Son baille lavoix, puis malement
voix baille languaige
Monchoachi publie, toujours chez Obsidiane, la suite de ses « Mystères ». Après Lémistè 1, Liber America[i], une plongée dans l’univers antillais, creuset d’influences multiples, il effectue dans Lémistè 2, Partition noire et bleue, son retour aux sources spécifiquement africaines. Les deux ouvrages ont en partage un même lyrisme qui mêle à la quête de ce qu’il y a d’essentiel dans l’humanité, un humour toujours sous-jacent et une sorte de préciosité.
Monchoachi est un poète ouvertement réactionnaire qui ne se cache pas sa détestation pour le monde moderne. Dans le précédent recueil, il n’avait pas de mots assez durs pour décrire les ravages de la société de consommation, la régression qu’elle induit en détruisant les identités particulières, le matérialisme qui abolit l’indispensable dimension du sacré. Dans ce recueil-ci, il affirme plus précisément sa position dans l’introduction en prose d’une partie du texte. Il y dénonce en des termes on ne peut plus explicites « la rationalité rapetissante, standardisante, nivelante, le fatalisme morne généré par un culte obtus rendu à l’évolutionnisme, et une vision historisante calamiteuse du temps, l’engloutissement dans une vie privée de ‘monde’, l’horizon borné de mièvres jouissances, l’assujettissement à des réjouissances mesquines, à des plaisirs pitoyables, le pullulement de langages abjects, les rets sans cesse resserrés d’un mode artificieux, fabriqué, bref la dégradation et l’impuissance absolues fantasmagoriquement converties en progrès exaltant et en liberté souveraine » (p. 84).
L’Afrique est-elle encore capable de résister à ces désordres ? Elle a pu, écrit-il dans l’introduction d’une autre partie, préserver longtemps contre les illusions de la modernité, sa « perception du fabuleux hymen, la vision sublime de cette danse nuptiale, de cet étirement et de ce déploiement fondal », le « perpétuel va-et-vient », la « perpétuelle permutation » du « proche d’avec le lointain », de l’ « ici avec là-bas et ailleurs », du « présent, passé et venir ». En va-t-il encore ainsi aujourd’hui ? Son « incomparable hymne à la vie » (p. 136) résonne-t-il encore ? La dernière page du recueil n’incline pas à l’optimisme, car « qui sait encore écouter [les] histoires [des] vieilles femmes au bord de l’eau ? »
La poésie de Monchoachi se nourrit de ce double mouvement de révolte contre le monde moderne et de nostalgie d’un passé dont il voudrait sans doute croire qu’il n’est pas disparu pour toujours. Mais si Monchoachi est un homme aux convictions bien ancrées, elles restent à l’arrière-plan de sa poésie qui se révèle, dans Lémistè 2, comme un fabuleux hommage à l’Afrique éternelle, primordiale, tellurique, une Afrique où hommes et femmes ne font qu’un avec la nature qui nourrit leurs rites mystérieux et qu’ils égratignent à peine.
Le poète revient à plusieurs reprises sur la communion, la confusion entre la terre-mère et ses enfants.
La fillette qui s’engrossit au fur à furon et à fil elle rondit
et monde aussi augmente
Comme la terre nourricière, les femmes, les filles sont fécondes et à ce titre, les intermédiaires privilégiées de la relation entre les humains et la nature.
Noir le monde, meule dormante
terre fertile,
rouge lavie moun’, odorante,
blanc, parole eau,
silencieuse, graines de semailles
comme procession de filles torse nu
arc de lumière
Ou encore, cet aphorisme :
On pèche la silure dans une petite mare
et le silence dans la vulve de la mère
Les femmes, les mères, sont les plus enracinées dans la terre-mère ; elles sont porteuses du souvenir du temps des origines.
Cuisses écartées, les mères en sueur
Tremblantes battent des mains et
des pieds la terre qui a tout engendré, […]
la Poule du Coummencement
ensemble avec ses œufs,
l’igname et la bière, les haricots et les petits pois-terre
Et qui sait ce qu’elle sait
Femmes / Hommes : on est bien loin des femmes PDG et des « métrosexuels ». Chacune et chacun à sa place.
