Mondes européens

Le fantasme du fils déshérité, Lanval et la reine de Marie de France

La présente réflexion fait partie du chapitre “Errance et Adhérence” de ma thèse de doctorat “Érotisme et Danger : désir, transgressions et dames aventurières dans les Lais de Marie de France”, rédigée dans le département de Français de l’Université de Bar-Ilan sous la direction de Gary D. Mole. Par cette occasion je tiens à remercier chaleureusement Dr. Mole pour son implication dévouée et ses remarques précieuses promouvant la réussite de ce projet. 

 

“Un fantasme est la mise en scène dans le psychisme de la satisfaction d’un désir qui ne peut être assouvi dans la réalité… Le fantasme a pour fonction de substituer à une satisfaction réelle impossible, une satisfaction fantasmée possible”. (1)

Dans la cure psychanalytique fondée quelque huit cents ans après la composition des Lais de Marie de France, l’inconscience joue le rôle révélateur du monde intime, intérieur, profond et complexe de l’être humain. Pour saisir une partie de la production de l’inconscient, l’on suppose dans la cure, une parole, une écoute et un divan. Dans le monde médiéval, la terminologie et les prémisses de la discipline psychanalytique sont, il en va de soi, inconnus, mais les mécanismes psychiques, eux subsistent. D’une manière figurative, j’avancerai que le divan depuis lequel le patient s’ouvre à son inconscient soit dans la littérature médiévale le débordement d’une limite géographique. Le pas pris, le héros franchit les confins de la réalité pour confronter dans une autre réalité que l’on nomme le merveilleux, les démons qui hantent sa vie réelle. La parole deviendrait alors la narration et l’écoute, la lecture. Ainsi, dans la littérature médiévale, l’inconscient, le monde psychique, aurait un endroit tout particulier qui le matérialiserait et le rendrait accessible. Cet endroit, l’Autre Monde, va personnifier, symboliser, incarner par des personnages féeriques, des objets magiques et des situations imaginées, les mécanismes inconscients. Nous serons étonnés de constater combien, d’une manière inconsciente ou intuitive, la merveille médiévale dans Lanval est structurée comme le fantasme tel qu’il a été déterminé par les grands psychanalystes du vingtième siècle. (2)

Le merveilleux apparaît dans Lanval un jour quand le chevalier désespéré quitte la ville. Au bord de la rivière, la ligne de démarcation entre la réalité et la merveille, il se livre tout seul à sa mélancolie : “Mult est pensis pur sa mesaise,/ il ne veit chose ki li plaise” [51-52 “affligé par son malheur, il ne voit autour de lui nulle raison d’espérer”]. (3) C’est alors que le merveilleux s’introduit sous la forme de deux jeunes demoiselles portant deux bassins d’or et une serviette. Suit une aventure qui met à la disposition du chevalier tout ce qui lui manquait à la cour. Le merveilleux a donc pu se substituer à la réalité afin de soulager le chevalier souffrant. Le mécanisme psychique du fantasme fonctionne de manière similaire.

Tout d’abord, il y a une ligne de démarcation entre la réalité et le fantasme. Seulement si la limite narrative est horizontale, c’est-à-dire que le chevalier part de chez lui et va droit à la prairie, la limite du fantasme est verticale. Elle part de l’extérieur (la société environnante) vers l’intérieur (le monde intime et personnel, l’inconscient). Cette démarcation n’est pas seulement “géographique” ou séparative, elle marque aussi une opposition essentielle entre les deux espaces. Le fantasme se produit loin de la réalité, lorsque la réalité est frustrante. Le fantasme crée une réalité opposée, non-frustrante. Un deuxième trait commun entre le merveilleux et le fantasme est que l’on fantasme de manière solitaire, le fantasme n’appartient qu’à l’homme seul. (4) Lorsque l’homme se sépare de la réalité qui lui pèse et qu’il se trouve seul il se livre à ses pensées ou à ses rêveries et c’est alors qu’il invente une réalité imaginaire où tout ce que lui manque dans la vraie vie lui est servi à profusion opulente. Les événements dans Lanval sont parallèles à l’organisation du fantasme, sauf que le monde intime, intérieur, qu’on appelle en psychanalyse inconscient s’extériorise dans l’Autre Monde merveilleux de la narration.

Mais quel est ce manque, cette frustration du chevalier, quelle est cette hostilité qui le pousse à arriver à la rivière ? Il y en a trois, deux explicites et une implicite. Commençons par ce qui est explicite, les deux contraintes du roi.

