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Axelle Kabou, « Et si l’Afrique refusait le développement ? »

Notes de Lecture de l’Ouvrage d’Axelle Kabou, « Et si l’Afrique refusait le Développement ? », Paris, L’Harmattan, 1991.

Introduction

La polémique interrogation : « Et si l’Afrique refusait le développement ? » de l’essayiste Axelle Kabou, lancée voici déjà un quart de siècle continue à susciter de nombreuses réflexions au sein des milieux intellectuels africains d’autant plus avec le climat de crise et d’insécurité qui règne partout en Afrique. Cette experte franco-sénégalaise de la communication stratégique née au Cameroun, nous livre dans cet ouvrage, une réflexion sur les mécanismes idéologiques du processus par lequel l’Afrique est responsable de sa déliquescence à travers son refus au développement.

Son ouvrage, revêt un intérêt capital au vu des bouleversements contemporains observés en Afrique. En effet, de nombreux travaux se sont longtemps acharnés à décrire par le menu la logique occidentale de domination qu’à mettre la logique africaine de sujétion, sans laquelle la première ne saurait objectivement exister. La force de cet ouvrage est qu’il se détache de cette logique d’aveuglement, de théorisations abusives dépourvues de pouvoir d’action pour interroger les mentalités africaines et comprendre la stagnation du continent. Peut-on vraiment parler de sous-développement sans le mettre en rapport avec les mentalités et les cultures africaines ? Telle la question qui guidera les analyses et les réflexions de cette africaine qui a décidé d’apporter des mots à la compréhension des maux qui minent notre continent. Les trois parties de cet ouvrage visent un triple objectif : l’explication du refus latent du développement, la mise en évidence des sources d’abreuvage des consciences post-indépendantistes et enfin la démonstration des mécanismes du processus par lequel l’Afrique rejette le progrès. Ce sont ces derniers que nous présenterons dans la suite.

1) Pourquoi l’Afrique refuse-t-elle de se développer ?

« L’obstacle majeur au développement en Afrique, quel que soit le domaine considéré, est d’abord de nature psychologique. » Axelle Kabou, P. 144

Son constat est clair : le sous-développement africain commence par le sous-développement de la perception de soi et du monde extérieur, par l’immobilisme des mentalités et se perpétue par le retour des Africains lettrés aux valeurs du terroir, sans condition. Il serait alors naïf de croire que le « sous-développement » de l’Afrique soit dû à un quelconque manque de capitaux. La compréhension de la stagnation des africains doit d’abord s’opérer au niveau micro-économique le plus élémentaire, dans la tête des africains, c’est-à-dire la mentalité, qui jusqu’à présent demeure taboue et sacralisée. S’il est vrai que, « rien n’est plus mobilisateur, plus subversif que la pensée » comme le constate clairement Viviane Forrester , s’agissant de la pensée africaine, elle est corrosive. En effet, cette dernière a été coagulée et demeure pour l’essentiel malade jusqu’à présent.

Ce refus de développement qu’elle définit comme « une série de conduites d’évitement, de non-réponses aux questions de la traite et de la colonisation » commence par un refus de responsabilisation et de conscientisation au lendemain de ces périodes troubles. Ledit refus se manifeste par la propagation du mythe de l’égarement historique, scientifique et technologique du Noir qui trouve toujours de quoi justifier son droit à l’inertie ou à la différence. Les africains se plaisent à se décrire comme étant des victimes de l’Histoire face à un « coupable occidental » qui devrait par conséquent les indemnisés pour les « dommages » qu’il aurait causé. Kadhafi a ainsi réussi à imposer pour la Libye des frais de « réparation » à l’Italie, clamant qu’il s’agissait d’une « question d’Honneur ». Mais il convient de souligner la cruelle inutilité de pareils procès, tout comme ceux imputés aux criminels de guerre car les morts ne reviendront jamais, aussi élevée que puisse être la peine. La douleur ne donne malheureusement aucun droit a pu dire André Brink à propos de la situation des Noirs en Afrique du Sud. Or l’Afrique loin de tirer des leçons pratiques de ces périodes sanglantes s’est mise à vouloir obliger l’Occident à régler l’ardoise de ses crimes… et ce avec la dureté du verbe ! Oui ! et après ! Est- ce cela qui effacera notre complicité dans cette barbarie ? Il n’y aura pas de Plan Marshall pour l’Afrique. L’histoire connue de l’humanité n’offre aucun exemple de nations faibles ayant obtenu des réparations de guerre en se contentant de gémir.

