Deux ouvrages passionnants, signés respectivement par Ernstpeter Ruhe, professeur émérite de littérature romane à l’université de Würzburg, et Lilian Pestre de Almeida, qui enseigna la littérature francophone à l’université fédérale brésilienne Fluminense, entre autres, sont parus l’année dernière chez un éditeur allemand mais en français. Même s’ils abordent la question de la réception de Césaire respectivement dans le monde germanophone et dans le monde lusophone, ces ouvrages développent bien d’autres problématiques. On y trouvera une foule de détails, souvent inédits ou dispersés dans des articles de revues ou des actes de colloques, susceptibles d’intéresser tous les amateurs de l’œuvre de Césaire, de son œuvre littéraire s’entend. Chacun de ces ouvrages tourne autour d’une personnalité-clé qui fut en contact étroit avec le poète : l’Allemand Janheinz Jahn et l’Angolais Mario de Andrade.
Aimé Césaire dans les pays germanophones
Ernstpeter Ruhe, Une œuvre mobile – Aimé Césaire dans les pays germanophones (1950-2015), Würzburg, Königshausen & Neumann, 2015, 293 p.
C’est un touche-à-tout, polyglotte, Janheinz Jahn, qui fut de loin le principal introducteur en Allemagne de Césaire, après avoir découvert sa poésie, en 1951, à l’occasion d’une conférence de Senghor à l’Institut français de Francfort. Dès 1954 paraît Schwarzer Orpheus, une anthologie de la poésie moderne « africaine » qui recoupe en partie celle de Senghor (1948)[i]. Suivront plusieurs recueils bilingues de poèmes de Césaire et l’édition du Cahier (Zurück ins Land der Geburt, 1962). C’est encore grâce aux efforts de Janheinz Jahn qu’une version théâtrale (différente de celle de Césaire) de Et les chiens se taisaient fut donnée en allemand, d’abord à la radio puis au théâtre. Par contre si Jahn a également traduit en allemand La tragédie du roi Christophe, c’est à Salzbourg mais en français que la pièce fut créée, dans la mise en scène de Jean-Marie Serreau.
Traduire la poésie est toujours difficile. Certains le disent impossible. Que dire alors quand il s’agit de Césaire, le roi des mots mystérieux et des formules ésotériques ? À l’occasion de son travail de traducteur, Jahn a interrogé le poète sur les énigmes qu’il rencontrait. Il reste des traces écrites et même orales de leurs échanges. Césaire, on le sait, ne tenait pas à se faire l’interprète de ses œuvres : face à son traducteur, pour éviter des contresens flagrants, il a dû déroger à cette règle. Ces échanges constituent la part la plus fascinante de l’ouvrage d’E. Ruhe : ils fournissent des éclairages originaux sur la signification de certaines formules qui pouvaient paraître impénétrables, amènent parfois à corriger les interprétations proposées dans les éditions critiques des poèmes césairiens. Si tel n’est pas le cas pour la formule du Cahier – « ma reine des squasmes des chloasmes » – dont l’explication fournie à Jahn était déjà reproduite dans l’édition critique des œuvres littéraires publiée sous la direction d’A. J. Arnold[ii], les archives de Jahn exhumées par E. Ruhe révèlent bien d’autres trésors.
C’est en particulier le cas des quelques enregistrements sonores de ses entretiens avec Césaire réalisés par le traducteur en 1963. Que faut-il penser, par exemple, de cette formule tirée du poème « L’Afrique » (in Soleil cou coupé) : « il y au pied de nos châteaux-de-fées pour la rencontre du sang et du paysage la salle de bal, etc. » ? Réponse du poète : « L’homme et la nature sont séparés dans cette vision poétique. Le sang, donc l’homme, et le paysage de nouveau se réconcilient dans ma salle de bal, etc. ». Ou bien – autre exemple – comment comprendre « cependant que fait le gros dos et roucoule mon encre qui remonte en sève à la surface me donner une couleur ou commodément attendre et surprendre l’imbécilité des coups de larrons, etc. » (in « Tatouage des regards ») ? Réponse : « Le sang qui circule dans mes veines est noir comme l’encre, il remonte à la surface pour me donner une couleur qui est extrêmement commode pour attendre et surprendre la sottise des coups [en fait des regards] que l’on me porte. Puisque c’est une peau noire qui ne rougit pas, qui ne blanchit pas, on ne peut pas savoir ce que je pense ».
Les archives de Jahn éclairent par ailleurs la génétique de certains poèmes. Les tapuscrits annotés par Césaire font apparaître des corrections et parfois des coupes radicales dont E. Ruhe explore la signification.
Ajoutons pour finir que cet ouvrage présente des documents jamais publiés en France, comme la notice de présentation du Roi Christophe rédigée par Césaire à l’occasion de la création à Salzbourg, ou son discours de réception à l’Académie de Bavière, discours dans lequel il est fait spécifiquement référence à Arnold Toynbee, plus précisément à sa distinction entre « zélotisme » et « hérodisme », pour expliquer autrement qu’en faisant appel à Hegel comment la recherche du particulier peut mener à l’universel.
Lusophonie, intertextualité
Lilian Pestre de Almeida, Césaire hors frontières – poétique, intertextualité et littérature comparée, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2015, 402 p.
