Mondes européens

Casanova aux délices (1760)

C’est au printemps et en été 1760 que Jacques Casanova, célèbre séducteur, grand voyageur, aventurier lettré et de bonne compagnie, traversa la Suisse. Parvenu à Zurich au mois d’avril alors qu’il avait dû quitter précipitamment la France en passant par Amsterdam, Cologne et Stuttgart, il fit la revue des principales villes de notre pays dans lesquelles, toujours bien introduit,  vêtu et équipé comme un prince, et disposant de grands moyens, il arrondit le nombre de ses conquêtes. Mais ce ne sont pas celles-ci qui retiendront ici notre attention : évoquons plutôt les deux importantes rencontres qu’il sut se ménager, l’une avec Albrecht von Haller, à Berne; l’autre avec Voltaire, à Genève, dans sa propriété des Délices, acquise par le philosophe en février 1755.

Plus grand de loin que de près

Pourquoi nous arrêter à de Haller, alors que nous brûlons de découvrir Voltaire à travers les yeux  du globe-trotter vénitien ? C’est qu’il faut rappeler que les deux hommes ne s’appréciaient guère. Sans doute un des derniers esprits encyclopédiques capables de réunir tout le savoir de son temps, le grand savant de Berne désapprouvait l’impiété de Voltaire et ne lui pardonnait pas de s’être diverti de ses malheurs à la suite de la campagne de calomnies lancée contre lui par La Mettrie. Jean Orieux insinue que Haller était jaloux de l’hôte indésirable de Genève : “Il estimait que la légèreté du poète était trop récompensée par rapport à son lourd savoir qui ne l’était guère”…  A Casanova qui manifestait sa joie à l’idée de rencontrer prochainement Voltaire, Haller aurait dit que certains visiteurs le trouvaient “plus grand de loin que de près”. Un peu plus tard, interrogé par Voltaire, Casanova ne craindra pas d’avouer sa visite. “Je vous fais mon compliment”, s’entendra-t-il répondre, “il faut se mettre à genoux devant ce grand homme”.  Or l’aventurier fait remarquer à Voltaire que Haller n’est pas aussi équitable envers lui… “Il est très possible que nous nous trompions tous les deux “, aurait conclu le patriarche. Mais cette  malicieuse  réponse, on   la   trouve bien avant dans la Weltliteratur… Faut-il croire que Casanova peuple de bons mots l’histoire de sa vie, rédigée trente ans plus tard à Dux ?

Un homme ayant vécu 2000 ans

Il est intéressant de se reporter à une lettre du Vénitien datée du 25 juin  1760 dans laquelle il rend compte de façon dithyrambique de son entrevue avec de Haller à Louis de Muralt. Les impressions qu’il en conserve, on le verra, tranchent fortement avec celles que lui laissa le seigneur des Délices . C’est à rien de moins qu’un séjour prolongé auprès d’un Maître détenteur du Savoir universel en qualité de Disciple que rêve Casanova, impressionné par la sobriété, la discrétion et la modestie de l’érudit : “Quelle fortune ce serait pour moi de pouvoir vivre trois ans dans la compagnie d’un homme de cette trempe ! … C’est en souriant qu’il m’entretenait des choses les plus érudites et les plus savoureuses, et sa connaissance de l’Antiquité était si parfaite qu’il semblait se remémorer un temps où il avait vécu. On avait l’impression de causer avec un homme ayant vécu 2000 ans et qui avait été, fortuitement, le témoin oculaire des grands faits dont il parlait”. Casanova ne tarit pas d’éloges sur Haller, “qui sait tout”. “Je porterai éternellement gravée dans mon coeur la mémoire de ce grand homme,”… conclut-il, en ajoutant qu’il n’a cessé, durant ses visites, “d’être en extase et dans l’enthousiasme”. Autant dire tout de suite que les choses se passeront de façon beaucoup moins exaltante quelques jours plus tard aux Délices.

