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Fuir la famine

La grande famine de 1845-1849, due à une maladie de la pomme de terre, que les Irlandais avaient adoptée massivement, dans une sorte de monoculture étendue à toute l’île, provoque une émigration massive vers l’Amérique du Nord.
A New Ross, port de départ important à l’époque, un navire, construit au Québec (faute d’assez de bois en Irlande), le Dunbrody, assure des navettes transatlantiques. Il a fait naufrage en 1875 à Terre Neuve mais une réplique a été construite en 2001, devenue un musée à New Ross sur la rivière Barrow. Des générations d’Irlandais, comme les Kennedy, vont faire fortune au Nouveau Monde, dans des noms qui nous sont maintenant familiers : Ronald Reagan, Walt Disney, Grace Kelly, Henry Ford, Spencer Tracy, Eugene O’Neill, Flannery O’Connor, Maureen O’Hara, Liam Clancy, Andrew Jackson, etc., etc.

All they possessed was courage and hope
As they sailed away from the dismal port of Ross,
Never again to see their homeland or loved ones.

We had six deaths on board, three were infants born on the passage, and three were very old people who were nearly dead before they left Ireland.

Il y avait trois classes sur le navire, voici les récits de deux passagères, l’une en troisième classe, l’autre en première, un aperçu poignant des inégalités :

Anne White
Bonjour à tous. Le capitaine m’a promis deux livres de pain supplémentaires par semaine si je vous raconte mon histoire. Je m’appelle Anne White, et je voyage avec mon mari et nos cinq enfants : les jumeaux, qui ont 14 ans, Richard qui en a 10, Henry, 6, et ma petite Anne, qui est née pendant l’hiver.
Nous habitons à 30 km d’ici, sur la propriété de Fitzwilliam. Mon mari, David, travaillait là-bas comme fermier, et il recevait un salaire d’un shilling par jour. Mais la plupart du temps il était malade, donc il ne travaillait pas et ne recevait rien.
Je ne regrette pas être partie, chez nous il pleuvait tellement que l’eau rentrait par le toit, et les enfants étaient toujours malades. J’ai perdu deux enfants l’hiver passé, et je ne veux pas que cette petite les rejoigne. On vivait assez bien quand les récoltes étaient bonnes, mais maintenant la terre n’est plus fertile et rien ne pousse.
J’en ai assez d’entendre les enfants pleurer quand ils ont faim. Notre propriétaire nous a parlé d’un billet gratuit et nous a dit que nous pourrions avoir une vie meilleure en Amérique. Je crois qu’il voulait simplement reprendre ses terres pour les vendre, car tous les fermiers étaient malades et les récoltes très mauvaises.
Et ensuite, lorsque Anne est née, j’ai dit à David qu’il nous fallait partir. Il était d’accord, car nous savions tous deux que nous ne pourrions supporter la mort d’un autre enfant. « Ils auront une meilleure vie que nous », m’a-t-il dit, et cette nuit il est allé voir le propriétaire pour se renseigner sur le billet gratuit.
Cela a été difficile d’annoncer notre départ aux enfants. « Où est-ce que nous allons, maman ? » Que pouvais-je dire, où est l’Amérique, je n’étais jamais partie de chez nous, sauf pour aller à la foire d’Aughrim. Je suis ignorante, la seule chose que je sais, c’est qu’il faut partir. Le trajet vers le navire prit deux jours. Le propriétaire a permis à Jack, un gardien, de nous emmener dans sa charette. On a pris tout ce qu’on possédait, mais il a fallu laisser la plupart des choses dans la charette.
Nous sommes rassemblés dans le bateau, nous avions plus d’espace à la maison, mais au moins c’est un lieu sec. Voilà une partie de nos rations pour la semaine. Peu importe si moi je ne mange pas, je peux survivre sans nourriture, mais je m’inquiète beaucoup pour les enfants, j’ai peur qu’ils meurent de faim. David, mon pauvre mari, est malade. Il a de la fièvre et ne mange plus du tout. Je crains qu’il ne survive pas au voyage. Il reste 50 jours. J’espère que nous pourrons y arriver, je ne sais pas ce qui va se passer, Dieu seul le sait !

