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Concurrence des identités – concurrence des ethnies

Un numéro spécial de la revue Esprit sur l’Europe

Intitulé « Nous, l’Europe et les autres », ce copieux dossier d’Esprit (dans le numéro de décembre 2017) aborde des sujets qui fâchent à côté de questions d’actualité (Brexit, Catalogne). On s’interroge à juste titre sur la culture européenne[i]. Les optimistes y voient le résultat d’un triple héritage, Athènes, Rome et Jérusalem, soit la synthèse quasi miraculeuse de trois apports : la démocratie et la philosophie, le droit et l’administration, enfin la transcendance et le monothéisme. Cependant, comme remarque Marcel Hénaff dans le premier article du dossier, L’Europe a cette particularité par rapport à d’autres grands ensembles culturels de n’avoir été que très brièvement un empire, la pax romana ayant vite cédé devant les invasions barbares. En est demeurée pour l’essentiel une organisation sociale dominée par des villes, espaces de liberté et de délibération. C’est dans leur cadre que se sont édifiées dans la douleur les nations européennes, des ensembles qui restaient influencés, via le christianisme, par l’ancien héritage mais qui n’en étaient pas moins, au nord de la Méditerranée, des terres « barbares ». L’influence civilisatrice s’est alors manifestée dans « le rejet – ou du moins dans l’ignorance ou la délégitimation – des cultures vernaculaires ». Mais, ajoute M. Hénaff, « cet arrachement ou cette séparation fut aussi une incroyable éducation. Ce fut une obligation de constamment penser dans un écart par rapport à soi »[ii]. D’où, sans doute, l’importance des dimensions critique et universaliste dans la culture européenne.

Néanmoins, l’histoire n’est pas un long fleuve tranquille. Selon M. Hénaff, encore, le « moment Luther » marque en effet un retour en force du « vernaculaire », avec les conséquences que l’on sait jusqu’au siècle dernier : guerres des religions, guerres des nations et leur cortège de violences et de massacres inouïs. La suite c’est aujourd’hui : après deux guerres mondiales fratricides, les Européens ont entrepris, non sans mal, de construire « un espace de consensus conflictuel, une insociable socialité des nations », sous l’invocation des droits de l’homme.

Dont acte. Mais comment l’Europe se sortira-t-elle  du nouveau défi que constitue la « révolution démographique »  mise en exergue par Albert Bastenier, le peuplement de l’Europe étant devenu, pour partie, « structurellement exogène » ? Dans la lignée de Frederik Barth[iii], l’auteur du second article invite à prendre en considération la frontière ethnique qui divise nos sociétés : « barrière sociale dressée entre la majorité autochtone et la minorité d’origine étrangère qui, l’une et l’autre, se catégorisent elles-mêmes et catégorisent l’autre sur la base de représentations culturelles en miroir »[iv].

Inutile de se voiler la face : « Depuis plusieurs décennies, nombre de nouveaux venus campent dans les sociétés européennes sans en faire véritablement partie et leurs enfants sont labellisés comme issus de l’immigration […] On ne peut pas parler d’un apartheid au sens strict, mais bien d’une forme de séparatisme social sur la base des origines ». Concrètement, « la frontière ethnique est une catégorie sociale de clôture que les majoritaires mettent en œuvre pour préserver leurs avantages sociaux […] Lorsque, parmi les minoritaires un grand nombre d’individus échouent à [la franchir], la frontière ethnique affirme sa fonction protectrice d’une identité humiliée » (p. 71-73).

Si le constat n’est pas nouveau, du moins l’auteur a-t-il le mérite d’appeler un chat un chat. Au-delà, comment lutter contre « l’enfermement identitaire » de nombre de personnes immigrées ou issues de l’immigration et leur « posture victimaire » ? La réponse de l’auteur n’incline guère à l’optimisme, du moins à court terme, puisque « l’affirmation des identités culturelles », tout comme « le séparatisme ethnique », sont surdéterminés par les rapports sociaux de production.

