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Deux dictionnaires des écrivains francophones classiques

Christiane Chaulet-Achour (dir.), Dictionnaire des écrivains francophones classiques – Afrique Subsaharienne, Caraïbe, Maghreb, Océan Indien, Paris, Honoré Champion, 2010, 472 p., 19 €.
Corinne Blanchaud (dir.), Dictionnaire des écrivains francophones classiques – Belgique, Canada, Québec, Luxembourg, Suisse romande, Paris, Honoré Champion, 2013, 574 p., 22 €.

Dico Ecriv francophonesVoici grâce à la maison Champion deux ouvrages qui s’avèreront très précieux autant pour les spécialistes que pour les amateurs de la littérature francophone. L’adjectif est à prendre ici au sens courant (mais contesté) de « français hors la France ». À considérer les choses de plus près, la définition est cependant moins large que celle retenue pour l’Organisation internationale de la Francophonie (1), puisque les auteurs recensés dans les dictionnaires appartiennent aux pays ayant le français pour langue officielle et non pas simplement « le français en partage ».  Mais comme toute règle souffre quelques exceptions, on en trouve ici et dans les deux sens, avec d’une part des écrivains français d’outre-mer (2) et d’autre part des Libanais et des Égyptiens. Tout dictionnaire a ses limites ; il suffit de les connaître.

Telle que se présente l’entreprise – la première du genre – elle est suffisamment impressionnante avec 47 collaborateurs et 105 écrivains retenus dans le premier volume, 107 collaborateurs pour 150 écrivains dans le second. Il s’agit des écrivains « classiques » mais qu’est-ce donc qu’un « classique » quand on a affaire à une personne vivant encore (ce qui est le cas d’une proportion non négligeable des auteurs recensés) ? Ch. Chaulet-Achour et C. Blanchaud mettent en avant un faisceau de critères : le fait d’être enseigné dans les écoles et lycées, de faire l’objet de recherches universitaires, d’être édité dans une « grande maison », d’avoir reçu des prix, d’être traduit dans d’autres langues que le français. Bien sûr, il s’agit là d’une définition très large car il n’est pas nécessaire qu’un écrivain satisfasse tous ces critères pour être retenu dans l’un ou l’autre des dictionnaires.

On ne devrait pas s’intéresser au palmarès par pays, qui dépend de trop de facteurs extra-littéraires (l’ancienneté de l’usage de la langue française, l’importance de la population, le taux d’alphabétisation, les aléas de la sélection des « classiques » en particulier), il en ressort néanmoins une supériorité écrasante de la Belgique et du Canada, au Nord, avec respectivement 53 et 51 auteurs (dont 44 québécois). Au Sud, où les chiffres sont nécessairement plus bas, l’Algérie (13 auteurs) devance Haïti d’un point. La fécondité littéraire tout à fait exceptionnelle de la Martinique, petite île de 400.000 habitants, se vérifie avec pas moins de 8 écrivains retenus dans le premier volume, soit par ordre alphabétique (mais l’ordre alphabétique fait ici bien les choses à considérer les trois premiers) : Césaire, Chamoiseau, Confiant, Desportes (3), Fanon, Glissant, Placoly, Zobel. Et l’on ne doit pas voir là-dedans une influence excessive des chercheurs du département des Lettres de l’Université des Antilles et de la Guyane puisqu’aucun d’entre eux ne figure parmi les collaborateurs de ces deux dictionnaires…

La sélection des auteurs jugés dignes de figurer dans le Dictionnaire des écrivains francophones classiques  est fatalement contestable, on l’a dit. Les deux directrices reconnaissent que la part des femmes (de l’ordre d’un cinquième) est sans doute trop faible et elles posent la question de la diffusion de leurs œuvres. Mais pourquoi, par exemple, la Québécoise Carole Fréchette (née en 1949, donc bien avant Jean-Philippe Toussaint, né lui en 1957, l’un des benjamins de la sélection) n’est-elle pas présente, à côté de son homonyme Louis Fréchette (1839-1908), le premier « poète national » des Canadiens français. Avec une quinzaine de pièces de théâtre, dont certaines traduites et jouées dans de nombreux pays, et deux romans, elle soutient aisément la comparaison avec bien des écrivains retenus. En l’intégrant, on aurait fait d’une pierre deux coups : reconnaître une écrivaine supplémentaire tout en renforçant la place, également fort réduite, des auteurs de théâtre. Surprend également l’absence de Joyce Mansour (1928-1986), égérie des surréalistes mais surtout poétesse aux images puissantes et souvent mortifères (4). Bien qu’anglaise par l’état-civil, elle était d’Égypte pour y être née, y avoir passé toute sa jeunesse, s’y être mariée et avait donc sa place dans le premier dictionnaire. Autre oubli de taille, celui de Dany Laferrière (né en 1953), entré à l’Académie française en 2013, qui aurait pu figurer aussi bien dans le premier dictionnaire (en tant qu’Haïtien) que dans le second (comme Québécois).