Mary O’Brien
Aujourd’hui est le premier jour où j’ai pu me lever. La famille entière a des nausées. Aucun des médicaments que l’on a pris ne nous a aidés – quel gaspillage d’argent ! Et le temps a été affreux. Les vagues ont été si hautes que plusieurs fois nous avons craint la mort. Si j’avais su que la traversée serait si difficile, j’aurais réfléchi plus avant de vendre notre magasin et quitter New Ross.
Mais on n’avait pas vraiment d’autre choix, le commerce a été très difficile ces dernières années à cause du mildiou. Nous avions un des meilleurs magasins de New Ross, mon père l’avait commencé avec rien, je ne pouvais supporter l’idée de le voir échouer. « Faisons crédit, disait John, ces temps difficiles vont passer. » Cela fait plus de deux ans maintenant, et je ne pourrais même pas vous dire combien nous doivent nos amis, nos voisins et des inconnus !
Il y a trois mois j’ai reçu cette lettre de mon frère à New York, il est là depuis trois ans et il a un magasin très populaire là-bas :

« Mary et John,
Vous ne pouvez pas imaginer combien il est facile de gagner de l’argent ici. Je garde le magasin ouvert 6 jours sur 7, et je ne ferme presque jamais avant 22h. Le travail est dur, mais ça vaut la peine. Vous vous souvenez des mots du père : « Si on travaille bien, on prospérera. » C’est la vérité ici ! J’ai cinq employés maintenant, dont un du comté de Wexford. Je pense à ouvrir un autre magasin, dans la région de Buffalo. Alors si vous vous ennuyez à New Ross, si vous voulez relever un défi, vous pouvez recommencer ici. J’ai besoin de quelqu’un pour gérer le magasin. »

Bon, je vous assure, lorsque j’ai reçu cette lettre mon mari et moi en avons beaucoup parlé. En un mois nous avons tout vendu, et acheté le billet pour nous et nos deux enfants. Je suis rassurée de savoir que mon frère nous logera, il m’a dit qu’il y a des chambres au-dessus du magasin, et nous pourrons y rester autant de temps que nécessaire, avant de trouver un autre logement. Nous avons l’argent de la vente, donc pas de problèmes financiers. Les enfants sont très contents et j’ai hâte de travailler avec mon frère, et d’avoir une clientèle qui paye !
Les conditions à bord du navire ne me plaisent guère, nous avons payé 25 £ pour notre cabine, mais c’est petit, il n’y a pratiquement pas d’espace pour les affaires. C’était 5 £ en troisième classe, mais après avoir vu comment c’était, je suis ravie quand même d’avoir une cabine ! Comment ces pauvres gens peuvent-ils vivre ainsi ?
Après la dernière tempête, nous étions sur le pont pour prendre l’air lorsque ces gens sont sortis pour nettoyer leurs quartiers. Leur état malade et affamé m’a absolument choqué – ils ont même fait peur à nos enfants ! Je l’ai dit au capitaine et j’ai suggéré qu’à l’avenir ils ne sortent que la nuit pour ne pas effrayer les autres passagers. J’ai aussi exprimé mon inquiétude à propos de l’hygiène et la propagation des maladies – on ne sait jamais !
Hier j’ai vu un enterrement dans la mer. J’ai eu beaucoup de peine pour cette femme et ses cinq enfants qui regardait le corps de son mari disparaître dans l’océan. Je n’ai aucune idée sur la cause de sa mort, mais je suis sûre qu’il ne sera pas la dernière victime. Je ne sais pas où cette femme va finir – on m’a dit qu’elle n’a que 40 shillings ! Je serai très contente d’arriver chez mon frère…

Ces deux récits sont fournis, en français, par le petit musée à côté du Dunbrody, à New Ross, Irlande.