2) La technoscientophobie et l’aliénation culturelle : tandem mortel ?

« L’anti-occidentalisme primaire est si ancré dans les mentalités qu’il constitue encore le meilleur gage de la pérennisation de l’arriération sur tous les plans ». P. 159

Convaincue par le faux anti-machinisme d’après-guerre qu’elle devrait rester la seule civilisation sans machines du XXI siècle, l’Afrique n’a, de fait, consenti aucun effort depuis les indépendances pour se doter de structures industrielles régionale ou sous régionale, afin de réduire sa dépendance à l’égard de l’extérieur. Elle s’accroche à ses « États théoriques » au lieu de s’atteler à la création de ces grands ensembles économiques qui conditionnent sa survie comme le lui recommandait in fine Kwame Nkrumah. Elle lance de grands appels vers l’Europe, d’autant moins disposée à voler à son secours qu’elle est actuellement confrontée à de graves débats historiques, économiques et sociaux. L’Afrique est donc le lieu où « les leçons maladroitement apprises renforcent l’arriération initiale et laissent pantois devant d’apparents revirements ». La technoscientophobie africaine entraîne sa double marginalisation : d’une part d’avec ses anciennes « collègues » (Chine, Inde, Brésil…) qui hier étaient au même poste et d’autre part d’avec les européens qui, de par la créativité et l’expansion des anciens collègues, se méfie de son réveil.

En outre, la conception africaine post indépendantiste de la culture et de la tradition est un frein au développement. Le dualisme « tradition-modernité » et partant l’aliénation culturelle est un mythe car la plupart des consciences africaines se sont figées, barricadées et repliées sur elles-mêmes après avoir diabolisées les valeurs de la modernité. Ce prétexte d’aliénation culturelle a pour fonction d’instaurer un climat de résistance à l’installation d’idées nouvelles dans les mentalités. Il n’y a pas, à proprement parler, de déracinement, mais plutôt une sorte de mauvaise conscience à l’égard des valeurs traditionnelles . C’est pourquoi, après plus d’un demi-siècle d’indépendances, l’Afrique n’a toujours pas effectué l’inventaire de ses valeurs traditionnelles objectivement dynamiques qui pourraient, non seulement constituer le fondement solide de politiques cohérentes de développement, mais aussi servir à minimiser les effets pervers de la domination extérieure. Ce mythe de l’antagonisme tradition-modernité va engendrer une pensée polluée, coagulée et absolument inopérante mais dont on ne pourra se débarrasser qu’au prix d’une révolution mentale permettant de purger une fois pour toute la honte de la traite et de la colonisation.

S’interrogeant sur l’entrepreneuriat en Afrique, elle démontre que les conditions sociologiques et psychologiques de la réussite de la libre entreprise ne sont pas encore réunies en Afrique noire. Ils dépendent d’abord de l’instauration d’un vaste débat sur les mentalités africaines post-indépendantistes, et sur les rapports de ces dernières à l’idée même de développement. L’Afrique doit être invitée à repenser ses choix idéologiques et sociaux. Autrement dit, au lieu d’inciter les Africains à s’entre-égorger par programmes d’austérité et de privation interposés, il faudrait d’abord chercher à savoir pourquoi l’audace, l’imagination, l’inventivité restent des denrées rares chez eux. Il faut dès lors détruire ce mur culturel qui réprime tout désir de créativité.

3) L’Africanisation est-elle la solution ?

Au terme du chapitre onze, elle affirme non sans ambages que : « La véritable africanisation reste à inventer ». Partout en Afrique on note une absence cruelle de projet de société cohérent, d’idées neuves. Seule émerge de cette inertie organisée une ambition crépusculaire : celle de rester soi-même à n’importe quel prix. L’Africanisation reste encore largement une entreprise cathartique de décolonisation au manque, consistant à planter le drapeau de l’ancêtre vaincu là où flottait celui de l’homme blanc. Ce retour à soi qui aurait pu être une aventure exaltante, libératrice d’énergies créatrices, est en train de tuer l’Africain à petit feu, pour n’être qu’une opération de lavage de cerveau, au profit de valeurs culturelles non repensées. L’enseignement africanisé, loin de favoriser l’ouverture nécessaire au développement, aurait plutôt tendance à prôner le repli sur soi. « En voulant trop réformer, trop africaniser, on a abouti à un schéma réducteur qui rétrécit la base de l’enseignement, le confine dans un cadre étroit qui finalement limite la perception de l’élève. » soulignera à ce propos Edem Kodjo dans Et demain l’Afrique.

