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“Carnet de Louisiane” 1 : La table d’eau

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Petit Moleskine de Bâton Rouge

      AVRIL 2004

 

« L’obscurité de notre hic et nunc joue […] un rôle, un rôle spécial de stupéfiant, d’engourdissement, de retardement. De telle sorte que ce qui est le plus loin de nous, voire ce qui se tient là-bas tout à fait en marge, puisse à l’occasion refléter ou trahir notre propre condition mieux que les alentours trop proches »

Ernst Bloch, Traces, trad. P.Quillet et H. Hildenbrand, Paris : Gallimard, coll. « Tel », 1998, p. 93.

 

I – LA TABLE D’EAU

 

Adieu. Par ce premier mot ce carnet est le mien, un jet d’encre l’aura souillé. Je sais déjà que je m’en déposséderai aussitôt, puisqu’il est destiné à la Hill Memorial Library. Néanmoins, Carnet, par ces mots, je t’assigne. Certes je l’ai toujours su, les mots sont des emprunts ce sont toujours les mots des autres. Mais cette fois-ci je ne croyais pas devoir les restituer si tôt. Si j’en fais des alliés en ce moment même, c’est que j’attends déjà leur bienveillante trahison.

 

Les approcher assez pour les obliger à se prononcer. Il faut pour cela la patience de l’eau,  qui travaille la soumission de la terre, merci.

 

Ouvrir ici la mise en scène du carnet  dans le carnet.

 

Longtemps j’ai tenu le carnet de l’an,  je ne saurais dire pourquoi j’ai cessé.

 

Un jour je reprendrai l’habitude du carnet de l’an, parce que je voudrais m’accompagner moi-même, pour déclarer que, le moleskine en poche et moi-même, sommes compagnie.

 

Ce qu’il y avait dans le chapeau ?

 

Il y a longtemps déjà, je n’allais nulle part sans  mon chapeau noir. Un jour j’ai découvert que je ne l’avais plus, sans pouvoir dire où je l’avais oublié et depuis combien de temps.  Il n’était pas là pour me dire depuis quand, les disparus parlent rarement de l’absence.

 

Alors, ici, adieu au chapeau et déjà, adieu carnet : chaudron noir de mes pensées.

 

Certes je dois mieux m’accompagner, ce carnet sera moi, j’entamerai sa solitude, ouvrant entre lui-même et moi un écho de l’être. Ce n’est qu’une voix qui s’éloigne et se perd, une voix qui se parle au-delà d’elle-même.

 

Lorsque nous sommes perdus en forêt, que l’on soit seul ou pas, on se fait les mêmes questions réponses que si nous étions deux. La nuit qui tombe, les chemins incertains, sont un cercle d’angoisse, une douve grise dans laquelle les interlocuteurs ont tourné d’un quart de tour et ne coïncident plus avec eux-mêmes. Alors ceux qui se parlent ne sont plus ceux qui marchent.

 

Une connaissance par le proche qui introduit dans le proche la séparation qui rend cette connaissance possible.

 

Partant de ces notes griffonnées jusqu’à l’établissement définitif du texte, nous accomplissons l’exploit d’une traversée des marais du langage. Car un texte n’est jamais terminé, plus on y remue les mots et les phrases, plus on s’y enfonce. 

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Il s’agit aussi d’un estuaire avec alluvions et marées. Quand la bouillie verbale prend forme, une succession de sons articulés se découpe, les mots surnagent. En fait c’est notre langage qui organise le monde, il ne détermine pas seulement ce que nous pouvons dire, mais aussi ce que nous pouvons toucher, voir, sentir, – toutes choses rendues possibles par le monde lui-même qui, complice, se prête à tous les discours. Mais aussitôt le monde nous rejette, les mots nous désavouent. Épiphanies cycliques d’un monde qui se donne et se refuse.

 

Le silence a quelque chose de l’écume.

