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Un entretien avec Fabienne Kanor

A l’occasion de la sortie de son dernier livre, La Poétique de la cale – Variations sur le bateau négrier (Rivages 2022), Fabienne Kanor a répondu aux questions du directeur de Mondesfrancophones.

MF : Pouvez-vous nous parler de votre enfance, votre adolescence ?

FK : Mon enfance fut sans doute celle de nombreuses personnes issues de parents immigrés et n’ayant pas eu la possibilité de faire de longues études. Dans l’appartement qui nous tenait lieu de « home », les livres étaient rares. Je me rappelle surtout la bible, quelques calendriers, un gros livre de cuisine du monde. Je me rappelle aussi cette énorme bibliothèque en chêne verni où mes parents rangeaient leurs papiers administratifs, des bouteilles de liqueur-pays, des chocolats quand venait l’hiver, des enveloppes provenant de la Poste (mon père était facteur puis agent de tri), des assiettes glanées dans les brocantes, des draps en vrai coton ainsi que quelques lots de livres choisis au hasard, achetés dans les mains d’un vendeur ambulant. Sur les étagères, Pagnol cohabitait avec Butor, Guy Des Cars, Péguy… Une enfance tournée vers l’intérieur. Sortir m’effrayait un peu. Je passais des journées à parler avec mes sœurs. Nous inventions un autre monde. Nous racontions des fables et fabriquions des intrigues sans poupées. Nous nous déguisions, parfois aussi. Nous chantions souvent. Et puis rentrait ma mère (elle était aide-soignante) avec son corps fatigué par de longues journées, une cigarette qu’elle avait bien méritée et d’autres histoires vraies. Petite, je pensais que je n’aurais jamais d’enfants, que je ne serais jamais une mariée, que je vivrais seule dans une bicoque avec des chats. Puis j’ai voulu devenir assistante sociale à cause de Joelle Mazart (une série télévisée), j’ai voulu être une professeure d’espagnole à cause de Mme Séligny (ma première et dernière professeure noire), j’ai voulu travailler dans la mode à cause du voyant Jacques qui officiait à la radio, j’ai voulu faire de la linguistique à cause de Nicole Gueunier (professeure à la Faculté des Lettres de Tours), j’ai tenté d’être journaliste parce que je désirais voyager, j’ai voulu faire des films à cause de Dakar où se tenait un festival de films africains dont je ne me rappelle pas le nom, j’ai commencé à écrire, j’ai écrit. L’enfance a duré longtemps. L’enfance dure encore. C’est elle qui revient parfois dans mes textes.

MF : Vous êtes à la fois écrivaine et, avec votre sœur, réalisatrice de films. Comment est née cette double vocation ?

FK : Réaliser des films, c’est un peu comme écrire, sauf qu’on travaille en clan, on travaille dehors, on crie beaucoup, on pleure beaucoup, on est obligé de s’en tenir à ce qu’on a dit. Si la comédienne est petite et rousse, pas moyen de la changer en grande femme noire. On n’a pas seulement des comptes à rendre au public, mais à la costumière, la script, l’assistante de réalisation, la productrice, la comédienne, etc. Avec Véronique, nous avons fait clan dès l’enfance. Parce que nous avons partagé la même chambre pendant des années, parce que notre parcours universitaire fut relativement cousin, parce que nous sommes hantées par les mêmes muses et les mêmes démons, nous avons très vite travaillé à quatre mains, deux bouches, deux paires d’yeux et d’oreilles. Ensemble, nous avons crée des émissions de radio, de télévision, et puis des films. Notre premier court-métrage (La Noiraude ou Marlène et les coqs noirs), nous l’avons réalisé en 2005, soit un an après mon premier roman D’Eaux douces. Je ne considère donc pas l’écriture et le film comme deux territoires distincts. Depuis 2004, je combine les deux genres,  les deux approches. Ce que j’ai dit, il m’arrive de le montrer. Ce que je filme, il m’arrive d’en parler. Ce n’est pas une double vocation, juste une manière de dire autrement ce que je dois raconter.

MF : Pour nous en tenir à la littérature, vous avez déjà publié une dizaine d’ouvrages dont quatre dans la collection « Continent noir » chez Gallimard. Est-ce à dire que vous vous considérez avant tout comme autrice noire ? En tout état de cause, puisque votre famille est d’origine martiniquaise, quel est votre rapport à la négritude de Césaire, à la créolité de Glissant ?

FK : Publier chez « Continent noir » ne fut pas un geste politique mais une rencontre avec un éditeur et des auteurs dont les imaginaires me parlaient, irriguaient le mien. Ce fut un beau chemin fait de festivals, de tables-rondes, d’échanges tantôt vifs, tantôt apaisés, de voyages en bande, de diners, etc. C’était sans doute, aussi pour moi,  appartenir à une famille. Dans ma chambre d’écriture, ce qui compte, c’est le mot, sa sonorité. C’est l’architecture globale, la forme que prendra l’œuvre. C’est le silence qu’il faut faire en soi pour laisser parler les personnages, les laisser s’installer sur la page, les laisser prendre le dessus. Ce temps-là est incompressible, entier et jaloux : il ne s’accompagne pas de discours. Je n’écris pas en me disant « je suis une auteure noire », « je suis une Martiniquaise de l’autre bord », « je suis une femme afro-descendante », etc. J’écris parce que j’ai des personnages qui étouffent en moi, qui veulent sortir de moi pour raconter, témoigner, vivre, survivre. Alors bien sûr que d’une œuvre l’autre, ce sont les mêmes terres qui reviennent, ces mêmes terres blessées par le fait colonial, le fouet, le nabot, le chat à neuf queues, le casque du colon, les ordres du colon, la maison du maître, la femme du maître, la Noire qui sert, la Noire qui serre le poing, le facteur à qui l’on crie « retourne dans ton pays », l’aide-soignante qui s’applique à lisser les cheveux de ses filles, les zodiacs qui partent encore, les vaisseaux qui sont partis….. Ces histoires de la grande Histoire traversent bien entendu mes écrits, et leur donnent une épaisseur historique et politique, mais cela ne se contrôle pas, ni ne se décide. J’écris avec tout ce qui me met en colère, tout ce qui me fait danser, tout ce qui me fait trembler, pleurer, tout ce qui me fait chaque jour me lever parce qu’il y a un travail à faire, un café à préparer, la vie à vivre. Impossible de démêler l’intime du politique, on le sait depuis Angela Davis et Helène Cixous. On l’a toujours su.