L’africanisation a participé à l’isolationnisme culturel et entrainé la résistance des Africains vis-à-vis de la pénétration culturelle occidentale. Cela est bien visible dans l’éducation où malgré la multiplication des séminaires sur l’éducation de base, la formation des formateurs, la nécessité d’introduire la science et la technologie, ces programmes demeurent mal pensés puisqu’ils sont concentrés uniquement sur la colonisation et l’esclavage. Les programmes éducatifs sont basés non pas sur des sujets de fierté mais sur des sujets de honte : esclavage, colonisation. Elle ne dit point qu’il faut évacuer ces faits historiques importants mais qu’on doit en tirer des leçons qui s’imposent car les intellectuels doivent étudier le passé, non pour s’y complaire, mais pour y puiser des leçons, ou s’en écarter en connaissance de cause si cela est nécessaire. On a coutume de dire qu’une erreur n’est considérée comme telle qu’à la première occurrence, la seconde étant considérée comme un choix délibéré. Nous avons hérité d’une histoire mais qui a été vidée de ses enseignements pratiques car nous continuons à perpétuer le discours d’une conscience post-indépendantiste humiliée, nous refusons le droit vital à l’ouverture au nom du droit à la différence. Ce dernier justifie des comportements des plus rétrogrades et des démarches les plus préjudiciables à la liberté et à la dignité des Africains. Il se manifeste par une sorte de détermination altière à n’être que soi et rien d’autre sans y voir d’inconvénient. C’est l’Afrique sans scrupules, sans vergogne, inerte et fière de l’être.

4) Pour l’avènement d’une Afrique décomplexée.

Après avoir dressé ce panorama que d’aucuns vont peut-être qualifié d’afropessimiste , notre essayiste, ne se limite pas là. Dans la troisième et dernière partie de son ouvrage elle essaie de proposer des conditions pour l’avènement d’une Afrique décomplexée. En effet, cet examen critique de l’Afrique vise à choquer et à éveiller les mentalités africaines qui sommeillent faute d’examen lucide sur certains pans critiques de leur histoire. Sa première recommandation est le boycottage de l’Union Africaine qui aurait grandement failli à sa mission unitaire depuis sa création en 1963. Il serait donc préférable de la dissoudre dès maintenant afin qu’elle ne cause davantage de préjudice au continent. Un rappel historique sur les conditions de création de cette institution nous a permis de comprendre la lâcheté des leaders africains qui, sans vergogne vont repousser le projet continental d’unité africaine au sens où l’entendait Nkrumah. Et ce afin de pouvoir conserver leur siège ou parce que l’Occident ne leur avait pas encore précédé sur cette voie.

Si la colonisation, la traite négrière et l’insupportable médiocrité actuelle des Africains ne sont pas assez humiliant et convaincant pour les amener à changer de mentalités et à s’unir, l’on se demande bien quand ce moment adviendra ? Pourquoi les nombreuses humiliations et pressions extérieures qu’ont subies les sociétés africaines n’ont pas provoqué, à l’inverse de ce que l’on a observé ailleurs, une désacralisation suffisamment forte du savoir pour éveiller les consciences aux dangers réels qui les menaçaient ? QUAND LES AFRICAINS CESSERONT-ILS DE SE MÉPRISER, DE SE VENDRE LES UNS LES AUTRES ? s’interroge l’auteure de Comment l’Afrique en est arrivée là ? Ces triples interrogations traduisent l’appel, le cri d’alarme qu’elle lance à l’Afrique, que certains disent être « mal partie ».

Néanmoins, l’argutie qu’elle avance sur le métissage culturel, peut être sujet à caution. Elle affirme qu’il s’agit d’un mythe reposant sur la conviction erronée que la compréhension des civilisations et des traditions réciproques des peuples est la condition sine qua non de la communication interculturelle. L’analyse qu’elle développe par la suite montre qu’elle minimise le rôle de la culture comme gage de communication et de communication au profit de la technologie qui serait l’instrument de dialogue et un gage de respectabilité à l’ère de la mondialisation. Nous ajouterons toutefois que la culture est un enjeu de taille dans le champ de la mondialisation au regard des travaux de Arjun Appadurai ou Edouard Glissant. C’est d’ailleurs cette place que lui reconnait les Objectifs du Développement Durable.