Inimitable modestie

Faisons dès maintenant une observation qui permettra de mieux comprendre pourquoi la visite à Haller reste si gratifiante dans le souvenir de Casanova. Certes, le récit en est moins développé que celui de l’entrevue avec Voltaire. Mais le fait décisif pour l’aventurier cultivé qu’il est, c’est que le savant a su ménager son amour-propre : à aucun moment, il ne prétend l’écraser de son savoir. Il parle  abondamment, mais “en souriant”, de telle sorte que personne ne songe sérieusement à “entrer en lice pour se mesurer avec lui”. Quand il interroge son interlocuteur, il lui donne fraternellement l’impression de chercher à s’instruire. A tel point, remarque  l’auteur des Mémoires, que le détenteur incontesté du Savoir incite celui à qui il s’adresse à s’exprimer avec la même bonne grâce, avec la même humble autorité,  avec la même  modestie (jugée pourtant “inimitable” !) C’est une leçon d’honnêteté (au sens de la Renaissance) que Casanova est venu prendre à Berne; dans la formulation de l’auteur, elle confine même plaisamment à une expérience quasi religieuse, de nature eucharistique : à la table du savant, il observe que “sa divine conversation est un repas si délicieux qu’on ne saurait désirer que cette bouche… se donne le temps de manger”!

On le pressent : rien de semblable face à Voltaire. Casanova a quitté le Sage à la maîtrise exemplaire. Chez lui, nulle ostentation, nulle vanité, nulle ambition, nul mépris,  si l’on en croit le visiteur extatique:  “Il ne parlait jamais de ses ouvrages, et quand on lui en parlait, il détournait le propos; et quand il était d’une opinion différente, il ne contredisait qu’à regret“.  L’expression est à rete- nir : sans doute n’a-t-on pas suffisamment mesuré combien ce portrait est destiné à faire pièce, rétrospectivement, à celui de l’âpre philosophe des Délices, soucieux de tout rapporter à lui,  que nous allons maintenant rencontrer en compagnie de Jacques Casanova, âgé alors de 35 ans.

Une solennité peu favorable

Nous ne savons rien de l’approche: à la fin du chapitre IX du 6ème volume de l’Histoire de ma vie,  le Vénitien reste très laconique sur son arrivée aux Délices :  “Nous allâmes  chez M. de Voltaire, qui sortait précisément dans ce moment-là de table. Il était environné de seigneurs et de dames; ainsi ma présentation devint solennelle”. C’est tout le contraire de la flatteuse intimité  connue à Berne chez de Haller, ce qui conduit Casanova à observer qu’ “il s’en fallait bien que chez Voltaire, cette solennité pût (lui) être favorable”… Et c’est la règle dans son autobiographie : l’auteur  se donne rarement la peine de décrire les lieux ou même de brosser des portraits: ce sont les hommes, leurs paroles, leur pensée et leurs moeurs qui l’intéressent avant tout. Mais cette dernière remarque de Casanova appelle une autre explication.

A l’abri des badauds extatiques

La “visite à Voltaire”, surtout à partir du moment où le grand homme s’établit à Ferney, s’est vite constituée en véritable rite; les récits que nous en possédons reflètent la façon dont le philosophe a voulu se rendre présent à ses contemporains et nous renseignent sur sa conduite et ses réactions au moment où il apparaît “en représentation”. Voltaire dut cependant très vite déjouer de “furieux admirateurs” par la ruse, ou en se déchargeant sur Mme Denis, sa nièce, pour préserver le calme nécessaire à son travail en compagnie de Wagnière, son secrétaire. Souvent, il fait annoncer qu’il est malade, ou prétexte une purge pour ne pas apparaître à table… L’audience n’est donc pas accordée à tout visiteur, et Voltaire entend ainsi se prémunir contre les “badauds extatiques” qui viendraient le voir comme au zoo. A une certaine heure, il sort de son cabinet d’étude : c’est alors qu’on se tient sur son passage, comme à la Cour des grands, pour avoir la chance de le voir de près… Casanova fut agréé. Mais des détracteurs du philosophe ont prétendu qu’il recevait plus volontiers les seigneurs “titrés” et faisait peu de cas des autres. Peut-être est-ce en partie ainsi qu’il faut comprendre  le désenchantement du Vénitien qui commença à se présenter sous le titre fantaisiste de Chevalier de Seingalt la même année, excipant du fait que “l’alphabet est public” et que par conséquent, “chacun est le maître de s’en servir pour créer une parole et la faire devenir son propre nom” (si ce n’est, en l’occurrence, son nom propre).

