David Macey, Frantz Fanon, une vie, Paris, La Découverte, 2e éd. 2013, 599 p.
Bien que parue il y a déjà quelques années, il est encore temps de faire connaître largement cette biographie exemplaire d’une figure particulièrement remarquable du tiers-mondisme révolutionnaire. En ces temps d’aphasie idéologique où l’individualisme néolibéral n’a pas d’autres concurrents crédibles que le populisme nationaliste ou une religion rétrograde, il n’est pas inutile de rappeler que des hommes et des femmes ont combattu jusqu’au sacrifice de leurs vies pour un monde où la liberté, l’égalité et la fraternité ne seraient pas de vains mots. Que les résultats n’aient pas été à la hauteur de leurs espérances n’entache en rien la valeur de leur idéal.
En 1957 Frantz Fanon, médecin des hôpitaux psychiatriques en poste à Blida (Algérie), soupçonné à juste titre d’intelligence avec les rebelles, est expulsé. Replié à Tunis, capitale du FLN en exil, il devient l’un des principaux rédacteurs de El Moujahid, l’organe de propagande du FLN et l’un des porte-parole internationaux du Front, tout en poursuivant sur place son travail de psychiatre. En février 1960,il est nommé représentant permanent du gouvernement provisoire de la République algérienne à Accra (Ghana).Atteint par la leucémie, il est soigné brièvement à Moscou, continue à travailler, à écrire, à voyager, rencontrant Sartre et Beauvoir à Rome. Il s’éteint à 36 ans, fin 1961. L’indépendance de l’Algérie sera proclamée l’année suivante.
D. Macey relate les étapes d’une existence aussi brève que bien remplie, la jeunesse en Martinique, la guerre dans les rangs de la France libre aux côtés des alliés, les études médicales à Lyon, les premiers pas professionnels à l’hôpital de Saint-Alban auprès du psychiatre Tosquelle, initiateur de la psychothérapie institutionnelle, puis l’Algérie… Homme d’action, Fanon a pourtant d’abord marqué son empreinte par l’intermédiaire de ses livres. Le Frantz Fanon de Macey est donc avant tout une biographie intellectuelle, obéissant aux exigences du genre,avec 54 pages de notes et un index nominorum de 10 pages.
Des trois livres de Fanon, le plus connu aujourd’hui reste sans doute le premier, Peau noire, masques blancs (1952) car le schéma psychologique qu’il décrit, celui d’un être – le Noir en l’occurrence – déterminé par le regard de l’autre – le Blanc –demeure malheureusement d’actualité. Dans les termes de Fanon, l’aliénation du Noir ne relève pas d’abord d’une philogénèse ou d’une ontogénèse mais d’une sociogénèse. Si Fanon emprunte au Sartre des Réflexions sur la question Juive et de l’Être et le Néant, le phénomène de « l’être pour autrui », il ne manque pas cependant de souligner la différence entre le juif, victime de l’antisémitisme seulement s’il est dépisté, et le Noir « surdéterminé de l’extérieur » parce qu’immédiatement repérable par la couleur de sa peau[i].
Peau noire, masques blancs comporte une autre critique de Sartre qui mérite d’être rappelée car elle tient à la position de Fanon à l’égard de la négritude. D’une manière plutôt inattendue Fanon se déclare partisan de la version senghorienne (« l’émotion est nègre comme la raison hellène »[ii]ou comtienne (« les Noirs sont les champions du sentiment »[iii]) qui essentialise le Noir. Tandis que Sartre, dans sa préface à Orphée noir(1948), l’anthologie des poètes noirs rassemblée par Senghor, voit la négritude comme un simple moment dialectique (l’antithèse de la thèse proclamant la supériorité du Blanc, la synthèse devant réaliser « une société sans races »), Fanon soutient que « la conscience noire se donne comme densité absolue, comme pleine d’elle-même »[iv].
Cela n’empêche pas Fanon de déclarer aussi bien, en conclusion de son livre, qu’il ne doit « pas s’attacher à faire revivre une civilisation nègre injustement méconnue » et qu’il n’a « ni le droit ni le devoir d’exiger réparation pour ses ancêtres domestiqués ». Ne se faisant « l’homme d’aucun passé », il refuse d’être « esclave de l’Esclavage qui déshumanisa nos pères »[v].