Le roi Arthur distribue à ses chevaliers des terres, de l’argent et des femmes. Mais il oublie Lanval. Lanval a donc un manque matériel et un manque affectif. Le manque matériel est un manque économique et sexuel, il n’a pas de revenus et il n’a pas de femme (risque de ne pas avoir d’héritier). Le manque affectif réside dans le fait qu’il est aliéné par le roi. Il n’est aimé ni du roi, ni d’une femme et par conséquent il est aussi oublié par ses anciens compagnons, les chevaliers de la Table Ronde. (5) Le manque affectif se creuse aussi du fait que sans terre ni femme, il n’est personne, il est marginal. Sa bravoure, sa vaillance et sa courtoisie ne lui servent en rien. Lanval va donc substituer cette réalité abusive en réalité réconfortante, en “créant” un objet du désir, un personnage qui va lui offrir tout ce qu’il désire et qu’il ne peut atteindre à la cour. Ce personnage, cet objet du désir est la pucelle puisqu’elle comble ses manques. Comme récompense aux souffrances morales et matérielles que Lanval subissait à la cour du roi, il connaît des bonheurs moraux et matériaux à la tente de la pucelle : “emperere ne quens ne reis/ n’ot unkes tant joie ne bien” [114-115 “ni empereur, ni conte, ni roi ne pourront prétendre à votre bonheur”]. Aliéné et oublié à la cour il est recherché et aimé à la tente “de luinz vus sui venue querre/… /kar jo vus aim sur tute rien” [112-116 “je suis venue de loin pour vous chercher…car je vous aime plus que tout”]. Privé de sa rente à la cour, il est comblé d’or et d’argent à la tente “cum plus despendra richement/ e plus avra or e argent” [141-142 “plus il se répandra en largesses, plus il aura d’or et d’argent”]. Marginal à la cour, il est l’élu de la tente “pur vus vinc jeo fors de ma terre” [111 “c’est pour vous que j’ai quitté ma terre”]. Sans maîtresse à la cour, il devient amant à la tente “s’amur e sun cuer li otreie” [133 “elle lui accorde son cœur et son amour”]. Qui plus est, les faveurs qui lui sont offertes à la tente, l’aident à regagner l’estime de la cour “«Par Deu, seignur, nus faimes mal/ de nostre cumpaignun Lanval,/ ki tant est larges e curteis/ e sis pere est si riches reis, / que nus ne l’avum amené»”[231-235 “«Par Dieu, seigneurs, nous avons mal agi envers notre compagnon Lanval, qui est si généreux et courtois, et fils d’un roi puissant, en oubliant de l’amener avec nous»”].

La substitution de la réalité hostile par une réalité imaginaire et accueillante, n’est qu’un premier pas puisque dans le mécanisme du fantasme le sujet finit par s’identifier à son objet du désir : “Le mécanisme principal organisateur de la structure fantasmatique est l’identification du sujet devenu objet”. (6) Effectivement, Lanval s’identifie à la fée. Symboliquement, on le détecte à la fin du lai. Le conte s’achève par le départ de la pucelle venue acquitter Lanval lors du procès. Lanval, sans pour autant y être invité, saute sur le cheval de la pucelle et s’en va avec elle. Il laisse derrière lui le monde réel, préférant le monde qu’il s’est créé. Sur le cheval de son objet du désir, en chevauchant vers l’île imaginaire, Lanval ne fait plus qu’un avec l’objet de son fantasme. Mais la véritable identification psychique de Lanval avec la pucelle se passe bien avant ce moment pittoresque du départ définitif. Ce n’est pas au départ de la cour, mais au premier retour à la cour que Lanval s’est déjà complètement identifié à la pucelle-fée. En la quittant au soir de leur première rencontre, et en arrivant à la cour, il est déjà lui-même en quelque sorte une fée, il s’est identifié à sa fonction. La pucelle lui a distribué de l’or et de l’argent à profusion et voilà que “Lanval donout les riches duns, / Lanval acquitout les prisuns/ Lanval vesteit les jugleürs,/ Lanval faiseit les granz honurs,/ Lanval despendeit largement/ Lanval donout or e argent” [209-214 “Lanval distribue de riches dons, Lanval paie les rançons des prisonniers,/ Lanval habille le jongleurs/ Lanval prodique des honneurs/ Lanval multiplie les largesses, Lanval donne or et argent”]. Les actions de Lanval à la cour sont identiques à celles de la fée. Il fait de riches dons comme il en avait reçus “Un dun li a duné après [135- Puis elle lui fait un don], il acquitte les prisonniers comme il sera lui-même libéré grâce à la pucelle, il habille les jongleurs, parce qu’il a été lui aussi habillé ([“de riches dras le cunreerent” 174-l’habillent de riches vêtements]).