MF : Vous avez grandi à Orléans, en France métropolitaine, vous avez souvent voyagé en Afrique, vous enseignez désormais dans une prestigieuse université américaine, cependant vous semblez arrimée à la Martinique où se déroule cet entretien. Dans votre dernier ouvrage, La Poétique de la cale – Variations sur le bateau négrier, vous revenez sur l’histoire douloureuse de la population noire des Antilles et plus particulièrement de la Martinique, depuis les premiers esclaves arrachés à l’Afrique et transportés à fond de cale des bateaux négriers jusqu’aux Antillais aujourd’hui, toujours porteurs, selon vous, d’une blessure indélébile. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur cette « blesse » ? D’une manière générale et plus spécifiquement vous concernant, serait-ce trop dire qu’elle est le principe organisateur de toute votre œuvre ?

FK : Je n’ai rien inventé sur cette « blesse » ou « blès ». Le mot appartient au vocabulaire usuel des guérisseurs traditionnels martiniquais. L’un d’entre eux m’en a donné une définition simple : elle est un mal d’origine souvent inconnue (ce qui  rend le mal suspect) que certain.e.s patient.e.s ressentent au niveau de la poitrine, généralement. Elle peut se traduire par un refroidissement et d’autres sensations désagréables : fatigue, découragement, état maussade, etc. Elle n’est pas toujours curable. Dans la médecine coloniale, celle qui était pratiquée à bord des vaisseaux négriers et sur les plantations, j’ai trouvé les traces de la maladie. C’est ce qu’on appelait « mélancolie » et qui se caractérisait par un refus de s’alimenter, un désir de se laisser mourir. Elle s’achevait lorsque le mourant-vivant (le déporté à fond de cale ; l’esclavisé du nouveau monde) mourait pour de bon. Porter cette blesse en soi, c’est se souvenir d’un souvenir que nous n’avons pas eu, c’est imaginer l’expérience inimaginable de celles et ceux de la cale. C’est éprouver l’épreuve de tomber dans cet entrepont où l’on parquait les humains. C’est donc vivre avec ce traumatisme, cette plaie qui ne cicatrisera jamais tout à fait. Dans La Poétique de la cale, je rapporte les paroles d’une passante afro-américaine croisée dans le fameux Congo Square à la Nouvelle-Orléans. Voici à peu près ce qu’elle dit : « nous sommes le meilleur de ce que nos ancêtres traversèrent, nous sommes ce qu’ils rêvaient d’être, nous sommes leur miracle ». Cette parole aide à comprendre que cette blesse qui nous habite en tant qu’afro-descendants n’est pas mortelle. Se souvenir sans s’en souvenir de la Catastrophe n’est pas se perdre dedans, et re-mourir dedans. Comme je l’écris : on ne peut pas mourir deux fois.

MF : Avant de clôturer cet entretien, puisque j’ai eu l’occasion d’assister à votre présentation de deux de vos livres, des performances, en réalité, où vous déployez de belles qualités d’actrice, d’où vous vient ce besoin de mettre en scène vos écrits, est-ce seulement volonté de convaincre le public ou cela participe-t-il chez vous d’une certaine catharsis ?

FK : Depuis mon entrée dans l’écriture et le monde des lettres, j’ai compris que le « public » était une entité têtue. On ne peut pas convaincre une lectrice que ce qu’elle a lu ou va lire ne parle pas de ceci, mais de cela. L’interprétation des lecteurs est comme une écriture indélébile, que la performance ne peut pas effacer. Ce qui est lu reste écrit dans l’imaginaire et l’émotion de ceux et celles qui lisent. Cela leur appartient à jamais. Performer pour soigner, c’est ce qui je crois m’intéresse. Dépasser le mot mis en page, lui redonner une épaisseur et une verticalité inouïe, le transformer en mouvement, en silence, en hurlement, en murmure et le partager en direct. A Fond-Rousseau [en Martinique], alors que j’étais allongée à plat dos dans la maison du maitre, je pouvoir voir entre mes cils l’entrée des « spectateurs ». Ce n’était pas moi qui entrais sur scène, mais eux. Ce n’était pas moi qui bougeais, mais eux qui se massaient autour de mon corps. Ce n’était pas un spectacle que je leur offrais, mais un soin collectif. Nous-héritiers-de-celles-et-ceux-de-la-cale étions de nouveau groupé.e.s, de nouveau dans le noir, de nouveau inquiets de ce qui allait arriver, de nouveau veillatifs, de nouveau attentifs au moindre bruit. J’aurais aimé demeurer là des heures et prendre chaque personne dans mes bras, prendre à bras le corps leurs blesses à la fois fraîches et anciennes. La performance me permet d’établir cette relation blessé.e-blessé.e.s. Etablir n’est probablement pas le terme exact : « faire évoluer » conviendrait mieux puisqu’il s’agit toujours d’introduire la dynamique du vivant.