« L’Europe est la seule à avoir apporté
une universalité non religieuse ».
Edgar Morin
Les fédéralistes européens veulent la transformation de l’UE en une authentique fédération dotée des pouvoirs souverains au-dessus des États membres, dans les matières où la décision centralisée est plus efficace que lorsque chaque État tire de son côté. Des exemples viennent évidemment à l’esprit : l’imposition des sociétés ou des patrimoines qui, laissée aux États, se traduit par une concurrence destructrice de la ressource fiscale, ou la défense qui laissée aux États entraîne un éparpillement des moyens, des systèmes incompatibles, une réactivité insuffisante face à un ennemi commun. Ce sont là des domaines où le manque d’Europe se fait immédiatement sentir.
D’autres sont moins immédiatement perceptibles mais tout aussi importants. Ainsi, dans un pays où existe un système centralisé d’assurance chômage, lorsqu’une région est plus en difficulté que les autres, quand son taux de chômage augmente, elle verse moins de cotisation au système d’assurance et reçoit davantage d’indemnités : un flux net de ressources financières contribue alors à la relance de l’économie régionale. Ce mécanisme appelé « stabilisateur automatique » pourrait jouer entre les grandes régions d’Europe si l’assurance chômage était organisée au niveau de l’Union. D’une manière plus générale, plus une fédération exerce de compétences budgétaires (avec les ressources fiscales correspondantes) et plus ces stabilisateurs contribuent à résoudre les déséquilibres interrégionaux. Une région en difficulté voit ses contributions au budget fédéral diminuer en même temps que les versements provenant de ce même budget augmentent. Dans une union monétaire où les États ont déjà abandonné nombre d’instruments de la politique économique (la possibilité de manipuler le taux de change, les taux de TVA, la politique agricole, les droits de douane), il est crucial que le niveau fédéral dispose d’un budget suffisant de telle sorte que ces stabilisateurs jouent avec une pleine efficacité en cas de déséquilibres conjoncturels entre les États ou les régions, en dehors de l’actuelle « politique de cohésion » qui ne vise que les différences structurelles.
Les sondages « Eurobaromètres » montrent qu’une majorité d’Européens, de plus en plus élevée au fil du temps, désire plus d’Europe, qu’elle dispose de davantage de moyens et de compétencesi. Selon les dernières enquêtes du printemps 2025, 81 % des sondés plaident pour une politique de défense et de sécurité commune et 68 % souhaitent un rôle accru de l’UE face aux crises internationales. Une majorité est favorable à un accroissement des interventions de l’UE en matière économique, avec les ressources correspondantes. 85 % des citoyens veulent lier le versement des fonds UE au respect de l’État de droit.
Si 58 % des Européens se déclarent en faveur de l’intégration européenne, cela ne doit pas faire oublier qu’il existe en face un bloc de 32 % d’opinion défavorable (les 10 % restants n’ayant pas d’avis). Le bloc hostile à l’UE regroupe des souverainistes de diverses obédiences dont les critiques sont parfois pertinentes et devraient être prises en compteii. Cependant, au-delà de ces groupes hostiles au principe même d’une Union européenne, certaines initiatives de la Commission affichent une idéologie multiculturaliste – d’ailleurs contraire à la tradition assimilatrice de la France – qui est loin de rassembler une majorité en sa faveur. On sait combien la question de l’immigration est sensible dans l’opinion européenne. Plusieurs pays ont d’ores et déjà porté au pouvoir des gouvernements affichant un programme anti-immigrationniste. En France même, le RN fait son beurre en dénonçant l’immigration incontrôlée.