Fimelle le coquillage nacré, le poulpe
rai de lumière
dans les cavernes de la mer
Mâle « la fureur sacrée », l’esprit vengeur qui le premier
posa son pied sur la boue
et assécha la terre
Même séparation des rôles dans cette curieuse composition géographique :
Nord, direction néfaste, demeure vieilles femmes,
Sud, bons vents, porteurs de pluie
jeunes épousées aux hanches souples
Guerriers derechef dansant en cercle
passant de croissant au cercle,
bercent enfant qui grandit […]
L’éternel féminin se conjugue allègrement avec l’Afrique éternelle.
zyéux fémin
battement tit-bois yõnn’
battement quèquette coloquinte
déchirée rondie
La coquetterie n’empêche pas de jouer son rôle d’intercesseur avec les puissances de l’au-delà (à moins que ce ne soit justement ce qui les incitera à se montrer bienveillantes)
Douze jeunes filles parmi les griottes
trous beauté bord fesses,
douze servantes,
longues écharpes brodées
Pas de rite sans la part des hommes, sans le masque, tantôt figé dans un silence mortel, dans l’impénétrable l’arcane de ses yeux vides, tantôt plein de vie.
Nouveau masque aux yeux ardents,
masque aux yeux d’antilope
enchatonné de triangles noirs et rouges
peint oseille et sang sacrificiel
Monchoachi est un poète précieux. Ceci doit s’entendre au meilleur sens du terme. La poésie dite en vers libres est souvent décevante, lorsque la liberté n’est qu’une excuse pour la facilité. Rien de tel chez Monchoachi qui invente une langue faite de fulgurances, grâce à une syntaxe simplifiée alignant les propositions sans verbe, autant d’images riches de connotations qui se conjuguent de manière inattendue pour le lecteur.
Et que dire du vocabulaire ? L’irruption des mots et expressions tirés du créole antillais ou qui en sont directement inspirés sera peut-être perçue comme un maniérisme superflu, uniquement propre à perdre le lecteur auquel cet idiome est étranger. Il n’en est rien : il suffit pour s’en convaincre d’essayer de remplacer les mots créoles par leur traduction française (que l’on ne devrait pas avoir trop de mal à imaginer). La phrase n’est plus la même, la musique en est immédiatement moins colorée, moins vivante.
« Corps allégé du lãnmisè bésoin bisoin » : traduite en bon français (« le corps allégé de la misère et du besoin »), l’image reste sans doute poétique mais elle a perdu de son originalité et sa force n’est plus la même.
Au-delà du recours au créole, il y a chez Monchoachi un vrai bonheur de jouer avec les mots, en toute liberté … maîtrisée, comme dans ce tableau des lions arrêtés près d’un point d’eau.
Y font des choses (toutes sortes)
se lèvent et se couchent,
se couchent et se soient,
se couchent et s’assisent,
vont et viennent,
disposent eau (et) air,
Font toutes sortes […]
Ou dans le passage suivant, méditation baroque sur le mystère de l’univers et de la vie :
Toutes les ninivers qui or bitent
et toute la chose qui s’offre
les limbes qui tripotent les nuages
les vents qui broutent arbres
les graines qui clapotent colportent
monde invisible
Il faudrait encore parler de la typographie, particulièrement travaillée, et que l’on n’a pu reproduire ici. Les décalages successifs qui scandent la page éclairent le discours tout en ajoutant au propos une dimension proprement picturale. Parfois, une « fantaisie » typographique – qui n’en est pas vraiment une – signale l’importance d’un mot sur lequel le lecteur risquerait de passer top rapidement.
Pieds maïs-bois
fourrés d o u c e m e n t
deux par deux dans la terre
° °
°
Lavérité mècibondié pas ni lendreitt ni lenvès
Ni viz-à-vis
Ni douvant-dèyè
Monchoachi, Partition noire et bleue (Lémistè 2), Paris, Obsidiane, coll. « Les Solitudes », 2015, 155 p., 17 €.
[i] http://mondesfr.wpengine.com/espaces/pratiques-poetiques/lemiste-liber-america-de-monchoachi/