Scènes

Théâtre-Martinique : « Le Patron » d’Alfred Alexandre

Cela se murmurait dans le milieu du théâtre martiniquais. Depuis qu’une deuxième pièce de ce jeune auteur a été montée sur les planches, cela ne fait plus de doute : une voix est née. On connaissait déjà le style puissant des romans d’Alfred Alexandre[i], à forte dimension sociale, on avait ressenti l’émotion produite par la dispute tragique des deux frères de La Nuit caribéenne, sa première pièce, créée en 2010, Le Patron confirme son sens du dialogue sur un mode moins violent quoique loin d’être apaisé[ii].

Ils sont deux dans un bar, après la fermeture, ressassant leurs malheurs. Ce bar est comme une île. Il va à vau-l’eau. Et c’est toute ma vie qui est pareil, dira la femme, celle du patron du titre de la pièce, parti pour toujours, on découvrira progressivement pourquoi. Son interlocuteur est le videur du bar, qui fut le confident du patron, le compagnon de ses virées. Il s’incruste dans une petite chambre de l’appartement au-dessus, malgré ses griefs envers la patronne qui ne cesse de le rabaisser. Elle menace de le chasser, mais elle est si seule…

La première réplique donne le « la » de ce texte qui mâtine sa dureté de poésie.

LA PATRONNE : Va falloir m’expliquer ce que tu fous encore, la gueule au vent, chez moi, à cette heure-ci. Allez ! Allume la lumière, que je te vois dans toutes tes manigances.

Et un peu plus loin, de la même : Je sais parfaitement ce que tu fais là. Je sais très bien pourquoi chaque soir, depuis deux semaines, tu viens poser ton ombre dans mes archipels et dans mon isolement.

Alfred Alexandre

Un cyclone se prépare, circonstance exceptionnelle, la hargne de la patronne semble s’atténuer : Toute cette attente, comment veux-tu que ça ne m’enlève pas le repos ? Toute cette attente… Tout ce mauvais temps qui vient et qui ne vient pas. C’est comme si on était sans boussole…Comme si on s’était perdus tous les deux ! Sans une carte pour se repérer entre les océans.

Ce n’est qu’un moment de répit, les deux solitaires, écorchés vifs, sont voués à se déchirer, tandis que l’ombre de l’absent ne cesse de planer au-dessus d’eux.

LE VIDEUR : Que ça fait trois mois que je travaille ici, trois mois que toutes les paroles que vous faites descendre sur moi, elles ont l’odeur de la charogne.

Jusqu’à leur éventuelle rédemption… s’ils ne sont pas déjà trop abîmés par l’existence… On pense aux écrivains américains, à O’Neill, à Faulkner pour la dureté des dialogues et l’horizon irrémédiablement bouché.

La patronne est interprétée par Lucette Salibur, LA tragédienne de la scène martiniquaise à la diction toujours parfaite, un rôle dans lequel elle donne toute sa mesure. Elle est totalement crédible dans les états d’âme de son personnage à la fois fort et vulnérable, rongé par une souffrance qu’il voudrait ravaler mais qui finit par le submerger. Son partenaire, Éric Delor, joue avec autorité une partie il est vrai moins complexe, celle d’un homme dont les airs de faux dur ne dissimulent pas longtemps la fragilité et la soif d’amour.

Le décor est minimaliste : deux chaises, une table basse, en accord avec la M.E.S de Ruddy Silaire, sans fioritures, qui se contente, fort justement, de coller au texte dont les deux comédiens se font les porte-voix.

Le Patron d’Alfred Alexandre, création Tropiques-Atrium, Fort-de-France, 23 janvier 2018.

 

 

 

[i] Bord de Canal, Paris, Dapper, 2005, prix des Amériques insulaires 2006,

Les Villes assassines, Paris, Ecriture, 2011,

Le Bar des Amériques, Montréal, Mémoire d’encrier, 2016.

[ii] Les deux pièces sont publiées aux Editions Passage(s), coll. « Libres courts au Tarmac », Caen, 2016.