Qu’on le veuille ou non, l’hostilité envers les migrants et les immigrés vise une seule cible, les musulmans dont le comportement est jugé contraire aux principes d’une démocratie libérale. Cette généralisation est évidemment abusive, nombre de musulmans ou considérés comme tels sont parfaitement intégrés dans la société occidentale. Malheureusement, trop d’exemples de violences commises au nom de l’islam ou plus simplement par des rejetons de l’immigration musulmane que l’on n’a pas su/pu assimiler ont créé ce sentiment d’hostilité plus ou moins affiché et une revendication assez générale pour qu’on mette fin à l’immigration incontrôlée (sachant que les perspectives démographiques interdisent de se passer complètement d’une main d’œuvre d’origine hors UE). Or, plutôt que de s’attaquer de manière crédible à l’arrêt de l’immigration clandestine et à la mise en œuvre de l’immigration choisie, la Commission a entrepris – en faisant comme si la réalité n’existait pas – de réformer une opinion qu’elle juge contraire à son idéologie multiculturaliste. Bref, il s’agit de présenter l’islam (pas les personnes qui peuvent être perçues comme d’origine musulmane mais bien l’islam) sous le jour le plus positif possible, sans jamais évoquer tout ce qui pourrait le rendre incompatible avec les principes exposés, par exemple, dans la Charte des droits fondamentaux de l’UEiii.
Le programme de recherche, baptisé « The European Qur’an », ou « EuQu » (2019-2025), financé à hauteur de 9,8 millions € par l’UE, qui vise selon la notice déposée par les chercheurs concernés sur hal-science à « comprendre en quoi le Coran a influencé la culture et la religion en Europe » a défrayé récemment la chronique. On croira facilement qu’une telle influence de l’islam sur l’Occident a existéiv, même si l’Europe chrétienne s’est plutôt construite contre les musulmans, mais la question n’est pas là, elle est de savoir s’il est légitime que l’UE prenne parti sur une question aussi sensible en apportant ses deniers.
Ce n’est un secret pour personne que les Frères musulmans développent une entreprise de subversion des valeurs occidentales en imposant le respect des principes tirés du Coran et des hadiths dans la vie quotidienne des pays occidentaux. Dans cette optique, que la Commission se fasse complice de recherches qui visent à revaloriser le Coran dans l’opinion des non-musulmans n’est certainement pas opportun.
En 2021, c’est la campagne conjointe Conseil de l’Europe-UE qui a créé la polémique. On y voyait des jeunes femmes d’abord tête nue puis avec la moitié du visage voilé. Commentaire : « Beauty is in diversity as freedom is in hijab » (la beauté est dans le diversité comme la liberté est dans le voile). Le gouvernement français d’alors a réagi vigoureusement par la bouche de Sara El Haïri, Secrétaire d’État chargé de la Jeunesse et de l’Engagement et la campagne a été retirée.
En 2022 rebelote, si l’on ose dire, mais cette fois c’est la Commission seule qui publiait une affiche promouvant l’European Innovative Teaching Award (récompensant des expériences novatrices en matière d’enseignement), affiche représentant une petite fille voilée avec sa maîtresse. Là encore, face aux réactions très négatives – et pas seulement à l’extrême droitev – l’affiche a été promptement retirée mais cette mésaventure confirme que la Commission est sensible à l’influence de certains réseaux œuvrant à la promotion de l’islam, des réseaux dont des enquêteurs ont pu montrer qu’ils étaient liés à l’islamismevi.
Enfin, toujours dans la même veine, l’annonce, le 16 octobre 2025, de l’extension du programme Erasmus à dix pays du sud de la Méditerranée – y compris l’Algérie qui détient toujours Boualem Sansalvii ! – est une autre initiative de la Commission à l’inverse de ce qui conviendrait pour conforter l’identité européenne, ce qui était quand même l’intention première du programme.
La question qui se pose aux fédéralistes est claire. Certes, beaucoup d’entre eux sont également mondialistes, le gouvernement européen ne serait qu’un prélude au gouvernement mondial. Il faut néanmoins être conscient de la contradiction qu’il y a entre vouloir créer un affectio societatis entre Européens, tout en ouvrant l’Europe à tous les vents du monde. Que cela plaise ou non, on se définit d’abord contre, les adolescents contre les parents, les nations les unes contre les autres, etc. Que ce déterminisme soit éminemment regrettable, nul n’en disconviendra. Personne n’aime les tensions à l’intérieur des familles, pas plus que les guerres entre les nations.
