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Une vie, une œuvre : « Légendes du je » de Romain Gary

Romain Gary et Émile Ajar, Légendes du je. Éditions Gallimard, Collection Quarto, 2009, 1428 p.

Henric

          Bien qu’ayant tenu au début des années soixante une chronique littéraire dans un hebdomadaire de la presse communiste, je ne me suis jamais considéré comme un critique professionnel contraint à rendre compte objectivement de l’activité éditoriale du moment. Mon engagement politique et surtout mon intérêt d’alors pour ce qu’on appelait les avant-gardes littéraires, le surréalisme et ses dissidents, dont Artaud et Bataille, le Nouveau roman et les premiers écrits du groupe Tel quel, également pour les « grands » modernes qui n’étaient pas en odeur de sainteté aussi bien dans les publications communistes que dans la presse dite bourgeoise, je pense notamment à Joyce et Céline, me faisaient volontairement négliger tout un pan de la littérature française tenue à mes yeux pour dépassée, ringarde, voire réactionnaire. C’est dire que les romans de Romain Gary ne pouvaient avoir de place dans mon panthéon littéraire. Des livres qui racontaient des histoires, dont on pouvait tirer des films (mauvais, en plus), pouah ! Et puis un écrivain de droite, gaulliste, qui en plus crachait sur Freud et sur les écrivains qui avaient marqué (et continuent de marquer) le 20ème siècle… La seule chose qui à l’époque aurait pu ébranler mon jugement, c’est l’exécution, dans le plus pur style stalinien, des Racines du ciel (Goncourt 1956) par André Wurmser, dans le journal d’Aragon, les Lettres Françaises.

Le temps a passé. Les convictions idéologiques, les a priori doctrinaux ont pris du mou, certaines œuvres portées au pinacle par un enthousiasme juvénile ont pâli, d’autres, négligées, ont pris du poids. De Romain Gary, je n’avais qu’une image, celle qu’on voit sur des photos de lui, abondamment reproduites, et tel qu’il se décrit avec humour à plusieurs reprises dans ses écrits autobiographiques : le mec viril, « roulant des épaules, la casquette sur l’œil, les mains dans les poches de cette veste de cuir qui avait tant fait pour le recrutement des jeunes gens dans l’aviation ». Amateur de biographies, j’ai lu celle que Myriam Anyssimov a écrite sur le romancier aux allures de dur à cuir. Quel formidable roman que cette vie ! Tout dans le personnage m’a immédiatement touché et a suscité chez moi une chaleureuse empathie. Ses origines, son enfance, son combat contre le nazisme, son incorrection politique et idéologique, son courage physique, son sens de l’injustice, de la révolte, son égocentrisme paradoxal et son autodérision, sa morale amoureuse et sexuelle (ô combien scandaleuse pour notre temps camé à la camomille — lire ses propos sur la prostitution, sur l’inceste), son rapport aux femmes, sa douloureuse liaison avec Jean Seberg, ce mélange de fragilité psychique et de force morale, son dandysme, ses fringues pittoresques, ses bagues, ses chiens, ses chats, ses cigares, et sa façon de dire, canon de révolver Smith & Wesson glissé entre les lèvres et dirigé vers le palais « Au revoir et merci »… Il me restait à lire ses livres, pour vérifier que vie et œuvre allaient de pair. J’ai lu, dans le désordre, les Oiseaux vont mourir au Pérou, la Nuit sera calme, Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable, Clair de femme, Chien blanc

Le Quarto qui vient de paraître, titré Légendes du je, propose un choix de romans et de récits de Gary (choix assumé et justifié dans son éclairante préface par la responsable de cette édition, Mireille Sacotte). On y trouve Éducation européenne, Chien blanc, les Trésors de la mer rouge, les Enchanteurs, les récits signés Ajar, et ce qui est sans doute le chef-d’œuvre de Gary, cette autobiographie (très) romancée, la Promesse de l’aube. On suit au fil des pages de celle-ci comment une vie est abordée « comme une œuvre artistique en élaboration », et comment sa « logique cachée mais immuable » est « toujours, en définitive, celle de la beauté ». Le livre, écrit très justement Mireille Sacotte, est « un traité paradoxal sur la force des faibles et la faiblesse des forts ». Avec quelle tendresse le faux « dur » mais vrai « fort » dresse le portrait de cette femme forte, canne menaçante à la main et clope toujours au bec, sa vieille mère juive qui l’habite de son souffle, lui communique sa fougue, sa violence, son irréductible esprit de résistance. C’est elle qui lui apprendra à reconnaître ses ennemis de toujours : Totoche, le dieu de la bêtise, « derrière de singe et tête d’intellectuel primaire », Merzavka, « dieu des vérités absolues » qui trône sur des monceaux de cadavres, et Filoche, « le dieu de la petitesse, des préjugés, du mépris, de la haine ». C’est elle, c’est son esprit de rébellion, qui le poussera à combattre le « gouvernement des têtes baissées » de Vichy et à s’engager dans les Forces aériennes françaises libres. Belle lucidité de ce faux macho qui confesse que ce sont toujours les femmes qui lui ont donné la force de faire face à la vie. C’est lui, avec ses attitudes de « viril protecteur » qui en vérité s’accrochait à des mains féminines pour ne pas sombrer avec un monde qui croulait autour de lui.

Mais j’en viens aux derniers et radicaux avatars du « je » de Roman Kacew, dit Romain Gary, né en 1914 dans la communauté juive d’une petite ville de Lituanie : les livres signés Ajar. Je n’avais lu aucun d’eux, ni Gros-Câlin (qui ne figure pas dans le Quarto), ni la Vie devant soi, ni Pseudo. Ces débats d’alors pour savoir qui se cachait derrière le nom d’Ajar — débats au cours desquels, comme le note Gary dans son ultime confession écrite Vie et mort d’Émile Ajar, la « critique parisienne », à quelques exceptions près, fit la preuve de son inculture, de son incompétence et de sa suffisance — me paraissaient, à tort peut-être, d’aucun intérêt. J’avais en cours d’autres lectures et d’autres controverses requéraient mon attention. Après la découverte du pot aux roses, s’est imposée, sans voix discordantes, me semble-t-il, que les Ajar étaient du grand, du très grand Gary. Grâce à Quarto, je viens enfin de lire la Vie devant soi. C’est drôle, c’est bien fait, c’est un rien démago, c’est fait pour avoir un prix (il l’a eu), pour faire un film (il a été fait). Cette langue qui veut faire peuple a quelque chose d’emprunté. Ce n’est ni celle de Céline ni celle d’Aragon. Des expressions comme « rubis sur l’ongle », dormir « du sommeil du juste », « discuter le bout de gras », « la trêve des confiseurs », sonnent faux dans la bouche d’un Momo, ce petit arabe de Belleville. Quant aux phrases très tarabiscotées, elles n’arrivent pas plus à donner le change. Gary termine ainsi Vie et mort d’Émile Ajar : « Je me suis bien amusé (on peut le croire). Au revoir et merci ».

Au revoir et merci à Ajar. Re-bonjour à Gary.