Même triste constat sans véritable ouverture au sujet de la haine anti-musulmane prônée en Allemagne par le mouvement Pegida (Patriotische Europaër gegen die Islamisierung des Abendlandes – Européens patriotes contre l’islamisation de l’Occident) et relayée par l’AfD (Alternativ fürDeutschland). La journaliste Carolin Emcke, qui vient de lui consacrer un livre[v], ne peut faire mieux que déplorer l’incapacité de l’Europe, telle qu’elle se présente aujourd’hui comme une construction principalement économique, à créer du « bien commun ». Il vaut peut-être la peine d’ajouter ici que les migrants et leurs descendants n’ont pas le monopole de la posture victimaire : sous les aspects d’un sentiment de dépossession, elle fonde tout autant les revendications de Pegida et des autres mouvements d’extrême droite.

Un entretien avec Ivan Krastev, auteur d’un essai remarqué sur le Destin de l’Europe[vi] permet d’en apprendre davantage. Spécialiste de la Mittel Europa, il commence par souligner que « le soutien le plus fort aux partis populistes et xénophobes ne provient pas des régions qui accueillent le plus de migrants mais bien de celles d’où le plus sont partis »[vii] (Pologne, Allemagne de l’Est, etc.). Il ajoute que la complaisance d’une majorité des populations des pays du groupe de Visograd envers les régimes autoritaires relève moins d’une tendance antidémocratique profonde que de la volonté d’avoir en face de soi un gouvernement réellement responsable (grâce à la concentration des pouvoirs) auquel on pourra ensuite demander des comptes.

La désespérance de nombre d’Européens s’explique sans doute principalement par la croyance véhiculée par les gouvernants et les medias suivant laquelle on ne peut rien modifier d’essentiel à l’état des choses, comme le résume la formule « TINA » (attribuée à Margareth  Thatcher) : There is no alternative. De fait, en Europe, on a beau changer de gouvernement, la politique ne change pas, ou guère. Ailleurs, comme remarque I. Krastev, en Russie ou en Chine, on peut changer de politique mais pas ceux qui sont au pouvoir. En tout état de cause, « TINA » entretient la méfiance des gouvernants à l’égard des gouvernés. De surcroît, beaucoup de ressortissants des pays de l’Est européen ont vécu la transition brutale du communisme au capitalisme comme un traumatisme. Il est tentant de voir dans leur expérience une réédition du processus d’acculturation vécu par les barbares au Moyen Âge. De tels bouleversements, s’ils s’avèrent bénéfiques à long terme, sont fatalement douloureux à court terme. On comprend qu’il n’en faille pas davantage pour faire le lit du populisme.

Cet entretien avec I. Krastev ouvre également des perspectives sur la question des migrations. Il n’est pas anodin que les pays les plus hostiles aux migrants extra-européens soient eux-mêmes fournisseurs de migrants intra-européens. Le traumatisme lié au changement de régime prend, chez beaucoup de ceux qui demeurent, la forme d’un sentiment d’échec[viii]. Chez ceux-là, la perte de la sécurité liée à un régime liberticide mais protecteur n’est pas compensée par l’accession à la prospérité promise. Dans ces conditions, l’arrivée d’allogènes ne peut être perçue que comme une menace. Néanmoins, estime toujours I. Krastev, tout est question de confiance dans le gouvernement : l’Allemagne, selon lui, démontre qu’il est possible d’intégrer des migrants, même nombreux, sans disruption majeure. Comme les citoyens ne demandent qu’à être gouvernés efficacement, on peut en déduire que l’AfD n’est pas près d’accéder au pouvoir dans ce pays.

L’article conclusif du dossier fait le point sur les propositions récentes des présidents Junker et Macron en matière européenne. Selon le président français, comme il l’a déclaré à la tribune de la Sorbonne, le 26 septembre 2017, on aurait eu tort de vouloir « faire avancer l’Europe malgré les peuples »[ix]. Curieuse formulation ! Comme s’il y avait eu, d’un côté, des gouvernants prêts à s’immoler sur l’autel de l’Europe (car qu’est-ce que cela peut bien signifier, « faire avancer l’Europe », sinon faire reculer les États-nations ? En matière de souveraineté, il n’y a pas de jeu à somme positive : toute avancée de l’Europe se fait au détriment des États) et, de l’autre, des peuples résistant des quatre fers à la construction d’une Europe-puissance. Que certains peuples européens soient sur cette ligne, nul ne le contestera et les fédéralistes n’ont pas fini de déplorer qu’on ait laissé entrer ces loups-là dans la bergerie. Mais il y a également de nombreux peuples acquis à l’idée fédérale et qui ne demandent qu’à « avancer ». Le déficit d’Europe est du côté gouvernemental : qui le niera ? Où est le chef d’État, où est le « parti de gouvernement » qui aurait inscrit dans son programme la construction d’une fédération européenne hic et nunc avec qui voudrait y participer ? Ne cherchez pas ? Il n’y en a pas !

