Il existe à Aix-en-Provence un Centre International des Arts en Mouvement (CIAM), une école de cirque qui organise tous les ans un festival, à l’automne. L’intitulé peut surprendre mais il convient pour subsumer deux spectacles, sans rapport avec le CIAM, vus récemment à Aix.
Mickaël Le Mer : Les Yeux fermés
Dans ce lieu mythique qu’est le Pavillon Noir, construit en 2006 par l’architecte Eric Riciotti pour abriter le ballet d’Angelin Preljocaj, ce dernier invite régulièrement des spectacles d’autres chorégraphes, permettant ainsi au public aixois de découvrir des sensibilités, des esthétiques très différentes.
La pièce de Mickaël Le Mer créée au festival Suresnes Cité Danse en janvier 2023 est directement inspirée d’une visite au musée Soulage à Rodez et, de fait, nous nous trouvons en présence d’une sorte « d’œuvre au noir » dansée par quatre filles et quatre garçons vêtus uniformément d’un short noir et d’une chemise gris foncé, qui se déplacent pendant une grande partie du spectacle dans une sorte de pénombre, avec des lumières très localisées qui n’éclairent jamais entièrement les corps des danseurs, lesquels, pendant longtemps, n’auront aucun contact entre eux, demeurant d’abord alignés frontalement et dos puis face au public avant de commencer à se déplacer chacun sur des lignes parallèles partant du bord de scène. Cette première partie de danses solitaires mais néanmoins coordonnées, avec ces lumières qui n’éclairent que partiellement les danseurs, introduit d’emblée les spectateurs dans un univers extrêmement personnel. M. Le Mer parle à propos de sa pièce de « corps en mouvement en train de transiter entre ces noirs et ces lumières ». Il dit encore : « Les Yeux fermés n’est pas une pièce comme les autres où la danse se travaille pour que la lumière vienne se poser dessus. Ici c’est presque l’inverse ; nous avons commencé par une écriture des lumières et la danse est venue se poser dessus » (in Danse Canal Historique). Un univers qui n’existerait donc pas sans la collaboration de Nicolas Tallec aux lumières (et la musique originale, quelque peu planante de David Charrier).
Par la suite, lorsque la danse devient interactive, l’éclairage s’intensifie progressivement, le mur du fond et même le sol deviennent des miroirs quadrillés, il y a des jeux de caméras, à la fin des fins le public pourra lui-même se contempler filmé et projeté sur le mur du fond. On pourrait croire que le recours à une technique sophistiquée modifie radicalement l’atmosphère de la pièce. Il n’en est rien. Elle se complexifie, certes, comme elle devient au cours de son déroulement plus esthétique, plus physique, tout en demeurant l’objet mystérieux et serein du prologue.
Les figures font alors appels à plusieurs danseurs, souvent trois à la fois. Comme dans beaucoup de pièces désormais, le hip hop est mis à contribution, mais un hip hop transformé où l’on reconnaît à peine celui qui se montre dans les battles, ce qui n’enlève rien de sa virtuosité.
Les Yeux fermés par la compagnie S’Poart (prononcer « espoir »), dir. Mickaël Le Mer, La Roche sur Yon. En tournée au Pavillon Noir, Aix-en-Provence les 3 et 4 mai 2023.
Yaron Lifschitz : Humans 2.0
C’est cette fois en face du Pavillon Noir, dans le Grand Théâtre de Provence, construit par le cabinet italien Gregotti et Colao en 2007, que l’on pouvait assister à trois représentations du Circa Contemporary Circus. A côté, dans ce même nouveau quartier baptisé « forum culturel » de la ville, s’élève le bâtiment spectaculaire de Kengo Kuma qui abrite depuis 2013 le nouveau conservatoire de musique. A proximité immédiate se trouve la Cité du livre (ex Bibliothèque Méjanes, qui abrite en particulier la Fondation Saint-John Perse) installée depuis 1989, après rénovation, dans une ancienne usine d’allumettes abandonnée depuis 1972. Autant dire que le visage de la ville s’est complètement transformé sur le plan culturel. Il semble loin le temps où le festival « Mozart » du mois de juillet était cantonné à la cour de l’Archevêché et où le charmant mais petit théâtre du Jeu de Paume (ouvert en 1787, rénové en 2000) était le seul lieu propre à accueillir des spectacles pendant l’année. Pour compléter le tableau, on peut rappeler que la Ville d’Aix fut partie prenante de « Marseille-Provence, capitale européenne de la culture » en 2013.
Le Grand Théâtre qui comporte pour sa part 1400 places a fait le plein pour les trois soirées du Circa Circus. Neuf acrobates gymnastes (quatre femmes et cinq hommes) « chorégraphiés » par Yaron Lipschitz, venus de la lointaine Australie, ont présenté un spectacle impressionnant de force et de maîtrise baptisé Humans 2.0. Pourquoi un tel titre ? Expression mystérieuse pour beaucoup, « 2.0 » vient de « web 2.0 » qui renvoie à une évolution majeure du web, laquelle a permis de faciliter les échanges et la création des réseaux sociaux. Alors peut-être ce titre est-il là pour signifier qu’il y aura des échanges au plus haut degré entre les circassiens qui constituent ce spectacle ? A défaut d’échanges véritables, ce dernier est construit en tout cas sur des interactions constantes entre ces participants, la plus typique étant lorsque l’une des acrobates s’élance et s’élève en l’air pour être reçue, allongée à l’horizontale, dans les bras d’un autre, debout, qui la fera se retourner sur place à plusieurs reprises à la force des bras. Il y a également des lancers comme lorsque deux acrobates en projettent une autre vers le sommet d’un pyramide humaine, etc. Cette pièce qui donne également l’occasion de revisiter les diverses figures de la gymnastique confirme tout ce que celle-ci et la danse ont, à la base, en commun.
Un grand cercle blanc posé sur le plateau noir délimite l’espace de jeu ; les circassiens y entrent et en sortent suivant les numéros, la plupart d’entre eux étant exécutés sans accessoire, ce qui renforce la parenté avec la danse. Font exception deux numéros au tissu aérien et, le moins technique mais le plus poétique, celui où l’on se renvoie un trapèze sans l’utiliser, ou à peine. Les changements de costumes accompagnent les humeurs différentes de la pièce. On sort de Humans 2.0 impressionné par la maîtrise des interprètes, leur force, leur adresse. Humans ? C’est plutôt « sur-humains » qu’il faudrait dire !
Humans 2.0 par la compagnie Circa Contemporary Circus, dir. Yaron Lifschitz, Australie. En tournée au Grand Théâtre de Provence, Aix-en-Provence, 3 au 5 mai 2023.