Cette conclusion annonce le Fanon révolutionnaire des deux ouvrages suivants. « Moi homme de couleur, je ne veux qu’une chose : … Que cesse à jamais l’asservissement de l’homme par l’homme »[vi].
L’An V de la Révolution algérienne publié chez Maspéro en 1959 est un livre de propagande… disparate. Son but est avant tout de faire voir la guerre d’indépendance sous son meilleur jour possible, d’attirer les sympathies de la gauche, de susciter de nouvelles vocations de porteurs de valises et de conforter le FLN comme unique représentant légitime du peuple algérien. Le premier chapitre, « L’Algérie dévoilée » est celui qui résonne le plus aujourd’hui puisque l’auteur y identifiait « la liberté du peuple algérien… à la libération de la femme, à son entrée dans l’histoire…, à la destruction du colonialisme et à la naissance d’une nouvelle femme »[vii].
Fanon est resté psychiatre jusqu’au bout. Comme l’An V…, l’ouvrage ultime, Les Damnés de la Terre (1961) aborde dans un chapitre la relation entre guerre coloniale et troubles mentaux, mais l’essentiel dans cette bible du tiers-mondisme (dixit l’éditeur Maspéro) est bien de convaincre de la nécessité d’une révolution dans les pays colonisés, avec passage obligé par une phase de violence[viii]. Cela étant, il est permis de penser que le principal intérêt de ce livre, aujourd’hui, réside dans la critique formulée par l’auteur, dès 1961, à l’encontre de la « bourgeoisie nationale » des pays nouvellement indépendants. Il dénonce« l’inégalité dans l’enrichissement et dans l’accaparement », les « gangs » où « l’esprit jouisseur domine », qui « ne servent à rien » sinon à faire le lit du néocolonialisme[ix]. Fanon stigmatise également les partis uniques, les « dictatures tribales »[x], la pléthore administrative[xi].
D. Macey souligne à juste titre (p. 515) la contradiction inhérente aux Damnés de la terre, ouvrage dans lequel Fanon théorise à la fois le détournement de la révolution par la bourgeoisie nationale et, à partir de l’exemple algérien, la possibilité pour un peuple de se gouverner lui-même et de résister aux tendances corruptrices : « Il faut avant tout se débarrasser de l’idée très occidentale, très bourgeoise donc très méprisante que les masses sont incapables de se diriger »[xii]. Fanon, on le sait, n’a pas vécu assez longtemps pour savoir laquelle de ses deux théories était la bonne !
Si l’histoire du XXe siècle a fait le lit du Fanon révolutionnaire, elle lui a donné raison avec l’accession des colonies à l’indépendance. Pourtant la Martinique elle-même, devenue département français à l’issue de la deuxième guerre mondiale[xiii], n’a jamais réclamé son indépendance, une « exception » face à laquelle un fils de l’île ne pouvait rester indifférent. Deux articles[xiv] d’EL Moudjahid lui sont consacrés,plutôt optimistes à l’égard d’une indépendance future. Dans le premier, Fanon décrypte les signes d’une renaissance culturelle antillaise, prolégomènes de l’émergence d’une nation martiniquaise. Dans le second, il interprète les émeutes sanglantes de décembre 1959[xv]comme la « première manifestation de l’esprit national antillais ». En privé, l’apôtre de la révolution violente se montrait cependant moins optimiste. Un Guyanais, le docteur Bertène Juminer, rapporte les propos suivants de Fanon à propos de ces émeutes : « Il s’agit d’un simple défoulement, un peu comme certains rêves érotiques. On fait l’amour avec une ombre. On souille son lit. Mais le lendemain tout rentre dans l’ordre. On n’y pense plus »[xvi]. On ne saurait mieux dire et ce ne sont pas les « événements de 2009 », cinquante ans plus tard, qui pourraient en faire douter[xvii].