Si Voltaire éconduisait parfois au moyen d’un “vieux papier sale” rédigé en latin de cuisine quelque prétentieux se faisant annoncer par des vers pompeux, il accueillait cependant volontiers les jeunes gens distingués  par son flair. Il leur faisait subir un interrogatoire et les recommandait quand il les jugeait brillants. Il en vint à exercer une véritable magistrature littéraire auprès de la jeunesse, à laquelle il conseillait invariablement de remettre sur le métier les premiers essais qui lui étaient présentés :  “Cuisez,  cuisez  tout    cela !”  Dans le cas qui nous occupe, un passage des Mémoires sur Voltaire de  Wagnière,  datant de 1826,   nous   éclairera   davantage : “Il aimait à raisonner avec les personnes d’esprit et instruites… mais recevait froidement celles qui ne venaient le voir que par curiosité  et qui ne savaient rien dire“.

Le monopole de la parole

Il faut donc à Voltaire de solides interlocuteurs, et Casanova fait trop bien l’affaire, on va le voir. Le premier dialogue que l’aventurier se remémore (ou recompose :  certains prétendent qu’une partie de ses entretiens avec le philosophe sont inventés de toutes pièces, voire même que Casanova ne l’aurait jamais rencontré; à tort, semble-t-il) contient cette amusante question de Voltai-re : “Etes-vous venu ici pour me parler, ou pour que je vous parle?” Comprenons que Casanova s’impose par trop au gré du philosophe, habitué, comme l’atteste encore Wagnière, à monopoliser la parole en société pour faire éclater sa gaieté, pour déployer son extraordinaire talent de conteur ou pour se livrer à corps perdu aux emballements facétieux engendrés par une énergie spirituelle hors du commun, aussitôt convertie en acerbe satire.  Or l’aventurier vénitien est lui-même un beau parleur : il sait lui aussi amuser la galerie, répondre avec esprit, étaler sa culture, tenir un auditoire en haleine, raison pour laquelle il est recherché en société. Un récit, en particulier, l’a rendu célèbre dans toute l’Europe, ou presque : celui de son évasion des Plombs de la République de Venise, sous lesquels il fut retenu prisonnier pendant quinze mois, de 1755 à 1756, et qu’en l’absence de Voltaire, Mme Denis ne manque pas de lui réclamer.  Nous en possédons   deux  versions   captivantes : celle des Mémoires, et une narration à part, l’Histoire de ma fuite des prisons d’Etat de Venise,  datant de 1788. Autre exemple lors de son séjour à Corfou, au cours duquel il devient bientôt le centre d’intérêt de la garnison vénitienne : chacun veut entendre de sa bouche le récit de son  extravagante escapade sur la presqu’île de Casopo. C’est grâce à ses talents de conteur qu’il plaît à la plus belle femme du lieu, Madame F.,  qui, tout en le distinguant, se refuse savamment à lui. Certes, Casanova est bien fait de sa personne et naturellement séduisant. Mais son épaisseur existentielle, si l’on ose dire,  il la  doit avant tout  au brio de sa conversation, à sa faculté de captiver une société par ses récits.

 

Le maître et l’écolier

Celui qui se présente devant Voltaire, contrairement à ce qui s’est passé avec Haller, n’est donc nullement disposé à recueillir pieusement les paroles du philosophe, à qui il s’adresse pourtant en l’appelant dès le départ son “maître” : “Voilà le plus heureux moment de ma vie. Je vois, à la fin, mon maître; il y a vingt ans, Monsieur, que je suis votre écolier”… Mais Voltaire a tôt fait de désamorcer cette voyante rhétorique et met tout de suite les rieurs de son côté, qui se regroupent en une sorte de claque. Le philosophe est manifestement à l’aise, animé par une insolence juvénile.  Casanova, lui,  doit faire ses preuves devant l’homme le plus spirituel, donc le plus redoutable de son temps –  alors même qu’il a la prétention de venir  corriger  les erreurs qu’il a relevées dans L’Abrégé de l’Histoire universelle. Dans la nouvelle  “aventure” qui commence pour lui,  il s’agit  d’être reconnu.  Pour revenir brièvement à Corfou et à Madame F., notons qu’on trouve dans cet épisode le modèle du mécanisme de reconnaissance qui anime Casanova. Ignoré  et intimidé par la belle dame tant qu’il n’a rien à raconter, il enrage secrètement et entreprend de se distinguer pour exister  à ses    yeux : “Je savais d’être quelque chose, et je prétendais qu’elle dût le savoir aussi”. Le propos, mutatis mutandis, vaut tout autant pour la situation présente.