 

Dès notre arrivée, Adelaide, venue nous chercher, les Gleize et moi-même, à l’aéroport, elle nous parle des événements historiques qui ont conduit à la fondation de Bâton Rouge, elle nous parle aussi de la table d’eau. Voilà qui pique ma curiosité, voilà la table sur laquelle je voudrais écrire.

 

Table d’eau : dessus de la zone saturée d’eau dans le sol, selon le niveau de la couche aquifère. Je suis fasciné par cette nappe souterraine, je la crois vivante – ou plutôt elle me semble un sentiment  de vivre partagé entre nous tous, une nappe à la fois psychique et affective.

 

Grésillement de l’encre, l’horizon vertical, debout paysage!

 

La peur est une ombre,  elle peut être un maître sévère.

 

La lumière sera toujours là pour nous, elle sera encore là lorsque nous devrons accepter  l’Obscur.

 

Le premier poème du monde  fut – dans une neige de printemps – un piétinement d’oiseau 

 

Sous le soleil de Louisiane,  je pense aux neiges d’avril.

 

La chaleur à Bâton Rouge a-t-elle roulé sur mes terres hivernales du Saguenay? Ou plutôt mes terres de froid, encore assoupies dans la profondeur, ont-elles glissé sous le sol verdoyant de la Louisiane ? J’approche un territoire à travers un autre,  je syntonise mes plaques tectoniques.

 

Laisser descendre le flocon parfumé, l’apercevoir avant qu’il ne soit déposé. Ses labyrinthes cristallins s’évanouissent sans poussière.

 

Le ciel est  une larme, étoiles nageuses.

 

D’autres traits ?

 

J’approche ce territoire avec une autre saison, chaque fleur d’ici perce une neige de là-bas. À Abbeville je m’intéresse davantage aux fleurs aperçues dans quelques jardins qu’aux bâtiments historiques. Tout récemment arrivé en Louisiane, je vois le jour d’hui à travers le souvenir encore vif d’où j’étais. Je suis ici, apportant avec moi tout le système d’appuis et d’arcboutants, d’étais et de remblais, par lesquels je me soutiens comme je suis.

 

Les étais, – l’imparfait de l’être aux premières personnes – tous les états d’être, les miens comme ceux d’autrui, sédimentent le sol afin de le stabiliser. Ici tout est sol friable, eaux divagantes du delta, j’apporte une architecture d’étais. Les étais qui s’appuient sur des étais, indéfiniment dans l’origine du temps. Échafaudages vertigineux pour soutenir la pointe de chaque instant,

 

Le cosmos est une couleur intrépide.  C’est la couleur de l’audace absolue. Cosmose

 

J’ai en moi tous ces (formes que j’) étais pour ne pas m’écrouler, – ainsi de ce carnet, sitôt que je m’en empare, il devient un herbier de pétales blancs. Ici j’apprivoise mon enchevêtrement précaire dans la cosmose.

 

Et je dois découvrir ici même comment les choses les plus simples contribuent à la vie d’ici, -permettent à toute une collectivité de se reconnaître comme partage d’une façon de vivre. Ainsi des Cadjins de Lafayette et alentour, mais d’autres aussi.

 

Apprécier toute la différence entre l’écrevisse « steamed » ou à l’« étouffée ». De ces deux mondes, le premier est exsangue et sublimé. Le deuxième est charismatique et relevé, avec des valeurs sacrificielles d’envoûtements et de sang.

 

Une maison avec ses galeries et ses cales. Une barque avec son fond plat. Une musique avec son ivresse d’archet. Une écrevisse rouge cayenne …

 

Quelque brusquerie élève l’humain hors de l’indistinction de la chaleur accablante, de l’humidité pénétrante … – et façonne son mode d’exister. Mais attention, ce n’est pas le premier surgissement. Les innombrables bayous auront été le terreau d’une diversité de cultures tantôt charismatiques, religieuses, vodoo, évangélistes, klaniques … – depuis le simple déni de l’affaissement, jusqu’à l’élaboration d’un système d’étayages existentiels qui aurait pour ambition la mise en place d’un univers invariant.