A l’inverse, la présence de certains auteurs surprend. Que vient faire par exemple l’essayiste Denis de Rougemont (1906-1985) dans un dictionnaire d’« écrivains » ? (5) Cela étant, l’auteur de la notice a raison de citer quelques lignes du Journal d’un intellectuel au chômage (1937), un ouvrage de Rougemont plus actuel que jamais. A ce propos, il est dommage que les articles ne citent pas systématiquement au moins quelques lignes particulièrement représentatives du style de chaque auteur. Comment une simple évocation de la vie aventureuse de la poétesse haïtienne Ida Fauvert (1882-1969), pour intéressante qu’elle soit, pourrait-elle donner envie de lire son œuvre si l’auteur de la notice qui lui est consacrée (Jean-Durosier Desrivières) ne nous donnait à lire ses vers à plusieurs reprises ?

Un dictionnaire encyclopédique présente l’immense avantage d’apprendre au lecteur une foule de choses sur des sujets que, pour la plupart, il ignore. En position de récepteur passif, il est en général peu à même de porter un regard critique. Il n’empêche qu’on ne peut pas lire sans sursauter dans l’article consacré à Édouard Glissant que ce dernier aurait été en contact avec des artistes et intellectuels qui auraient trouvé refuge à la Martinique pendant la dernière guerre mondiale. Et de citer Breton, Depestre, Lam, Levy-Strauss. S’il est vrai que grâce à l’entregent et la détermination de Varian Fry, un Américain, des artistes et intellectuels menacés par, ou hostiles au nazisme, qui ont quitté Marseille en bateau à destination des États-Unis se sont bien arrêtés en Martinique, il ne s’agissait que d’une escale qui a duré moins de deux mois (24 avril – 16 mai 1941), et s’il est vrai que Césaire a fait alors la connaissance d’André Breton et des peintres André Masson et Wifredo Lam, il est plus que douteux que le jeune Glissant, qui n’était pas l’élève de Césaire, ait eu l’occasion, à douze ans, de « rencontres déterminantes » avec ces éminents personnages, d’ailleurs persona non grata et consignées au début de leur séjour au camp du Lazaret par les autorités vichystes qui dirigeaient l’île à ce moment-là.

Quoi qu’il en soit de ce point particulier, ces deux dictionnaires sont une mine de renseignement. On y découvre des auteurs qui ne sont pas tous restés dans le secret de leur cabinet. Au fil des notices, les écrivains semblent moins que d’autres les jouets de leur époque. Beaucoup s’engagent à l’instar de Cendrars, citoyen d’un pays neutre qui se fait soldat pendant la première guerre mondiale (où il perdra un bras), ou tel autre qui ralliera les brigades internationales en Espagne, ou tel autre encore qui entrera dans la Résistance. D’autres, il est vrai, se sont distingués de manière moins glorieuse, emprisonnés pour dette ou pour s’être battu en duel.  Au Sud, il y a encore tous ceux qui ont lutté pour l’indépendance de leur pays, ou contre les dictateurs qui confisquèrent le pouvoir une fois celle-ci acquise, ceux qui ont connu la prison, l’exil. Ces dictionnaires leur rendent hommage et ils sont aussi utiles pour cela.

De copieux index permettent une lecture transversale des notices. Découvre-t-on, par exemple, au fil de la lecture du Dictionnaire consacré aux pays du Nord, qu’un certain abbé Casgrain a joué un rôle essentiel dans le « mouvement littéraire de 1860 », le premier du genre dans la Vieille Province, et l’index nominum nous conduit immédiatement vers tous les auteurs qui subirent l’influence de l’abbé. On peut aussi bien utiliser en sens inverse cet index. Veut-on, autre exemple, essayer de mesurer l’influence d’un intellectuel martiniquais comme René Ménil, fondateur avec Césaire de la revue Tropiques, on la découvre finalement plutôt limitée – s’il faut en croire le premier Dictionnaire, celui consacré au Sud – puisque son nom n’apparaît que dans les notices de Desportes, Césaire et Placoly.

Ces deux dictionnaires, on l’aura compris, sont des instruments de travail à ranger sur tous les rayons « Francophonie » des bibliothèques des particuliers comme des institutions.

 

 

 

  1. Celle-ci, néanmoins, n’est pas loin puisque le premier volume est préfacé par le recteur de l’Agence Universitaire de la Francophonie, Bernard Cerquiglini, un ami de Mondesfrancophones.
  2. Mais pas du Pacifique. On aurait pourtant aimé au moins une rubrique consacrée au Néo-Calédonien Jean Mariotti (1901-1975).
  3. La notice consacrée à Georges Deportes (1921- ) est due à Huguette Emmanuel-Bellemare qui signe par ailleurs la présentation d’Une tempête de Césaire dans la petite collection « Littérature Sud – Entre les lignes », chez Champion.
  4. Cf. Dimitri Dimitrievich, « Joyce Mansour cruelle et crue », http://mondesfr.wpengine.com/espaces/pratiques-poetiques/joyce-mansour-cruelle-et-crue/
  5. La même remarque vaudrait pour Frantz Fanon.