Savoir pleurer, c’est faire pleurer

Ayant affaire à un Vénitien, Voltaire lance tout naturellement la conversation sur la littérature italienne, plus particulièrement sur l’Arioste. Beau cadeau pour Casanova, dont il est le poète préféré. Mieux, on a le sentiment que l’Arioste est sa propriété. Or dès le départ, Casanova, qui a lu Voltaire fort exactement, croise le fer : il a l’ambition de faire revenir l’écrivain sur son jugement, bien injuste à son sens, et s’avance comme une autorité en la matière. Mais le prétendu contempteur de l’Arioste surprend en donnant un éclatant démenti : il récite par coeur, dans l’original, deux grands morceaux des 34ème et 35ème chants du Roland furieux  “sans jamais manquer un vers” et force l’admiration de Casanova “en en relevant les beautés” en maître,  quoique ce dernier n’hésite pas à avouer avoir tendu l’oreille, “désirant en vain de le trouver en faute”… L’entrevue tourne donc à la compétition (à l’examen !), et c’est au tour du Vénitien de montrer de quoi il est capable, mis à l’épreuve par Mme Denis devant qui il s’est hâté de dire qu’il connaissait tout l’Arioste et tout Horace par coeur.

Il est frappant d’assister ici à la façon dont on brillait à pareille époque, et de comprendre ce qui décidait de la valeur d’une oeuvre poétique : il fallait être capable de déclamer abondamment de mémoire et avec la plus grande exactitude pour prouver sa passion de la poésie; et il fallait “sentir” suffisamment ce qu’on récitait pour émouvoir son auditoire, jusqu’aux larmes de préférence. Voltaire voulait des comédiens qui sachent pleurer… et par conséquent faire pleurer. On raconte que, comme on lui parlait de la disgrâce de Madame de Pompadour, le patriarche de Ferney se serait écrié qu’il lui écrirait des rôles de reine si elle voulait bien lui rendre visite et jouer la tragédie en son château, car elle connaissait le jeu des passions. Comme on lui objectait les larmes de la maîtresse de Louis XV, il aurait battu des mains en s’exclamant : “Tant mieux ! Tant   mieux !  C’est là ce qu’il nous faut !”

 

Bouleversante conjonction

A en croire Casanova, c’est l’exploit qu’il réalisa en présence de son hôte en récitant les trente-six stances de la même oeuvre qui racontent comment Roland devint fou, “causant des ravages qu’un tremblement de terre ou la foudre seulement auraient pu faire” (scène que Fellini a magnifiquement réinterprétée tout à la fin de son film). Se faisant violence pour ne pas pleurer, animant du ton, des yeux, d’une variation bien dosée de la voix sa déclamation, il finit par éclater en sanglots au moment  où le héros, dont il a épousé l’émoi, “laisse couler un fleuve de larmes sur sa poitrine”. Bouleversante conjonction  qui en arrache  à la compagnie, qui fait “frissonner” Mme Denis et qui incite Voltaire à courir  l’embrasser et à promettre de réciter lui-même les mêmes stances le lendemain (donc à suivre son exemple ) :  c’est gagné pour Casanova qui savoure la courte victoire d’une étreinte, fruit d’un théâtral acte de séduction,  palliant ainsi son peu d’existence en qualité d’auteur que le philosophe lui a  malicieusement fait reconnaître  auparavant (“Oserais-je vous demander à quelle espèce de littérature vous vous êtes adonné?”) et obtenant de lui qu’il se récrie lorsqu’il feint de devoir quitter Genève  incessamment.  Si son récit a quelque exactitude, il oblige provisoirement le philosophe à partager la parole :  “Restez donc ici au moins trois jours, et venez toujours dîner chez moi”, lui enjoint-on. “Nous nous parlerons”.

