Comptes-rendus

Trois livres du fondateur du fédéralisme intégral

Alexandre Marc

C’est grâce à quelques disciples fidèles (J.-Cl. Sebag, R. Cagiano de Azevedo), désireux de marquer le vingtième anniversaire de la disparition d’Alexandre Marc (1904-2000), que ces trois ouvrages présentés dans un élégant coffret bleu ont pu être réédités. En reprint, c’est-à-dire avec leur mise en page et leur typographie initiales, ce qui ajoute un charme un peu suranné que les amateurs apprécieront.

Surannés, ces trois livres le paraîtront également sans doute à certains lecteurs par leur contenu, tandis que d’autres y apprendront bien des choses sur Marx, Proudhon, les relations Est-Ouest, les relations Nord-Sud et, tout aussi bien, sur le prolétariat d’hier et d’aujourd’hui, sur la possibilité d’une révolution pacifique, etc. En tout état de cause, ces livres devraient devenir vite indispensables pour tous les militants qui s’intéressent à l’histoire du fédéralisme européen. Est-il nécessaire d’ajouter à ce propos que c’est par la connaissance de cette histoire que l’on pourra dessiner une politique d’aujourd’hui qui évite les erreurs d’hier ? Lire Alexandre Marc, c’est bénéficier de l’expérience d’un homme qui ne fut pas seulement un militant de premier plan, mais encore quelqu’un qui participa à l’élaboration de la stratégie fédéraliste pendant le long après-guerre et qui sut en tirer des leçons qui sont l’un des objets de ces livres.

Civilisation en sursis est publié en 1955, deux ans après l’élaboration d’un « Projet de traité portant Statut de la Communauté européenne » à l’initiative des gouvernements des six pays membres de la CECA. Un tel traité aurait au moins permis, reconnaît A. Marc, de « s’engager sans esprit de retour sur la voie du supranational ». Hélas, comme l’on sait, le rejet de la CED auquel il était lié a entraîné son enterrement immédiat. En tout état de cause, les avancées qu’il aurait rendues possibles ne pouvaient satisfaire un partisan du fédéralisme intégral. Car L’Europe, selon A. Marc, « n’est pas une fin en soi mais un moyen » : si elle doit se contenter de transposer au niveau d’un ensemble de pays les errements de la politique telle qu’elle se pratique déjà, à quoi bon en effet ? Qui plus est, ajoute l’auteur en conclusion de son livre, « L’Europe sans contenu, réduite aux dimensions d’un schéma constitutionnel, ce terme étant pris dans son acception la plus étroitement politique, ne suscitera jamais les ardeurs d’un combat révolutionnaire ».

La révolution personnaliste, fédéraliste au sens du « fédéralisme intégral » n’aura pas lieu, selon A. Marc, sans l’élan du prolétariat. Ce dernier est caractérisé par la dépossession, la déqualification professionnelle, le travail parcellaire assujetti à la machine, le déracinement, la concentration dans de grands ensembles, l’insécurité. Les fédéralistes le mobiliseront grâce à leur programme de réformes : le service civil pour partager les tâches abrutissantes (la « besogne »), le minimum social garanti pour mettre fin à « l’insécurité permanente ». Or l’après-guerre est une période de progrès au plan économique et social (les trente glorieuses). Si A. Marc ne nie pas l’existence de certains progrès, il ne semble pas en prendre toute la mesure. Les grands ensembles périurbains, par exemple, ont été vécus à l’origine par leurs habitants comme une amélioration des conditions de vie. Quant au travail à la chaîne, il était de plus en plus réservé à des travailleurs immigrés qui considéraient avant tout le revenu qu’il leur procurait, nettement supérieur à celui qu’ils auraient pu espérer dans leur pays.

Dans Europe, terre décisive, publié quatre ans plus tard (1959), A. Marc revient sur les combats pour « les Etats généraux d’Europe, qui s’appelleront peut-être Congrès Permanent du Peuple Européen » et pour « l’Assemblée constituante », voire le « Pacte fédéral », trois tentatives dont il compare les mérites et les démérites tout en continuant à plaider pour la révolution fédéraliste.