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[Retour aux terres du froid] Petit à petit, par piétinements délicats et successifs,  je crois à l’existence de l’âme, qu’en nous, elle touche à tout.  Bientôt, toutes choses à rebours, se retournent les unes contre les autres dans un assaut complice. Alors nous voyons qu’il n’y a, là-bas comme ici,   que l’âme qui soit bien réelle.

 

Là lumière sera toujours là pour nous, enfin pour ceux qui auront su, au cours de leur vie, en constituer une réserve.

 

Ce qui va au-devant des choses c’est une émotion qui creuse l’émotion,  qui sonde le sous-sol de la tristesse. Patiemment déposée en nous-mêmes, elle saura contester l’avenir. Patiemment les souffrances sauront émailler les joies.

 

Terres inhospitalières : au Canada, on attendait le printemps pour enterrer les morts. En Louisiane, toute l’année, la terre est trop gorgée d’eau, ils restent surélevés dans des mausolées. Ceux-là ne se parlent plus ?

 

Quel empire exerçons-nous sur la peur, en deçà de la carapace de nos  crispations ?

L’air que je respire depuis toujours figé par un effroi originel. Il a fallu l’éclair soutenu et le monde traversé.

 

Où est le ciel ? ce n’est pas le jour. Où est le jour ? ce n’est pas l’heure. Où est l’heure ?  ce n’est  pas la blessure. Ainsi du monde blessé, de ses lèvres de sang, nous voulons y déposer un  baiser.  Nous avançons le long de la crête de tous les cris. 

 

Nous tentons plus que jamais de colmater la béance inouïe avec un bavardage de machines. Est-ce le ciel trop vide, ce monde à perte de vue ? Ici, à la Nouvelle Orléans, une armada de pompes travaille inlassablement contre le ruissellement du dehors.

 

Une flèche incandescente relance l’aventure de l’esprit,  au-delà de sa propre compagnie. J’accompagne bien fidèlement celui que  je crois être. Je lui substitue aussi une usurpation douce. Je l’ai remplacé par une conscience anonyme. Je l’ai couronné lorsqu’il a renoncé au visage.

 

Le peu.  De plus en plus,  cela te prend peu pour te caler.

 

Tu te tiens debout sur un grain de sable – petit planétaire.  Le puits du dedans s’est vidé,  enfin.

 

Ventriloquie, le ventre fait parler une tête. Encéphaloquie, la tête fait parler autre chose, un ventre de fond.  Le cirque n’est jamais reparti,  les bateleurs et trapézistes  se sont mêlés à nous dans les bruits de tête.

 

Il suffit d’un signe, un appel lointain, – clef de  réconciliation avec la nudité de la vie.

 

En mes carnets d’antan je n’ai rien dit, j’ai fait du bruit pour suggérer, en quelques lieux, qu’un sens  était attendu. Je veux retrouver une attente limpide que le bruit de ma tête rendait confuse.

 

La pierre se superpose à la pierre,  quel exploit – le pierrier se dresse,  c’est un mur. C’est davantage, c’est une levée existentielle.

 

Quelles stipulations ? Tout ce qu’il faut jeter en l’air pour le voir retomber en équilibre parfait – la flore psychogène des colonnes!

 

Qui se méfie de ses propres sens, qui se méfie de ses propres pensées : il ne saurait porter le poids du paysage, l’horizon rugissant.

 

C’est cela être au monde, il y a  un trop plein d’émois et aussi un repli pour mémoire.  Une multitude de voix nous échappent, elles courent deci-delà et n’ont de cesse de tout nommer. Ainsi la sueur et les larmes auront tant creusé – elles auront fait descendre dans la fosse une folie dansante. Car cette folie est l’enveloppe de toutes nos sensations.

