C’est toujours un plaisir de se retrouver au palais de l’Archevêché, à Aix-en-Provence, le lieu mythique du festival d’opéra, pendant de la cour d’honneur du Palais des papes en Avignon pour le festival de théâtre. Ce soir-là, cependant, ce n’était pas pour Mozart que le palais avait ouvert ses portes mais pour le Ballet Preljocaj qui présentait devant son public (puisqu’il est installé à Aix depuis bientôt trente ans) trois pièces de son répertoire. Trois pièces au demeurant très différentes, de quoi se faire une idée – certes partielle – de la palette du maître (à l’exclusion, entre autres, des chorégraphies qui revisitent les grands ballets classiques).
Annonciation (1995)
Un duo pour deux danseuses dans lequel on peut voir bien des choses si l’on n’est pas prévenu par le titre parfaitement explicite puisque la pièce met bien en présence Marie et « l’ange » (l’archange Gabriel) chargé de lui apprendre qu’elle est choisie « entre toutes les femmes » pour enfanter un Sauveur. Selon l’interprétation qu’en donne Preljocaj – conforme à maints tableaux anciens – c’est l’ange qui transmet en même temps à Marie le germe de vie, ce que celle-ci ressent dans sa chair, au point que, dans la pièce, elle devienne à un moment absolument inerte, comme morte. Malgré son propos explicite, la danse, dans Annonciation, apparaît souvent abstraite et parfois, chez l’ange, à la limite de l’expression, corporelle. C’est en tout état de cause la pièce la plus difficile de ce programme.
Torpeur (2023)
Changement radical d’ambiance avec cette pièce très récente qui s’ouvre sur l’apparition de six couples bondissants. Puis cette ambiance survoltée se défait, s’assagit conformément, à nouveau, au titre, avant ce que le chorégraphe présente à juste titre comme une épiphanie. On admire particulièrement les tableaux où les danseurs sont groupés, d’abord debout, jouant avec leur bras comme les tentacules d’une anémone de mer géante, puis tout à fait à la fin, le sommet de ce programme, lorsque les danseurs, après s’être mutuellement déshabillés pour ne garder que leurs sous-vêtements, s’allongent sur le plateau, forment un grand cercle et enchaînent des figures lentes, jouant des bras, des jambes, se prenant et se défaisant sans jamais rompre le cercle.
Noces (1989)
Dix danseurs au lieu des douze de Torpeur dans cette pièce mais il ne faut pas s’y tromper car la troupe apparaît d’emblée renforcée par la présence de deux êtres (?) immobiles (inanimés?) assis dans un coin du plateau et vêtus d’une sorte de robe blanche qu’il faut bien interpréter – titre oblige encore – comme une robe de mariée. On découvrira quand ils « entreront dans la danse » qu’il s’agit de poupées de son grandeur nature habillées en mariées et appelées à devenir bientôt non pas deux mais cinq. Idem pour les bancs, seuls autres accessoires de la pièce. Il est normal que des bancs soient présents pour asseoir les invités à une noce : ils sont donc deux au début, disparaissent et deviennent cinq à la fin, bancs avec lesquels les danseurs jouent comme avec les poupées. Dans son texte de présentation de la pièce, le chorégraphe fait référence aux noces des Balkans où la mariée est censée n’apparaître que tardivement (d’où les poupées reléguées au départ dans un coin) : alors, écrit Preljocaj, « s’offrant comme une forme renversée d’un rituel funèbre, elle verserait les larmes en s’avançant vers le rapt consenti ». De fait, il y a du rite dans ces Noces et de la gravité mais il y a aussi tous les amusements des invités, y compris les agaceries des garçons qui tentent de soulever les jupes des filles. Et quand les danseurs se mettent à voltiger les poupées en robe de mariée (photo), sans souci de les voir atterrir brutalement, il y a certes de la violence mais celle-ci se déroule devant tant de bonne humeur communicative qu’on peut la percevoir aussi bien comme un jeu, certes insolite.
Questions d’interprétation ; après tout il est banal de dire qu’une œuvre artistique échappe à son créateur dès qu’elle rencontre le public. Ajoutons simplement pour finir que la deuxième soirée à l’Archevêché s’est achevée sur une note inhabituelle avec les adieux de l’un des danseurs, vraisemblablement atteint par la limite d’âge. Disons que ça ne paraissait en aucune manière et qu’il semble promis à un avenir prometteur, quel qu’il soit.
Théâtre de l’Archevêché, Aix-en-Provence, 1er et 2 août 2024.