Le manque matériel de Lanval est comblé par la générosité de la pucelle, mais Lanval s’identifie également à la pucelle dans un autre registre. La pucelle a attisé son désir sexuel et voilà qu’il devient lui-même un objet du désir, de la reine cette fois-ci. C’est ici que les choses se compliquent davantage pour deux raisons. La première raison émane du fait que le chevalier décline la proposition de la reine, ce qui provoque une dispute, une fausse accusation et un procès. La seconde raison de l’intrication est que nous découvrons que finalement le véritable objet du désir de Lanval n’est pas la pucelle merveilleuse, imaginaire, mais la reine elle-même. La reine est la frustration implicite que j’ai évoquée plus haut.

En se fiant à mon argument, la conclusion serait que Lanval qui a convoité l’amour de la reine se crée un fantasme dans lequel il s’identifie à l’objet du désir insaisissable et le devient : il s’identifie à la reine. Il est maintenant convoité par ce que lui-même avait convoité auparavant. Seulement, comment peut-on prétendre que Lanval convoite et désire la reine lorsque tout dans le lai nous apprend le contraire ? C’est la reine qui fait des avances au chevalier, c’est le chevalier qui repousse ses avances et déclenche ainsi toute la problématique et toutes les transgressions.

Je propose, pour répondre à cette question, une relecture du texte en prenant cette fois-ci en considération quelques prémisses psychanalytiques. Il s’agit des notions de l’Œdipe et de la Loi du père. Lanval quitte la cour du roi Arthur, puisque le roi l’oublie et ne lui donne ni argent ni femmes. Mais qui sont ces femmes sinon une abstraction de la Reine, de la mère, de l’objet incestueux de son désir ? Ce que le roi ne donne pas à Lanval représente exactement ceci, le manque incestueux, l’avertissement de la loi du père. Lanval n’est pas le fils biologique du roi et de la reine, mais il est comme un fils adoptif. Il avait quitté, comme d’autres enfants des maisons nobles, les terres de son père, pour faire son éducation et acquérir de l’expérience chez le roi Arthur. La cour remplit alors toutes les fonctions affectives, économiques et éducatives des enfants qui y séjournent, parfois pour de nombreuses années. Mais peu importe si la reine représente pour Lanval une mère adoptive ou non, ce qui compte c’est qu’elle incarne la mère mythique, la figure du désir refoulé. Elle est ce que Lanval désire et ne pourra jamais atteindre, puisqu’elle lui est interdite, elle est l’épouse du roi. C’est la Loi du père qui le lui rappelle sans cesse. Cette loi est l’obstacle qui s’installe entre lui et son objet désiré et prend la figure mythique du père détachant le fils de sa mère. Le père mythique est dans le lai, le roi Arthur.

Seulement Lanval est inconscient du désir incestueux qui s’immisce en lui. Il détourne donc l’élan envers la reine, ces sentiments de désir sont inconscients, en sentiments conscients opposés. Il éconduit âprement la demande de la reine qui n’est autre que sa vraie demande à lui. Nous pouvons l’expliquer en se référant à l’exemple que donne Nasio pour le cas fréquent d’une jeune adolescente qui désire son père à son insu (“parfaitement normal chez une jeune fille qui n’a pas encore liquidé son Œdipe”) mais se comporte agressivement envers lui :

…la jeune fille éprouve consciemment des sentiments intenses à l’égard de son père, mais des sentiments totalement opposés à ceux qu’elle vit inconsciemment dans son fantasme. Au lieu de séduire son père et de se laisser séduire par lui, elle le repousse violemment avec dégoût. En somme, derrière le dégoût, bouillonne le fantasme de séduction, et derrière le fantasme pousse le désir incestueux. Disons-le différemment. Le fantasme satisfait inconsciemment le désir, tandis que la répulsion et le dégoût en sont les sentiments réactifs : le dégoût pour le père est l’envers d’un intolérable désir incestueux. (7)

L’agressivité disproportionnée de Lanval envers la reine est difficile à déchiffrer autrement. Comment se fait-il que le chevalier “ki mult fu enseigniez” [67 “en homme courtois”] insulte d’une manière si indélicate nulle autre que la reine ? Elle vient de lui faire une offre courtoise, polie, flatteuse, et au lieu de la refuser “courtoisement” il entame la controverse, et ce immédiatement. Sur le plan narratif, il a été proposé que le chevalier soit tellement absorbé par son désir de revoir sa maîtresse qu’il agit d’une manière passionnelle. Oui, effectivement, l’Amour et les désirs ont des forces voraces et fatales, et certainement Lanval perd la bonne mesure en ne cessant de songer à son amante. Cependant, sur le plan psychique il est question d’une auto-défense inconsciente, du surgissement du Surmoi, le “juge moral” qui voit le besoin de protéger le Moi, (la personnalité) du Ça (la pulsion). C’est ainsi que le fantasme de Lanval résulte dans

