une compagne… qu’il « aimait bien », de son propre aveu, et « sans passion ».

« C’est dans cette étable, dans pleine de bouses sèches et creuses qui s’affaissaient avec un soupir quand j’y piquais le doigt, que pour la première fois de ma vie, je dirais volontiers la dernière si j’avais assez de morphine sous la main, j’eus à me défendre contre un sentiment qui s’arrogeait peu à peu, dans mon esprit glacé, l’affreux nom d’amour. »

Jouer Beckett est toujours compliqué, il y a le risque d’en faire trop ou pas assez. Puisque nous sommes en Avignon, on se remémore au premier chef Denis Lavant qui avait relevé le défi de donner par cœur Cap au pire, un texte écrit dans une langue proprement « impossible »[i]. Si Premier Amour est moins inaccessible, cela demeure un exercice difficile dont Jean-Quentin Châtelain se tire formidablement. Il reprend le rôle, avec le même metteur en scène, après l’avoir laissé de côté pendant vingt ans, le temps de prendre de la bouteille et pas mal de rides. Coiffé d’un éternel chapeau, installé sur une chaise tournante aux ressorts grinçants, il ne se déplace quasiment pas, il est posé là, comme quelqu’un ne sachant pas bien où il se trouve. Il donne le texte sans se presser, sans trop se soucier de nous, spectateurs, sauf quand il lance une vanne (et au moment où il nous traite de « couillons » – une incise dans le texte dont on perçoit mal, d’ailleurs, la finalité). Son phrasé est convaincant pour rendre le trouble, les tergiversations du personnage.

Il faut ajouter que Premier Amour est donnée dans le lieu le plus magique d’Avignon, la petite chapelle du Théâtre des Halles, un lieu absolument idéal pour une pièce comme celle-là, ce qui participe incontestablement à la fascination produite par le texte et par ce comédien ô combien talentueux.

Samuel Beckett, Premier Amour. M.e.s. Jean-Michel Meyer. Avec Jean-Quentin Châtelain.

 

Moi Tituba sorcière… Noire de Salem

Maryse Condé (née en 1937) est avant tout connue comme l’auteure de la saga africaine Ségou, merveilleusement documentée, sur l’histoire des deux colonisations du Mali (française et arabe). Elle n’en est pas moins une écrivaine prolifique, couronnée – entre autres – par le « prix Nobel alternatif » (2018). Moi, Tituba fait également partie de ses livres les plus connus. Il se fonde sur un cas authentique : à la fin du XVIIe siècle, dans la colonie puritaine de Salem (Massachussets), à la suite de cas de « possession », un certain nombre de femmes furent accusées de sorcellerie, dont l’esclave Tituba, et dix-neuf d’entre elles pendues.

Extrait du livre de M. Condé : « Imaginez une étroite communauté d’hommes et de femmes, écrasés par la présence du Malin parmi eux et cherchant à le traquer dans toutes ses manifestations. Une vache qui mourait, un enfant qui avait des convulsions, une jeune fille qui tardait à connaître son flot menstruel et c’était matière à spéculations infinies. Qui, s’étant lié par un pacte avec le terrible ennemi, avait provoqué ces catastrophes ? […] Moi-même, je m’empoisonnais à cette atmosphère délétère et je me surprenais, pour un oui ou pour un non, à réciter des litanies protectrices ou à accomplir des gestes de purification. »

Danielle Gabou a adapté le livre et s’est mise en scène elle-même dans les rôles de Tituba et d’autres personnages. Elle est accompagnée d’une musicienne qui joue de la musique aux tonalités classiques sur un piano, ce qui nous change très agréablement de la musique répétitive à base de basses entendue le plus souvent, désormais, dans les théâtres. Elle-même, vêtue d’une ample robe noire, dispose de trois micros qui ne seraient certainement pas indispensables dans la salle de dimension restreinte de la Chapelle du Verbe incarné mais qui, en l’occurrence, ajoutent à sa voix une profondeur intéressante.

Si Jean-Quentin Châtelain se montre « formidable » dans Premier Amour (cf. supra), Danielle Gabou est « impressionnante » dans Moi, Tituba. Par sa façon de passer d’un personnage à l’autre. Surtout par la manière dont elle interprète les femmes esclaves, Tituba en premier lieu et l’une de ses compagnes, laquelle s’efforce de l’inciter à la prudence. Hiératique ou courbée dans une attitude de soumission, elle entre dans une sorte de transe sacrée que l’on n’a pas l’habitude de contempler sur un plateau de théâtre. Et l’on ne peut pas ne pas s’arrêter sur son visage si pur et qui, sous le feu des projecteurs, ne ressemble à rien de connu.

Maryse Condé, Moi Tituba sorcière… Noire de Salem. Adaptation, m.e.s et jeu Danielle Gabou. Piano Lise Diou-Hirtz. Musique Christophe Blondé.

 

Ouragan

Après deux pièces aussi intenses, Ouragan, création, venue de Belgique, de Ilyas Mettioui (également à la m.e.s.), apparaît comme un divertissement, à la manière de ceux qui se pratiquaient au temps des rois, avec de la musique, de la danse et des textes gentiment satiriques. Cinq jeunes comédiens, cinq complices, même s’ils se chamaillent parfois, incarnent un livreur à vélo. On voit aussi apparaître, à l’occasion, un chef d’équipe.

Au commencement, un homme bizarrement accoutré d’une combinaison rembourrée (de ski ?) est vautré sur un canapé tandis que la bande son restitue un reportage animalier. Ce comédien, qui s’avèrera le meilleur danseur du lot, se met soudain à exécuter des acrobaties sur son canapé avant de donner une imitation très convaincante d’un gorille se déplaçant sur le dossier. Puis les autres comédiens apparaissent, dont, un, fatalement, à vélo. Ils exécuteront des mouvements d’ensemble, des danses rudimentaires mais à l’effet comique certain ; il y aura également des dialogues à tonalité plus ou moins critique. Il ne s’agit, selon le créateur de la pièce, que de « capter l’insoutenable légèreté de l’être uberisé dans la jungle urbaine ».

Ouragan, création et m.e.s. d’Ilyas Mettioui. Avec Egon Di Matteo, Ben Fury, David Scarpuzza, Pierre Genicot.

 

 

[i] https://mondesfrancophones.com/espaces/periples-des-arts/avignon-2017-15-cap-au-pire-racine-la-fille-de-mars/