Comptes-rendus Critiques Publications

« Le protecteur maudit » de Christian Tămaș

Un nouveau roman de Christian Tămaș vient de sortir aux éditions Ars Longa, Le protecteur maudit. Son titre oxymorique suffit pour susciter la curiosité du lecteur. L’incipit nous fait découvrir le thème du voyage, de prédilection dans sa création, mais l’un inhabituel, dans le mental d’un personnage après le choc d’un accident. Il s’ensuit une structure de labyrinthe du récit et un glissement du réel dans l’irréel, dans le fantastique onirique.

En effet, il s’agit d’un voyage de nuit en voiture vers Paris de deux amis, Georges et Pierre. De l’aventure et du mystère, l’auteur en offre pleinement au lecteur. Le voyage réel n’est qu’un prétexte pour nous porter ailleurs, dans le labyrinthe mental d’un personnage traumatisé, en état d’inconscience.

Le lecteur est mis en face d’un récit compliqué, difficile à démêler, car l’auteur y superpose temps, personnages, identités, leur vécu. On découvre graduellement les aïeuls de Georges, un architecte qui remonte vers Paris, après une soirée passée chez madame Delmar. Celle-ci avait fait l’arbre généalogique de son nom, Lamotte, remontant au temps des croisades et lui en avait parlé sans être prise au sérieux.

Le voyage est brusquement interrompu par une collision avec un motard qui fait sortir la voiture de l’autoroute. C’est l’instant où les deux voyageurs plongent dans l’irréel, se retrouvent dans une forêt bizarre, immobile, où le temps s’arrête, le moteur de la voiture aussi, Pierre disparaît sans traces et Georges a un nouveau accident. À la suite d’une chute brusque dans un bois irréel par son aspect, son corps semble se disloquer de sa tête et il est entraîné dans les plus bizarres aventures par des personnages tout aussi étranges. C’est comme un voyage de rêve en rêve, dans le temps et dans l’espace où il rencontre des gens qui lui semblent connus, avec le sentiment de déjà-vu, mais sans se rappeler leur identité.

Le lecteur est emporté dans d’autres époques où Georges rencontre l’esprit de ses ancêtres et vit une séquence de leur vie, celle où chacun avait subi le choc d’un accident : le comte de La Motte dont la chute du cheval a causé sa mort, le colonel de La Motte décapité par la lame d’un sabre, le baron de la Motte etc.

Plus en avance avec la lecture, on comprend qu’il s’agit d’une régression dans le temps, d’un délire onirique du personnage dans la tête duquel se mêlent des séquences du passé et du présent, avec de brefs instants de réveil et de lucidité pour succomber ensuite dans l’inconscient. La chute, l’accident, le choc, la mort des personnages relient les séquences irréelles vécues par Georges, spectateur des morts violentes de ses ancêtres pendant l’hypnose à laquelle il est soumis par son psychiatre.

Il y a plusieurs accidents dans des temps et des lieux apparemment différents: la chute de Georges dans la forêt, du compte de La Motte du cheval pendant la traversée de la même forêt dans un autre temps, du colonel de La Motte pendant une bataille dans un autre siècle, de Georges adolescent sur sa moto, coupable de la mort de sa bien-aimée Margot. Chaque fois le personnage se retrouve dans un lieu étrange, rencontre des personnages bizarres, confond les réalités superposées, terrorisé par un regard perçant, inhumain, invisible au début, qui le transite comme le froid de la mort. Une voix de l’intérieur de son cerveau le pousse à avancer vers des espaces clos de vieux châteaux, à l’aspect de caveau, à voir des scènes violentes de batailles médiévales, décrites en détail, comme prises sur le vif par le romancier, à sentir chaque fois la terreur et la mort le pénétrer. Il est partout, au milieu des paysages et des événements effrayants, voit et sent comme dans un film en 3D, dans un délire onirique que seul le docteur commence à démêler.

Sa douleur affreuse à la tête, la pression sur le crâne, la sensation de vertige et d’être aspiré par un tourbillon dans un gouffre noir, le jet de lumière brillante qui jaillit et s’éteint dans son cerveau, son sommeil prolongé, la voix vibrante de sa tête, ses confusions aux brefs réveils font comprendre que le personnage a subi une commotion pendant la chute, qu’il est plongé dans le délire de ses visions, transporté dans l’irréel.

