N° 23, « Art et détournement », janvier 2019, 292 p., 23 €.
Chaque nouvelle livraison de la revue annuelle Recherches en Esthétique est attendue avec impatience par les amateurs d’art, tant les numéros successifs se sont révélés à chaque fois passionnants. Des numéros thématiques qui interrogent les rapports de l’art avec un certain nombre de concepts ou de pratiques – pour s’en tenir à quelques numéros récents : l’insolite, le trouble, les transgressions, l’engagement, le hasard, l’action – et qui ménagent, Martinique oblige, un espace pour présenter certains artistes de la Caraïbe, cette belle et savante revue, assortie de reproductions en noir et blanc ou en couleur, étant publiée en effet à Fort-de-France par les soins d’un professeur d’esthétique et critique d’art à l’Université des Antilles. Ce dernier, Dominique Berthet, fait appel à des auteurs d’origines diverses, souvent éminents, et l’on retrouve ainsi avec plaisir dans chaque numéro ou presque les contributions de Dominique Chateau et Marc Jimenez, deux professeurs émérites de la Sorbonne qui apportent une expérience et un recul qui ne peuvent être que le fruit d’une longue pratique de leur discipline. Car l’esthétique – puisqu’il s’agit de cela – est depuis toujours un terrain miné, source d’innombrables cabales et controverses.
Le dernier numéro explore donc les « détournements » dans l’art. Ceux-ci peuvent prendre diverses formes qui réclament chacune des analyses particulières : détournement d’un objet usuel (le morceau de toile cirée dans la Nature morte à la chaise cannée de Picasso (1912), les ready-made) ; détournement d’une œuvre existante, pratique bien plus ancienne que la Joconde moustachue de Duchamp dans la mesure où les peintres n’ont cessé de se copier (l’Olympia de Manet « inspirée » du Titien et de Goya qui elle-même « inspirera » Une moderne Olympia de Cézanne, etc.) ; détournement de l’œuvre, enfin, par le spectateur.
Comment interpréter ces pratiques ? Pour s’en tenir aux exemples « d’imitation » précédents, qu’y a-t-il de commun entre les démarches de Manet ou Cézanne, d’un côté, et Duchamp de l’autre ? Peut-être l’idée de révolution, les premiers entendant révolutionner la peinture tandis que le dernier s’attaque au fait même de l’art. Ce qui n’empêche pas une certaine révérence envers les maîtres du passé : les imiter, les travestir même, n’est-ce pas reconnaître leur importance ?
Les révolutions artistiques peuvent-elles contribuer à la révolution tout court ? Certains en ont rêvé. Concernant précisément la pratique du détournement, Bruno Péquignot cite dans son article la définition proposée par le premier numéro de l’Internationale situationniste (juin 1958) :
« S’emploie par abréviation de la formule détournement d’éléments esthétiques préfabriqués. Intégration de productions actuelles au passé des arts dans une construction supérieure… Le détournement à l’intérieur des sphères esthétiques anciennes est une méthode de propagande qui témoigne de l’usure et de la perte d’importance de ces sphères » (p. 18).
Chez Debord et les « situs », la déconstruction-reconstruction des œuvres d’art devait être une arme pour anéantir la « société du spectacle ». On sait ce qu’il en est advenu ! Ecoutons, à cet égard, le constat désabusé de Marc Jimenez qui s’entretient avec Dominique Berthet :
« Certes, on poursuit la critique de la production industrielle des biens et des images ; certes, on critique la pub, mais l’art postmoderne et post-avant-gardiste se fait facétieux, désabusé ou divertissant, et le monde de l’art, désormais, se contente largement d’un fonctionnement autoréférentiel, jusqu’à nos jours » (p.12).
Toute règle connaît des exceptions. M. Jimenez en souligne quelques-unes : des artistes féministes engagées, ou encore Banksi qui a déguisé le David de Michel Ange en terroriste, détourné le Radeau de la Méduse en soutien aux migrants.
Les frasques de l’art contemporain ne choquant plus guère, le regardeur en est réduit à s’amuser à reconnaître l’origine de telle ou telle pièce qui est le produit d’un détournement. On peut alors se demander, avec Christian Ruby, si les œuvres les plus provocatrices ne sont pas désormais le fait des internautes qui usent de « stratégies de débord à l’égard des images d’œuvres d’art ou de titres de tableaux afin de construire la critique des institutions culturelles et des habitudes de spectateurs » (p. 36).
On voudrait également signaler ici – même si elle ne concerne que marginalement la pratique des détournements – la contribution théorique de Fernando Rosa Dias (magistralement traduite du portugais) qui condense en une dizaine de pages l’évolution de l’art plastique depuis les icônes du Moyen-Âge, en exploitant la distinction deleuzienne de l’optique (la vision éloignée qui permet de saisir la signification de la scène représentée sur les tableaux de l’époque classique) et de l’haptique (la vision de près, en germe dans l’impressionnisme, qui brouille l’ensemble et force à se focaliser sur le détail, comme dans le cubisme, l’art abstrait), jusqu’au degré zéro de l’image (les monochromes), la suite ne pouvant être que le retour à la figuration, sinon à l’art tel qu’on l’entendait jusque-là puisque, désormais, ce n’est plus « l’œuvre qui fait l’art pour sa qualité artistique » mais « l’art qui justifie l’œuvre » de manière parfaitement tautologique : c’est de l’art puisque je dis que c’est de l’art, le « je » en question pouvant être l’artiste auto-proclamé, un marchand, un commissaire d’exposition, un critique, un collectionneur… F.Rosa Dias conclut son article sur la dénonciation du « nouvel académisme, qui n’appartient plus à l’œuvre d’art et à sa dimension poïétique, mais à un académisme institutionnel du monde de l’art et à sa valorisation, un néo-académisme qui survient lorsque la critique de l’institution d’art est intégrée et légitimée par le fonctionnement même de celui-ci – où toute médiation optique et haptique de l’œuvre est emprisonnée dans une dimension conceptuelle de ‘l’art’ » (p. 63).
On ne saurait évidemment recenser ici les vingt-cinq articles (sans compter les revues de livres) de ce très riche numéro de Recherches en Esthétique. Il serait néanmoins dommage de ne pas au moins citer le focus de D. Berthet sur la Chèvre de Picasso (détournement d’objets) et les divers avatars de LHOOQ (détournement de la Joconde de Léonard de Vinci), l’article d’Isabel Nogueira sur l’avant-garde russe, celui d’Hugues Henri sur « Panchounette », branche bordelaise tardive du situationnisme, celui de Valentine Plisnier sur le Dîner de têtes, une photographie de Tony Saulnier.
La couverture de la revue reproduit une sculpture du Béninois Dominique Zinkpé faite d’un empilement « d’ibedjis », petites statuettes en bois représentant des jumeaux décédés.