 

Posons brutalement la question : où est passé la sueur et le sang des esclaves, déportés, bagnards, trappeurs Créoles, Cadjins, ou Cajuns et Injuns, Africains, Français, et aussi les Allemand, Écossais, Irlandais, Espagnols – tous les sacrifiés de la terre louisianaise ? Rien n’a été bu par la terre, la table de souffrance est restée au ras du sol, nulle profondeur pour enfouir la passé, tout reste présent, – tout reste à fleur d’eau.

 

Ainsi du rythme, le corps répond par le frémissement à toutes les provocations. Il tente de se libérer d’un déhanchement, de le passer à d’autres corps, avec rythme. Il faut se figurer une circulation énergétique où les fluides corporels s’échangent avec force, parfois à contre-courant.

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Alors les canaux de drainage, les ponts, les barrages, les traversiers et les bayous parleront d’une impatience de vivre, ils ne parleront pas de l’épanchement du sang, de certaines stagnations monstrueuses. 

 

Nous sommes au service d’une aventure. L’oiseau migrateur n’appartient à aucun des territoires qu’il traverse, quoiqu’en pense le chasseur. Et pourtant combien de vols interrompus en plein ciel,  encore figés là?

 

Nous pouvons longtemps ramper à plat pour trouver la forme du sol, retenir en soi cet arrondi, si la courbe se fait sentir.

 

Suivre les convolutions de cette terre imprégnée avec un sentiment de nécessité. Pour faire vivre les sens dans la pensée, laquelle est déjà une certaine vie des sens.  Parce que la pensée est depuis toujours heurtée par un ébranlement plus vaste d’où elle tire son élan. Elle est la flèche du vol figé.

 

Devant la pensée se creuse un fossé, les deux mille ans qu’il a fallu, et qu’il faudra encore, pour prendre la  mesure d’une idée. Dans chaque instant nous attendons que quelque chose de la vie se dise dans la vie même.

 

Devant l’innommable laisser croître le nom, puis aussitôt, un par un,  dé-nommer les noms. Combien de millénaires pour écrire sur des petals blancs?

 

Maintenant le cran.

 

Le temps réel ne tolère aucune hâte et aucun délai, tandis que l’espace est imaginaire, il tolère le franchissement des limites au-delà. L’imaginaire est une réalité plus grande encore, parce que cette réalité contient l’homme.

 

Le paysage devient la table de travail et  Dieu le contour étincelant de notre RAGE.

 

Agrandir notre univers ! C’est une exhortation naturelle.  Cependant ce que nous appelons univers est déjà une image poétique et aussi un désir d’agrandissement. Sans négliger le fait que cette exhortation elle-même, le langage dans lequel elle lance son appel, tous ces mots dessinent un axe qui est déjà une ligne d’univers. Quelle auto-définition de l’univers s’empare de la bouche des mots?

 

Aller à la plaie. La sonder par dépassements successifs. Le désir est dans la pierre, nous retrouvons l’expédient magique – au prix de la perte et du désenchantement.  Entzauberung der Welt.

 

A-t-il? Nous pouvons interroger sans nous laisser intimider par la puissance d’affirmer : Il y a! J’aime cette bifurcation dans le il Y a.

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Le bruit ne peut échapper au bruit pourtant la douleur a besoin de silence.

 

Ce qui se  heurtait de proche en proche se réconcilie dans la distance.

 

Cela va de soi, le réel se produit comme réel, et nous sommes une des formes par lesquelles il se produit. Mais alors qu’en serait-il d’un réel qui se fuit, qui se travestit pour ne pas se reconnaître.  Pour s’échapper à lui-même?

 

Faut-il être fou pour formuler l’hypothèse d’un auto-escamotage du réel? Alors nous ne savons plus de quoi nous parlons. Alors le réel s’échappe, s’il parvient à se dérober il n’en restera que la folie de l’existence, de toute existence effondrée.

 

Nous en sommes là, nous subsistons non dans l’être mais dans une folie de destruction de soi par soi. Louisiane : la terre a déjà été im-mondée, l’étendue est en sursis. Le fleuve est crue est le ciel ouragan.