… le retournement sur la personne ou le renversement du fantasme en son contraire. La représentation imaginaire de la satisfaction dont la réalisation est impossible permet dans certains cas d’éviter de passer à l’acte, d’entraîner le Moi, c’est-à-dire nous-mêmes, dans des situations inacceptables qui transgressent les règles des comportements et de la morale, propres à la société. En ce sens le fantasme protège le Moi. Mais en même temps, les fantasmes révèlent des conflits pouvant exister entre un désir sexuel et sa défense, ce qui entraîne chez une personne certains comportements, certaines conduites difficiles à comprendre d’emblée”. (8)

Le Surmoi de Lanval le protège de commettre une faute capitale, une faute non commise, dont la réalisation semble tellement facile, qu’on dirait qu’elle est tangible, et pourtant, plus elle s’approche plus elle s’éloigne tel un mirage.

Récapitulons brièvement les péripéties du psychisme de Lanval afin d’identifier définitivement son idéal du moi souffrant, responsable de son fantasme. Lanval se plonge dans un fantasme censé rétablir quelques injustices qu’il subit du fait du roi. Il trouve le réconfort chez une pucelle merveilleuse qui devient son amante et qui lui fait don d’opulence. À son tour Lanval se comporte d’une manière mystérieuse, adoptant inconsciemment le rôle de la pucelle et de la merveille “mes nuls ne sot dunt ceo li vint” [204 “mais nul ne sait d’où lui vient sa fortune”]. Il devient également un objet désiré de la reine, une autre procédure inconsciente qui remplace le fait que c’est la reine qui est son objet incestueux. En remplissant le rôle de distributeur de richesses et en se désirant aux côtés de la reine, le véritable élan qui pousse Lanval est de prendre la place du roi. L’idéal que Lanval a de lui-même est celui du Roi, époux de la reine et fournisseur des biens. C’est dans le personnage du roi que se trouvent le vrai désir et la vraie perte du chevalier, fils du roi lui-même mais éloigné de (ou peut-être par) son vrai père. Un fils déshérité qui demeure à tout jamais “luin [ert] de sun heritage” [28 “loin de ses biens héréditaires”].

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(1) J.-D. Nasio, Le fantasme : le plaisir de lire Lacan, Payot, Paris, 2005, p. 12-13.

(2) Les processus du psychisme dans Lanval sont vus sous un autre angle, jungien, chez Jean-Claude Aubailly, La Fée et le Chevaleir. Essai de mythanalyse de quelques lais féeriques des XIIe et de XIIIe Siècles, Champion, Paris, 1986. Myra Stokes associe le phénomène de “wishfulfilling daydream or make-believe” à la magie mentale dite totémique et trace un lien entre cette dernière et le fantasme narcissique dans le lai (“From Lanval to Sir Launfal: A Story Becomes Popular” in The Spirit of Medieval English Popular Romance, Ad. Putter & Jane Gilbert (ed.) Pearson Education, England, 2000, pp. 56-77, p. 60). Cependant il y a des divergences entre son étude du fantasme (ou de la rêverie “daydream”) de Lanval et la mienne. Anne Wilson qui interprète les événements dans Lanval comme magiques, considère également que la psychanalyse offre “a useful model of unconscious activity that helps us approach the magical narrative”, (Plots and Powers, Magical Structures in Medieval Narrative, University Press of Florida, 2001, p. 7). Pour S. Foster Damon la scène merveilleuse est un rêve d’un idéal, “so intense that for long it dims reality” (“Marie de France: Psychologist of Courtly Love”, PMLA 44 (1929), pp. 968-996, p. 986).

(3) Les citations et traductions se réfèrent à : Lais de Marie de France, traduits, présentés et annotés par Laurence Harf-Lancner, Lettres Gothiques, Paris, 1990.

(4) D’ailleurs à ce sujet, lorsqu’il explique comment détecter le fantasme d’un patient lors d’une cure, Nasio signale que même à ce moment-là, le fantasme ne franchira pas tout de suite le seuil de la parole puisque “l’apparition du fantasme et son contenu pervers sont vécus par l’analysant (= le patient) comme une pratique honteuse qu’il faut garder secrète”. (2005 : 39). Rappelons que Lanval aussi est abasourdi de ce qu’il vient de vivre.

(5) L’amour du roi pour ses chevaliers est la base du serment de la fidélité féodale. Les vassaux sont les aimés du roi, il les prend en affection.

(6) Nasio, 2005 : 40.

(7) Nasio, 2005 : 15.

(8) Pascale Marson, 25 mots clés de la psychologie et de la psychanalyse, Éditions de la Seine, Paris, 2005, pp. 146-147.