L’Europe est, selon lui, une terre décisive parce qu’elle est menacée. « L’Europe fédérée ne disposera que de quelques lustres pour se préparer à résoudre les problèmes que lui poseront et, au besoin, imposeront les milliards d’êtres massifiés d’Asie, d’Afrique, d’Amérique du Sud ». A. Marc, on le voit, ne se payait pas de mots. Faut-il pour autant le suivre quand il affirme que la « méthode des petits pas » est nécessairement vouée à l’échec ? Ainsi jugeait-il inutile de se battre pour l’élection de l’Assemblée de Strasbourg au suffrage universel, au prétexte qu’il serait contre-productif d’« élire une Assemblée impuissante ». L’expérience a pourtant prouvé qu’une assemblée élue pouvait renforcer son influence et c’est bien de cette Assemblée que surgira, à l’initiative d’A. Spinelli, le Projet de traité établissant l’Union européenne (1984), lequel ouvrira la voie vers L’Acte unique (1986) et enfin le traité de Maastricht instaurant l’Union européenne (1992). Mais qui ne suivrait pas notre auteur lorsqu’il rappelle que l’ennemi numéro un des fédéralistes est encore et toujours l’Etat-Nation ? « Si l’Europe ne se fédère pas, elle périra, entraînant avec elle toute la civilisation occidentale ; mais l’Etat-Nation, aveugle et sourd, se refuse aux évidences salvatrices ».

En 1965, vingt après le grand élan suscité par la fin de la deuxième guerre mondiale, A. Marc, dans l’Europe dans le monde, ne peut que constater la crise de la construction européenne. Puisque les Etats sont et resteront réticents, il faudra, dit-il, leur forcer la main. Et puisqu’« un coup d’Etat européen n’est guère possible, car on ne peut se saisir d’un pouvoir qui n’existe pas », il importe avant tout de former les élites (A. Marc a créé dès 1954 le Centre International de Formation européenne – CIFE) qui « pourront commencer de bâtir l’Europe des peuples et du peuple, l’Europe des collectivités vivantes, l’Europe à hauteur d’homme ». « La révolution fédéraliste étant ascendante, c’est [en effet] à partir de la base » qu’elle s’épanouira, le but ultime étant toujours de construire « une société fédéraliste et non seulement d’édifier, en Europe, un Etat fédéral ».

Ce troisième ouvrage contient maintes indications intéressantes. Il cite par exemple des extraits d’une conférence de presse du général de Gaulle en date du 5 mai 1962 au cours de laquelle le président français a déclaré : « l’Europe occidentale doit se constituer politiquement » et « on ne peut pas assurer le développement économique de l’Europe sans son union politique ». Cependant, alors qu’il se montrait lucide sur l’impasse d’une solution confédérale, le général de Gaulle s’est bien gardé de se prononcer explicitement en faveur de la fédération, d’où l’on conclura peut-être que s’il était intellectuellement convaincu de la nécessité de l’Europe, son éducation, son histoire personnelle l’empêchaient d’en tirer toutes les conséquences.

Tout n’est pas à retenir dans cet ouvrage, pas davantage que dans les précédents. Concernant en particulier les deux Allemagne, A. Marc considère comme inéluctable leur réunification sous la houlette du Kremlin… sauf à réaliser d’urgence l’union politique de l’Europe des six. Face au Péril rouge, A. Marc ne voit de salut que dans la transformation de la Communauté européenne en fédération et dans la transformation de l’Alliance Atlantique en communauté. Considérant néanmoins, à propos de l’URSS, « qu’aucune dictature ne résiste, à la longue, à l’érosion du temps », il ne juge pas impossible la convergence de ce pays vers une société industrielle sur le modèle occidental (voir Raymond Aron, 1962). La suite des événements a pourtant montré que la Russie (comme la Chine) pouvait embrasser le capitalisme sans renoncer à la dictature…

Prôner le fédéralisme intégral n’empêche pas de suivre de très près l’actualité politique stricto sensu. Ainsi A. Marc prend-il clairement parti contre l’entrée éventuelle de la Grande-Bretagne dans la Communauté européenne, conscient qu’elle serait un obstacle dirimant à l’évolution vers la fédération. Pour autant, ces trois livres ne s’écartent jamais beaucoup du problème fondamental posé, selon A. Marc, à la société moderne, « celui du destin de l’homme de l’ère technologique, face à la nature, à l’autre, à lui-même, au mystère ».

Alexandre Marc, Civilisation en sursis (1955), Europe, terre décisive (1959), L’Europe dans le monde (1965), trois volumes en coffret, réédition du Centro Italiano di Formazione Europea, Rome, 2021, 100 € (port compris).