Mais le discours de Macron, dira-t-on ? M. Macron se présente en effet comme un partisan déterminé de l’Europe… en paroles. Il propose de grandes et belles choses en matières culturelle, éducative, sociale, financière, industrielle, militaire, électorale… Mais lorsqu’il s’agit de respecter la discipline communautaire, il ne fait pas mieux que ses prédécesseurs et s’empresse de produire des données truquées pour faire croire que la France entre – bien sûr ! – dans les clous des 3% de déficit public (quant à la dérive continue de la dette, personne n’en parle…) Quelle crédibilité, quelle influence peut avoir un président français quand il demande à ses pairs d’accepter plus d’Europe alors que lui-même s’avère incapable d’honorer les engagements européens de la France ?

Le dossier d’Esprit se termine par une citation de Jacques Delors listant les trois piliers de la construction européenne : « la concurrence qui stimule, la coopération qui renforce, la solidarité qui unit ». À cette glorieuse trilogie, F. Demarigny propose d’ajouter un quatrième terme : « la citoyenneté qui légitime » (p. 121). Dans son introduction au dossier, Anne-Lorraine Bujon en appellait à « l’invention démocratique » chère à Claude Lefort. Soit. Mais pour faire échec à la concurrence des identités (nationales, ethniques), où sont les forces politiques qui donneront un vrai coup d’accélérateur à la construction européenne (au sein de quel hypothétique « noyau dur » ?) Faut-il se contenter d’espérer une crise majeure qui obligerait les gouvernements européens à des solutions extrêmes impliquant des abandons de souveraineté significatifs ?[x] Ce n’est pourtant pas dans la logique gouvernementale !

C’est une preuve de l’impuissance actuelle du fédéralisme européen que celui-ci ne soit pas même mentionné dans le dossier d’Esprit. Qui en dehors des fédéralistes pourrait pourtant, dans quelques pays habitués à travailler ensemble depuis les origines de la CEE, et où les idéaux de La Haye sont restés vivants, susciter l’élan citoyen indispensable à la relance d’une Europe démocratique et sociale ?

 

 

 

[i] Cf. M. Herland, La culture comme ciment de l’Europe (13 novembre 2017) https://mondesfrancophones.com/espaces/frances/la-culture-comme-ciment-de-leurope/

[ii] Robert Hénaff, « L’Europe, une genèse paradoxale », Esprit, décembre 2017, p. 57.

[iii] Frederik Barth, Ethnic Groups and Boundaries. The Social Organization of Culture Difference (1969)

[iv] Albert Bastenier, « Veut-on vraiment sortir de l’enfermement identitaire ? », Esprit, décembre 2017, p. 63.

[v] Carolin Emcke, Contre la haine. Plaidoyer pour l’impur, Paris, Seuil, 2017 et « L’Europe contre la haine – Entretien avec Carolin Emcke », Esprit, décembre 2017, p. 75 sq.

[vi] Ivan Krastev, Le Destin de l’Europe. Une sensation de déjà-vu, Paris, Premier Parallèle, 2017.

[vii] « Une sensation de déjà vu – Entretien avec Ivan Krastev, Esprit, décembre 2017, p. 83.

[viii] Analyse à compléter sur ce point par le livre de l’économiste Pierre-Noël Giraud, L’Homme inutile. Une économie politique du populisme, Paris, Odile Jacob, 2018.

[ix] E. Macron cité par Fabrice Demarigny, « L’annonce d’une métamorphose attendue », Esprit, décembre 2017, p. 116.

[x] Philippe Huberdeau et Edouard Vidon, « L’Europe face aux risques extrêmes », Esprit, décembre 2017, p. 87 sq.