Bien plus, pour Axelle Kabou la « la technologie se transfère, s’adapte, se maîtrise. C’est une question de volonté politique et populaire ». Pourtant la puissance que charrie la technologie et désormais la technoscience ne se transfère pas, elle se conquiert. La conquête et la maîtrise de la technoscience par les africains est le moyen le plus efficace et efficient de pouvoir participer à la mondialisation en tant qu’acteur et non en tant que victime résignée. Toutefois, la conquête et la maîtrise de la technoscience par les africains ne devrait pas se faire à tout prix et à tous les prix même à celui de leur âme. Car la technoscience véhicule une idéologie plus ou moins implicite. Mieux elle présente dans certains de ses domaines notamment l’ingénierie génétique ou procréatique, une an-éthicité qui est antinomique à l’ethos africain. Ainsi son appropriation nous confronte comme le fait remarquer Mono Ndjana non sans justesse à « une dialectique compliquée faite à la fois d’un attrait nécessaire et d’une méfiance indispensable. » Une méfiance qui n’est rien d’autres que de la vigilance éthique. Le développement de l’Afrique et partant sa résistance à l’hégémonie occidentale passe par la réévaluation de son rapport à la technoscience à la lumière des défis actuels à savoir ceux de l’émergence et de l’éthique.

Conclusion

En définitive, Kabou nous démontre que l’Afrique est parvenue à prendre ses discours velléitaires pour de véritables efforts de développement, à considérer la dureté de ses propos contre l’Occident pour de « vraies bombes meurtrières » et l’humanitarisme occidental pour un dû historique. La fiction et la réalité se sont si étroitement imbriquées que pour voir une amorce de développement, il faudrait d’abord dénouer l’écheveau de mensonges, de vérités approximatives dans lequel les mentalités se sont empêtrées à force d’évitement. L’Afrique bâillonnée est un cliché sans fondement qu’il faut absolument écarter pour être en mesure de saisir la dynamique profonde des réalités politiques et des sociétés africaines. Ces dernières ne sont pas des musées. Elles sont en actes et en devenir. Le rôle historique de la tradition est de fournir des réponses adéquates aux défis que rencontre inévitablement toute culture vivante, et non de siéger dans un musée. L’Afrique doit donc développer de la curiosité scientifique afin de pouvoir s’affirmer dans les systèmes mondialisés du savoir. La bataille de l’intelligence est un enjeu de pouvoir au plan mondial. L’Afrique ne peut plus se maintenir dans une sorte d’« adolescence perpétuelle au point de vue de la recherche.» Car s’il est vrai que le développement n’est pas une course contre l’occident, elle l’est par contre pour les maux croissant et multiples de l’Afrique. Il devrait donc se poser en termes qualitatifs autocentrés et actualisés.

Notes:

1- A ce propos, Jean Marc Ela déclarait : « Il n’y a pas de violence plus meurtrière dans une société que celle qui vise à briser le dynamisme de l’esprit », La recherche africaine face au défi de l’excellence scientifique, Livre III, Paris, Harmattan, 2007, p. 37.
2- Cf. Actualité des religions, n° 8, septembre 1999, p. 24.                                                                                                                                                                                                                                             3-Mohamadou KANE, à la suite de Balandier parle de Traditionalisme comme un militantisme ayant pour but la revalorisation de la tradition. Voir Roman africain et tradition, Dakar, Les Nouvelles Éditions Africaines, 1982.                                                                                                                                                                                                                                                                                          4-Axelle Kabou, op. cit. p. 139                                                                                                                                                                                                                                                                                                 5-D’après Achille Mbembè, l’Afropessimisme est « un avatar de la pensée raciste. Gouvernée par la haine des Noirs, puis par l’ignorance et le mépris du continent et de tout ce qu’il représente […] le discours afropessimiste est un discours irrationnel ».
6-Axelle Kabou, ibidem, p. 176.
7-Axelle Kabou, Et si l’Afrique refusait le Développement, Paris : Harmattan, 1991, p. 174.
8-Axelle Kabou, Comment l’Afrique en est arrivée là ?, L’Harmattan,‎ 2010, 426 p.
9-Réné Dumont, L’Afrique noire est mal partie, 1962.
10-P. 179                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                        11-L’éthos africain est vitaliste, la vie est sacrée chez l’Africain. Donc on ne pourrait se livrer à la falsification ontologique.
12-Jean Marc Ela, ibid, p. 152