L’inversion des rôles

 

Mais la fragile idylle ne dure pas. A la visite suivante, Voltaire, revenu manifestement à lui, entreprend d’interroger son invité sur Venise, pensant lui en faire dire du mal. Habilement, Casanova “trompe son attente” et son hôte trouve une diversion en l’entraînant dans le jardin. On rêve en apprenant qu’alors, les Délices se situaient à l’extrémité d’une “grande allée aboutissant à une eau courante” depuis laquelle on apercevait le Mont-Blanc. Aujourd’hui, ce sont les salles de classe des derniers étages du Collège  Voltaire qui jouissent de cette vue, embarrassée au premier plan par le chaos des édifices en tous genres de la ville…  La conversation portant à nouveau sur la littérature italienne, Casanova s’applique à relever les “faux jugements” du grand homme tout en rendant hommage à son érudition. Ce faisant, il commet la fatale erreur d‘inverser les rôles : il prétendait être  l’ “écolier”, le voilà qui joue au “maître” (d’un élève qui  a beaucoup appris sans avoir fait preuve de suffisamment d’esprit critique). Or l’apprenti-sorcier, gagné par la folle ambition de supplanter le seigneur des lieux, finit ses étalages d’érudition en lui recommandant la lecture du Macaronicon de Merlin Cocai, fondateur du genre “macaronique”, dont il promet de lui envoyer un exemplaire.

C’est lors de sa dernière visite que Casanova mesurera toute l’étendue des dégâts. Car Voltaire le prend tout de suite à partie en lui reprochant de lui avoir fait perdre quatre heures de son précieux temps “à lire des bêtises” et, visiblement contrarié d’avoir cru  en son hôte,  se montre désormais railleur, goguenard et caustique, amusant tout son monde qui ne se lasse pas de l’applaudir (rôle que Casanova joue habituellement lui-même comme l’attestent de nombreux passages des Mémoires). Décontenancé, le Vénitien accumule alors les maladresses, c’est-à-dire les erreurs de jugement.  Voltaire a eu vite fait de rétablir les positions respectives, un moment bouleversées par l’étrange aplomb de son interlocuteur  auquel  il s’est laissé prendre, ainsi que par sa  prestation spectaculaire . Une dernière joute déclamatoire ne résout rien : Casanova récite un passage de Radamiste de Crébillon qu’il a traduit en italien; mais Voltaire ramène l’attention sur lui en révélant un morceau inédit de son Tancrède.

Foulé, écrasé et tenu à la chaîne

La passe d’armes est-elle terminée? Nullement. Car les derniers échanges mettent en jeu l’engagement même du philosophe et opposent le conservateur au progressiste. Par quoi remplacer la superstition, “nécessaire au genre humain”, contre laquelle lutte Voltaire?  s’interroge Casanova. Le seigneur de Tournay, de Ferney, des Délices et de Montriond souhaiterait-il donc voir “la souveraineté dans le peuple” ?  Son entreprise est vouée à l’échec du moment qu’ “un peuple sans superstition serait philosophe, et que les philosophes ne veulent jamais obéir”. ” Le peuple ne peut être heureux qu’écrasé, foulé et tenu à la chaîne”, faut-il lire en frémissant à la fin de ce récit… Déclaration, pourtant, qui n’est pas si éloignée de ce que Voltaire pensait véritablement si l’on se réfère au Dictionnaire philosophique où il se demande “jusqu’à quel point la politique permet qu’on ruine la superstition” et s’il peut exister “un peuple libre de tous préjugés superstitieux”…

“Nous avons ici une espèce de plaisant qui serait très capable de peindre les ennemis de la raison, dans tout l’excès de leur impertinence”, écrit Voltaire à Nicolas-Claude Thiériot le 7 juillet 1760. Nul doute qu’il  s’agit là de notre aventurier, lequel avait de bonnes raisons pour souhaiter de préserver la crédulité du plus grand nombre sur laquelle il faisait fond pour se pousser ou pour s’enrichir. On se rappellera qu’il feignait de se livrer à la magie et procédait à de cabalistiques manipulations de nombres à la faveur desquelles il s’imposa en qualité d’oracle auprès de nombreux personnages haut placés, en premier lieu auprès de Monsieur de Bragadin, patricien vénitien à qui il avait sauvé la vie et qui en fit son fils adoptif en le gratifiant de subventions  jusqu’à sa mort survenue en 1767. Il mystifia aussi dans des circonstances invraisemblables la riche marquise d’Urfé qui, aspirant à changer de sexe, le prit toujours pour un mage susceptible de l’inséminer pour la faire revivre dans le fils qu’elle aurait mis au monde… La liste serait baroque… et longue.