Le lecteur se trouve en face d’un récit compliqué, suit le personnage dans son labyrinthe mental, assiste à des scènes invraisemblables qui semblent si réelles sous le pinceau descriptif du romancier, essaie d’éclaircir le mélange d’images, le réel de l’irréel, devine peu à peu la cause de la mort des ancêtres du protagoniste: un bijou étrange de famille porté par chacun à l’instant fatal, un talisman à tête de dragon, aux yeux pénétrants.

Le psychiatre qui soigne le malade inconscient n’est pas à son premier cas de ce genre. Il tente une expérience dangereuse pour lui, similaire à celles des romans de Christian Tămaș Le chevalier noir (2019) et Un nom sur le sable (2021). Il veut découvrir la racine du mal causé par le talisman maléfique à ceux qui le portaient. Il tente de pénétrer dans le cerveau de son patient, le suivre dans sa régression dans le temps, voir avec lui son passé le plus éloigné pour comprendre le rôle du talisman dans la mort des personnages au fil des siècles. Une fois identifiée la cause du mal qu’il provoque, il tentera de l’éliminer pour sauver la vie de son patient. Mais le transfert de personnalité sous l’hypnose risque de faire périr docteur et patient. Pour sauver Georges, le psychiatre a besoin du talisman, trouvé par sa femme, Hélène, parmi ses objets après son accident. Elle lui révèle la malédiction supposée de cet objet porteur de malheur sur la famille de son mari.

La présence du bizarre talisman sur son bureau provoque au docteur des hallucinations pareilles à celles de son patient. C’est ainsi qu’il assiste à un étrange jeu de cartes dans un vieux château. Autour d’une table sont réunis les esprits des personnages décédés à cause du bijou fatal à la tête de dragon. Ils revivent chacun l’épisode de leur mort sous les yeux effrayés de Georges obligé à y participer. Le lecteur découvre le rôle paradoxal du talisman dans la vision d’un effrayant événement historique du 13-e siècle passé dans le château forteresse de Montségur: la résistance des cathares sous le siège de l’armée du roi qui voulait les obliger à abandonner leur foi pour passer au catholicisme, leur trahison par le baron de La Motte, un aïeul de Georges de Lamotte, la mort atroce des cathares survivants brûlés vifs sur le bûcher, le vol du talisman protecteur à la tête de dragon porté par leur prêtre Jean d’Albi, la malédiction proférée par celui-ci sur le baron voleur et traître et sur ses successeurs.

Le psychiatre découvre le secret du talisman: il était protecteur avant l’horreur de Montségur, mais il sera investi de malheur sur le baron, sa famille et ceux qui le porteront par Jean d’Albi pendant sa mort terrifiante dans les flammes du bûcher. On comprend à ce moment que le regard perçant qui hante Georges dans son délire onirique et la voix de sa tête le poussant vers des visions effrayantes appartiennent à ce personnage historique, dont le spectre l’accompagne dans sa régression temporelle avec son frisson glacial de la mort. Ce sont lui et le talisman la clé vers la guérison de son patient par un retour en arrière dans ce temps-là.

Le romancier réussit à merveille à faire comprendre au lecteur un cas compliqué de psychiatrie sans faire appel à des termes de médecine, uniquement par la narration, évidemment difficile à démêler à cause de la superposition de temps, lieux, identités dans l’exploration du labyrinthe mental de son protagoniste. Il réunit avec un talent narratif à envier des connaissances historiques, psychologiques, psychiatriques, mythologiques dans un récit épais, fragmenté, syncopé, hallucinatoire, conduit graduellement, à main de maître vers sa fin, pour en garder le mystère tout au long de sa ténébreuse histoire. Mais il laisse partout des signes pour le lecteur pour le mettre à l’épreuve dans son aventure d’éclairage de la trame habilement imaginée et rendue dans un langage adéquat aux épisodes historiques évoqués, avec une prédilection évidente pour les batailles et la description des châteaux médiévaux et de leurs parages.

Christian Tămaș, Le protecteur maudit, Ars Longa, 2023.