Jusqu’à présent, en dépit des élargissements successifs, l’UE demeure un ensemble uni par une culture commune d’origine helléno-judéo-chrétienne transformée par l’adhésion aux principes du droit humain. Si certains pays sont demeurés plus religieux que d’autres, si tous n’attachent pas la même importance aux respect des droits de l’homme, la population des vingt-sept pays membres, y compris les « démocratures », partagent massivement une même idéologie. Pêle-mêle : l’égalité hommes-femmes ; l’habeas corpus ; le droit à un procès équitable ; des élections libres ; le respect des convictions de chacun ; une conception, certes variable, de la laïcitéviii ; le droit de propriété contrebalancé par une foi dans la dignité de la personne humaine autonome et responsable qui entraîne un certain nombre de droits sociaux, etc. Toute introduction dans cette population d’éléments étrangers prônant des valeurs opposées à celles que l’on vient d’énumérer rapidement est comme le ver dans le fruit. On sait combien il est difficile de faire barrage à l’islamisme, aussi est-il doublement inquiétant que la Commission elle-même, qui devrait être en première ligne pour défendre les valeurs des Européens (à défaut d’être universelles), apparaisse comme une alliée des ennemis de l’Europe.

Voulons-nous vraiment l’Europe ? Si ce n’est déjà fait ce qui se passe en Ukraine devrait suffire pour nous convaincre que nous ne vivons pas dans un monde de bisounours. Construire l’Europe c’est affirmer une Europe forte. Comment sera-t-elle forte si elle se laisse détruire par les ennemis de l’intérieur ? Il est plus que temps que les fédéralistes se réveillent, qu’ils ne laissent pas à la droite, particulièrement la droite extrême, la charge de critiquer la Commission quand elle contribue, au nom d’idées qui ne sont même pas généreuses (ce n’est certainement pas faire du bien aux femmes que d’encourager le voile) à affaiblir l’Europe. On ne choisit pas ses alliés ? Hélas non.
i Les Européens semblent aveugles à la contradiction en se montrant simultanément favorables à la poursuite de l’élargissement de l’UE à une majorité de 56 % et même des deux tiers chez les 15-39 ans (Eurobaromètre spécial de septembre 2025).
ii Cf. « Fédéralistes contre souverainistes – Réponse aux critiques souverainistes », https://mondesfrancophones.com/tribunes/federalistes-contra-souverainistes/
iii Cf. « La Charte de l’UE au regard des valeurs du fédéralisme personnaliste », https://mondesfrancophones.com/mondes-europeens/la-charte-de-lue-au-regard-des-valeurs-du-federalisme-personnaliste/
iv Voir le livre signé récemment par les principaux chercheurs en charge du projet : John Golan, Naima Alif, Jan Loop, Le Coran européen, Hermann, 2025.
v Nathalie Loiseau, député européenne Renew, ex ministre chargée de l’Europe sur X : « Quand la Commission laisse passer ce genre de visuel, rien ne va… L’Europe doit lutter contre toutes les ingérences. Toutes ».
vi Voir l’enquête de Hadrien Brachet et Jean-Loup Adénor publiée sur le site de l’hebdomadaire Marianne le 3 novembre 2021, « Derrière la campagne pro-voile du Conseil de l’Europe, la galaxie des Frères musulmans ».
vii Ce qui, soit dit en passant, n’a pas empêché la France d’accorder aux étudiants algériens à la rentrée 2025 mille visas de plus que l’année précédente, soit une augmentation de 14 % (communiqué de l’ambassade de France à Alger en date du 29 octobre 2025).
viii Voir la citation d’Edgar Morin en exergue, tirée de Penser L’Europe (1987). Cf. Robert Belot, « Edgar Morin et la ‘nouvelle conscience européenne’ chez les intellectuels français », Pour le fédéralisme, n° 205, juin 2025, p. 55-56.