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La biographie de Macey demeure l’irremplaçable porte d’entrée à Fanon auteur et acteur de la révolution après la fin de la deuxième guerre mondiale. Bien au-delà d’une simple introduction, il s’agit d’une étude approfondie qui replace Fanon dans le contexte intellectuel de l’époque et souligne ce que furent ses apports à la réflexion sur la négritude, la colonisation et la décolonisation. Par contre, on y chercherait en vainement le Fanon intime. Tout au plus apprend-on qu’il eut une fille, Mireille, née en 1948, avant d’épouser Marie-Josèphe Dublé dite Josie dont il eut un fils, Olivier, né en 1955. Une telle lacune est gênante à propos de l’auteur de Peau noire, masques blancs, ouvrage dans lequel il souligne l’aliénation des femmes noires (comme les héroïnes de Mayotte Capécia[xviii]) qui cherchent désespérément à épouser un Blanc.Or Michelle B, la maîtresse de Fanon, comme Josie sont deux Blanches. Et Fanon s’est marié en 1952, l’année même où il proclamait dans un livre son « besoin de se perdre dans la négritude absolument »[xix]. D. Macey ne s’étend pas là-dessus, se contentant de remarquer qu’« il est toujours dangereux d’accuser quelqu’un de mauvaise foi [‘l’inauthenticité’ de Mayotte Capécia, en l’occurrence] sans y sombrer à son tour » (p. 193).
Pour finir, deux erreurs factuelles à corriger. Il n’est pas exact, contrairement à ce qui est écrit p. 146, que les trois pièces de théâtre écrites par Fanon (en 1949) aient toutes disparu. Deux d’entre elles, L’Œil se noie et Les Mains parallèles sont désormais publiées[xx]. Les tapuscrits avaient été remis à Mireille Fanon-Mendès France, la fille de Fanon, par le frère de ce dernier, Joby Fanon, dans les années 1980. Sachant que D. Macey s’était entretenu avec M. Fanon-Mendès France lorsqu’il préparait sa biographie, et que les tapuscrits ont été déposés à l’IMEC dès 2001, il est surprenant qu’il ait laissé passer cette erreur. Il n’est pas exact non plus (p. 90) – et dans ce cas c’est plus grave, en raison de ce que cela laisse supposer de l’attitude de Césaire envers Fanon – que le maître martiniquais ait rejeté du recueil Moi, laminaire, publié au Seuil en 1982, le poème qu’il avait consacré à Fanon[xxi].
[i] D. Macey, p. 203. Peau noire…, éd. du Seuil, p. 93.
[ii] Léopold Sédar Senghor, « Ce que l’homme noir apporte », L’Homme de couleur (1939).Peau noire…, op. cit., p. 102).
[iii] D. Macey, p. 200.
[iv] Peau noire…, p. 109.
[v]Peau noire…, p. 183, 185, 186.
[vi] Peau noire…, p. 187.
[vii] D. Macey, p. 429 et Sociologie d’une Révolution (2e éd. deL’An V…), 1966, p. 83.
[viii] « Le colonisé découvre le réel et le transforme dans le mouvement de sa praxis, dans l’exercice de la violence, dans son projet de libération », Les Damnés…, chap. 1, « De la violence », éd. La Découverte/Poche, p. 59. Voir également la préface de J.-P. Sartre : « le colonisé se guérit de la névrose coloniale en chassant le colon par les armes » (p. 29).
[ix] Les Damnés…, chap. 3, « Mésaventures de la conscience nationale », p. 149, 165, 167, 169.
[x] Les Damnés…, p. 175.
[xi] « … parce que de nouveaux cousins et de nouveaux militants attendent une place et espèrent s’infiltrer dans les rouages », Les Damnés…, p. 177.
[xii] Les Damnés…, p. 179.
[xiii] Loi du 19 mars 1946 transformant les colonies de la Martinique, la Guadeloupe, la Guyane et la Réunion en départements français, dont le rapporteur fut Aimé Césaire.
[xiv] Repris in Frantz Fanon, Pour la révolution africaine, écrits politiques, Maspéro, 1964.
[xv] Trois morts abattus par les CRS.
[xvi] D. Macey, p. 445 et B. Juminer, « Hommage à Frantz Fanon », Présence africaine, n° 40, 1962, p. 139.
[xvii] Au premier trimestre 2009 un mouvement social de grande ampleur s’est traduit par une grève générale de plusieurs semaines en Guadeloupe et en Martinique. Cette situation pré-insurrectionnelle n’a cependant amené aucun changement notable aux plans politique ou social.
[xviii] Mayotte Capécia (Lucie Combette), Je suis Martiniquaise (1948), La Négresse blanche (1950).
[xix] Peau noire…, p. 109 et D. Macey, p. 202.
[xx] Les deux pièces sont publiées in Frantz Fanon, Écrits sur l’aliénation et la liberté, La Découverte, 2015.
[xxi] « Par tous mots guerrier-silex ». D. Macey ne mentionne d’ailleurs pas précisément Moi, laminaire mais un recueil intitulé Poésie (?).