Comme celui d’E. Ruhe le livre de L. de Almeida présente un inédit précieux, à savoir le troisième jeu d’épreuves de l’édition du Cahier chez Présence Africaine, conservé par Mario Pinto de Andrade, secrétaire d’Alioune Diop à la maison d’édition à l’époque de la publication du Cahier (1956). L. de Almeida donne toute les corrections manuelles apportées sur les épreuves par le poète et reproduit trois pages en fac-similé. En comparant avec le Cahier finalement édité, il apparaît que ces corrections furent à peu près les dernières, même si d’ultimes modifications sont encore intervenues.
Cette présentation des épreuves est précédée par une étude diachronique du Cahier dans les versions successives qui nous sont connues : le tapuscrit de 1939 conservé à la BNF (Bibliothèque Nationale de France), la première version publiée dans Volontés, le tapuscrit de 1943 identique à la version bilingue chez Brentano’s (1947), la version publiée chez Bordas, également en 1947 mais notablement augmentée par rapport à Brentano’s, la version dite définitive de 1956.
Suit une assez longue section (72 pages) intitulée « Chronologie parallèle », allant de 1913 à 2013 qui présente non seulement les parcours parallèles de Césaire et M. de Andrade (tous deux poètes et hommes politiques) et les relations qui s’établirent entre eux, mais également, d’une manière beaucoup plus vaste, une chronique intellectuelle et politique de l’époque. Ainsi à l’entrée 1961 figurent – entre autres – l’assassinat de Lumumba, l’élection de Joao Goulart comme président du Brésil, la publication par Césaire de Cadastre et de Toussaint Louverture, celles des Nocturnes de Senghor, des Damnés de la terre de Fanon, de Sang Rivé de Glissant, de Balle d’or de Guy Tirolien, enfin de l’anthologie bilingue français-italien de M. de Andrade et Léonard Sainville, Lettura negra. 1961 fut encore l’année où Jean XXIII convoqua le concile Vatican II, celle où Césaire et Senghor furent élus membres correspondants de l’Académie de Bavière et celle où mourut Fanon.
Suivent des exemples d’intertextualité dont on retiendra les deux premiers. Le premier concerne un poème de M. de Andrade, « Chanson à Sabalu », repris partiellement par Césaire dans Une saison au Congo (« Notre fils cadet / Ils l’ont envoyé à Sao Tomé / Parce qu’il n’avait pas de papiers », etc.). Le second souligne une proximité pour le moins troublante entre deux vers d’un poème de W. H. Auden (« As I walked out in the evening ») et un ajout du Cahier dans la version Brentano’s. « Beau comme la face de stupeur d’une dame anglaise qui trouverait dans sa soupière un crâne de hottentot » peut sembler, en effet, une réminiscence de deux vers d’Auden : « And the crack in the tea-cup opens / A lane to the land of the dead ». Mais Césaire, de retour en Martinique en 1939, a-t-il pu avoir connaissance avant 1943 (date du tapuscrit Brentano’s) de ce poème publié à New York en 1940 ?
La partie suivante évoque le voyage de Césaire au Brésil, en 1963, à l’occasion d’un colloque afro-latino-américain. Il est revenu sur ce voyage vingt ans plus tard dans un entretien avec L. de Almeida. Il esquisse une comparaison frappante entre les Africains (« une foule détendue, heureuse, décontractée et étonnamment silencieuse, d’une extraordinaire dignité ») et les Martiniquais (« agités, excités, ils parlent fort. Le Martiniquais est traumatisé par l’esclavage »). C’est là aussi où Césaire explique l’origine africaine du mot « béké » qui signifierait « blanc » en langue ibo.
L. de Almeida se propose également de compléter, de rectifier parfois, quelques entrées des lexiques ou glossaires des termes césairiens. On retiendra en particulier son explication de deux vers de « Batouque » : « Endormi troupeau de cavales sous la touffe de bambous / saigne, saigne troupeau de carambas ». Elle souligne que « cavales » et « carambas » sont (aussi) des noms de plantes (respectivement prêles et sauges), si bien que le passage en question doit être compris selon elle comme décrivant un sous-bois avec ses taches de couleurs.
Un chapitre apporte des éclairages intéressants sur deux poèmes : « Marais nocturne » et « De forlonge » et le livre se clôt sur des annexes parmi lesquelles un entretien entre Césaire et M. de Andrade à propos du roi Christophe dans lequel Césaire déclare : « s’il avait été républicain, il aurait échoué. Pourquoi toutes les républiques africaines ont fait des partis uniques ? La conception africaine du pouvoir est autour du chef ». Une autre annexe soulève brièvement quelques-uns des problèmes posés par la traduction de la poésie de Césaire (L. de Almeida a elle-même traduit le Cahier en portugais… du Brésil).
° °
°
Il serait dommage que, sous prétexte qu’ils sont publiés en Allemagne, les deux ouvrages dont on vient de rendre compte ne parviennent pas à toucher le public francophone auquel ils sont pourtant à l’évidence destinés en priorité. Cet article aura atteint son objectif s’il parvient à convaincre les césairophiles que la lumière qui éclaire le grand poète peut aussi venir « d’ailleurs ».
[i] Préfacée par Jean-Paul Sartre sous le titre d’« Orphée noir ».
[ii] Aimé Césaire, Poésie, Théâtre, Essais et Discours, édition critique coordonnée par Albert James Arnold, Paris, CNRS Éditions et Présence Africaine, 2013, 1805 p. (cf. Michel Herland, http://mondesfr.wpengine.com/debats/aime-cesaire/un-tombeau-daime-cesaire/).