Blessure narcissique

“Je suis parti assez content d’avoir dans ce dernier jour mis cet athlète à la raison”, remarque-t-il à la fin de son récit tout en avouant qu’il lui resta une mauvaise humeur ayant persisté dix ans, durant lesquels il critiqua “tout ce qu’il lisait de vieux et de nouveau que ce grand homme avait donné et donnait au public”. Sa longue colère passée  (vive fut la blessure narcissique !), il devait faire amende honorable et reconnaître qu’il aurait été préférable pour lui de “douter de ses jugements”. Il reste que, comme le dit M. Maynal, Casanova, habitué à plaire, souhaitant emplir les Délices de sa présence, “voulut plaire et ne plut pas, n’ayant pas su s’oublier  quand il le fallait”.

 

Comme Pangloss

Au moment de la rédaction de ses Mémoires, soit trente ans plus tard (ou vingt ans après sa “colère”), il prétend sereinement faire à Voltaire, qui ne se manifesta plus jamais  à lui en dépit des attaques qu’il publia contre le philosophe, une “très humble réparation”…  Une dernière explication, pourtant. Le récit de Casanova est discontinu. Entre les différentes réceptions aux Délices où il espérait parader, le Vénitien a vécu des aventures d’un tout autre genre. Descendu dans la meilleure auberge de Genève, il  avait été approché par un  syndic (il y en avait quatre élus annuellement à Genève – c’étaient un peu les conseillers d’Etat de l’époque), “grand écolier d’Epicure”, dont la conversation l’avait délassé (de celle de Voltaire, faut-il comprendre) car il n’y était pas question de littérature, mais de plaisirs. Peut-être s’agit-il de Michel Lullin de Chateauvieux. Ce nouveau compagnon l’introduisit auprès de trois demoiselles “faites pour l’amour” quoique n’étant pas des beautés. Un peu comme Pangloss, mais en présence du syndic qui voulait apparemment profiter des “leçons” sans pouvoir être actif lui-même, Casanova leur démontra, chacune à son tour, comment il convenait de comprendre le gaudeant bene nati  d’un poème licencieux (“que ceux qui naissent bien pourvus se livrent au plaisir”). On a compris que l’aventurier, éprouvant des difficultés à  faire la leçon  au grand homme, se dédommage sur un terrain qu’il connaît mieux, où il règne en maître – ou en charlatan, c’est selon. Entre chaque visite  rendue à Voltaire – tel est du moins le montage  réalisé par le mémorialiste – Casanova accomplit des exploits galants au cours desquels il se refuse à faire usage des “redingotes d’Angleterre” (l’ancêtre du préservatif  : de “tristes fourreaux”, selon lui), mais propose de petites balles en or massif de son invention qu’il a fait fabriquer chez un orfèvre de la place et qui, démonstration à l’appui,  doivent garantir ses partenaires amusées “de toute conséquence désagréable”.

Telle est l’étonnante façon dont Casanova prend sa revanche sur Voltaire, trente ans après, nullement guéri, on le voit, de la blessure d’amour-propre reçue aux Délices. Le Vénitien rapporte que Voltaire, apprenant qu’il voulait quitter Genève  après sa première apparition, “soutint que sa visite devenait insultante s’il ne restait au moins huit jours”. Après sa dernière visite, la plus pénible, il prolongea donc son séjour de vingt-quatre heures : non pour Voltaire, dont il aurait refusé selon une autre source une dernière invitation, à Ferney, cette fois; mais pour les trois filles de Fernex  (en une astucieuse substitution compensatoire !).  Pour les êtres avec qui, lors de cette halte,  il fit “toutes les folies que son esprit put inventer”, habile à abolir les distances, alors que le grand homme, un moment approché de fort près, les avait trop exactement marquées à son goût.