Tribunes

La question des migrants : quelle réponse ?

La question des migrants qui se dirigent vers l’Europe ne cesse de défrayer la chronique : les drames qui se succèdent en Méditerranée, tombeau de milliers d’Africains attirés par le miroir aux alouettes, sans compter les épreuves de toutes sortes tout au long de leur périple ; les Asiatiques coincés à Calais dans l’attente improbables du miracle qui leur permettra de franchir la Manche ; ceux qui, ayant réussi à pénétrer en Europe, se font refouler à la frontière franco-italienne ; etc. Les raisons de se scandaliser ne manquent pas. Mais l’indignation est une réaction d’ordre moral et la réponse que l’on doit apporter aux candidats à l’installation en Europe ne saurait être guidée exclusivement par la morale : on le sent bien.

Le point de vue moral doit néanmoins être considéré. L’éthique libérale – éthique minimale dont se satisfont beaucoup d’humains peu ou pas altruistes – enseigne que chacun est libre de vivre comme il l’entend (premier principe) à condition de ne pas nuire à autrui (second principe). Il s’agit donc dans ce cas simplement de déterminer si c’est nuire à autrui que de ne pas accueillir un migrant qui frappe à notre porte. En d’autres termes, est-ce une faute morale que de s’abstenir de porter assistance à quelqu’un envers qui nous ne nous sommes nullement engagés ? Exemple : si un SDF frappe à ma porte et me demande de lui offrir une place sur le canapé du salon, est-il immoral de ma part de refuser de l’accueillir ? En dehors des bons Samaritains, la grande majorité d’entre nous répondra qu’il n’en est rien. Et selon qu’on sera plus ou moins généreux, on militera dans une association d’accueil, on fera des dons, ou l’on se contentera d’approuver l’action du gouvernement en direction des migrants. Ce sera en particulier le cas de tous ceux qui, n’ayant pas une idée bien nette sur la question d’accueillir ou pas et qui s’en remettent à l’opinion de la majorité telle qu’elle s’incarne dans l’Etat.

Il faut ajouter ici que le devoir d’hospitalité – qui va au-delà de l’éthique libérale minimale – est entendu depuis Kant comme un simple droit de visite pour l’étranger. Les auteurs qui tentent aujourd’hui de l’interpréter comme un droit de séjour indéfiniment extensible se réfèrent le plus souvent à une « citoyenneté cosmopolitique »[i] qui, si elle est une réalité autant pour certains migrants du Tiers-Monde que pour certains « bourgeois-bohèmes », s’avère difficilement tolérable par des peuples encore « enracinés » dès lors qu’elle menace leur personnalité essentielle (leur identité). Il n’est pas inutile de rappeler que la conception limitée du devoir d’hospitalité était aussi pour Kant un moyen de conforter sa position anticolonialiste.

On peut en effet renvoyer l’obligation morale aux migrants. Les gens du dehors sont également soumis à l’obligation de ne pas nuire à autrui : considérés de la sorte ils n’auraient aucun droit de s’installer là où l’on ne les a pas invités, à moins de se trouver en danger de mort ou d’être privés de liberté. Pour justifier cette exception – qui est le fondement du droit d’asile – on fait la balance des nuisances : comme il est à l’évidence plus nuisible pour un individu de mourir ou d’être emprisonné sine die que pour un autre d’être encombré par un visiteur indésirable, le premier est en droit (moral) d’exiger d’être accueilli et le second a le devoir de le recevoir. Ceci admis, ceux qui veulent limiter l’accueil aux seuls demandeurs d’asile reconnus comme tels mettent en avant le droit de la population autochtone à défendre ses valeurs (comme les libertés individuelles, la tolérance, l’égalité des femmes et des hommes) qui seraient menacées par les étrangers. Ils peuvent encore faire valoir un argument économique : dans un pays où sévit un chômage élevé, l’arrivée de nouveaux travailleurs aggrave le déséquilibre du marché du travail[ii].

Ainsi l’examen de la question des migrations du strict point de vue éthique renvoie-t-il dos à dos les partisans de l’accueil le plus large possible et ceux de la fermeture. Les premiers défendent une conception extensive du second principe en faveur des migrants : pour eux tout État qui leur interdit l’entrée commet une faute. Les seconds défendent également une conception extensive du second principe mais en faveur des autochtones : est coupable tout Etat qui laisse entrer les migrants (au-delà d’une stricte interprétation du droit d’asile).

Comment décider ? Dans un État démocratique, qui est peu ou prou le régime des pays européens, la réponse va de soi : le choix de la politique migratoire ne peut sortir que des urnes[iii]. On conçoit, dès lors, qu’il puisse s’avérer très différent d’un pays à l’autre. Quid en Europe ? Si le contrôle des frontières extérieures de l’Union, donc de l’entrée des migrants, est clairement du ressort de celle-ci, l’accueil est autre chose. Supposons que vingt-sept États sur vingt-huit soient d’accord pour accueillir les migrants (au-delà du droit d’asile) contre un seul qui n’en voudrait pas. Les vingt-sept premiers n’ont aucunement le droit de contraindre le dernier à accueillir des étrangers si sa population leur est majoritairement hostile, parce qu’elle redoute la contamination d’une autre culture, parce que le chômage y est trop élevé ou pour toute autre raison.

La question se présente tout autrement pour les bénéficiaires du droit d’asile (et pour les demandeurs d’asile tant que leur cas n’a pas été tranché). Dans la mesure où ce droit est régi par des conventions internationales, tout État membre de l’UE qui voudrait s’en exempter se mettrait au ban des nations et devrait être en toute logique soit contraint d’accueillir son quota de réfugiés, soit expulsé de l’Union.

août 2018

 

[i] Voir in Esprit n° 446 (juillet-août 2018) le volumineux dossier intitulé « Le courage de l’hospitalité » dans lequel les contributeurs plaident, au-delà du « secours » et de « l’accueil » des migrants, en faveur d’une « appartenance » dont les modalités pratiques demeurent néanmoins sujettes à discussion.

[ii] Même si certains s’obstinent contre toute logique à défendre l’idée contraire. L’argument suivant lequel les immigrés accepteraient des emplois dont les nationaux ne voudraient pas signifie simplement en effet que le marché du travail est empêché de revenir à l’équilibre en raison, entre autres, d’un salaire minimum trop élevé, des défaillances de la formation professionnelle… et avant tout d’une insuffisante volonté de poursuivre les employeurs de clandestins.

[iii] Au nom de la crainte du populisme certains contestent la validité d’un processus démocratique « du bas vers le haut, de l’opinion et des attentes populaires à l’action au sommet » (cf. Michel Wieviorka in Esprit, op. cit., p. 172). C’est soutenir que le peuple ignore ce qui est bon pour lui, contrairement à ses représentants réputés mieux éclairés, un raisonnement qui, à l’évidence, ne tient plus dès lors que les mandataires librement élus sont sur la même ligne que leurs mandants.