Les initiés auront tout de suite compris qu’il sera question du chlordécone, Képone est l’une des marques sous lesquelles cet insecticide fut commercialisé et utilisé dans les conditions (contestables) et avec les résultats (catastrophiques) que l’on sait. Les autres spectateurs ne tarderont pas à se mettre dans le bain grâce aux paroles de la bande son.
Mais auparavant il faudra en passer par le prologue que l’on retrouve dans maintes pièces contemporaines, pendant lequel il ne se passe rien et surtout pas de la danse. En l’occurrence les deux interprètes assises sur des chaises de plage dégustent très lentement une banane sur une musique répétitive qui ne doit pas dépasser cinq ou six mesures. Cette manière d’introduire ces pièces contemporaines est-elle juste une conséquence de la mode du moment ou est-elle destinée à mettre les spectateurs dans un état d’agacement suffisant pour que la suite, quelle qu’elle soit, leur apparaisse comme un soulagement et qu’ils la regardent, de ce fait, sous un œil favorable ? On ne saurait dire.
Toujours est-il qu’on a, pendant ce prologue immobile, tout le loisir de contempler les deux (futures) danseuses et le tableau ne manque pas de sel car elles sont coiffées d’un casque de bananes et vêtues d’une combinaison aux dessins compliqués et chaussées de bottes, le tout dans des teintes de bleu (1), tenue qui pourrait évoquer celle d’un cosmonaute du futur, ce qui justifie la présentation de la pièce comme étant « de manière afrofuturiste », sachant que l’afrofuturisme est défini comme l’appropriation de la technologie et de l’imagerie de la science-fiction par les Africains, les Africains-Américains ou les Afro-caribéens (2). Quoi qu’il en soit, ces costumes (signés Stéphanie Vaillant) ne sont pas pour rien dans la fascination que peut exercer cette pièce.
Que dire de la danse qui devrait être l’essentiel ? Il n’est pas sûr que cela soit ici le cas. On retient surtout les figures les plus rigolotes, des moments où les deux danseuses inter-agissent, mais pas seulement, il y en a d’autres où elles sont à l’unisson, sachant qu’on ne verra aucune figure compliquée, on reste constamment dans un registre saccadé à la limite du minimalisme, si bien que parfois, lorsqu’on s’est habitué au tableau insolite que forment ces deux danseuses futuristes, on peut se laisser prendre par un certain ennui.
On se demande alors comment elles termineront leur pièce. Elles ont recours à un autre procédé de certaines pièces contemporaines qui consiste à faire appel au public. Après l’avoir divisé en trois groupes invités à crier respectivement « bleu », « boule » ou « bagarre », on lui suggère de venir danser sur la scène, suggestion suivie, lors de la première, par une minorité de spectateurs mais qui s’agita de bon cœur.
Malgré les paroles (parlées ou chantées) que l’on entend par moments et la proclamation finale que « la révolte sera la victoire », on doute que cette pièce puisse s’avérer une contribution efficace à une quelconque victoire (dont le contenu n’est d’ailleurs pas défini). Mais l’essentiel n’est pas là et il ne faudrait pas que notre résumé de la pièce laisse entendre qu’elle est ratée et qu’elle ne fait appel qu’à des procédés convenus. Bien au contraire : on en sort impressionné par l’inventivité de Marlène Myrtil et Myriam Soulanges, les deux danseuses-chorégraphes, et la manière dont elles savent imposer leur présence avec une danse – encore une fois – quasi-minimaliste.
Festival CEIBA, Tropiques-Atrium, 14 mars 2024.
Crédits photos : 1 et 3 Selim Lander / 2 Eloïse Legay
(1) La couleur du chlordécone est en tout cas le blanc cassé. La dernière photo est prise au moment où les danseuses commencent à se badigeonner le visage de bleu.
(2) L’écrivain martiniquais Michael Roch – crédité comme conseiller pour la dramaturgie – se réclame de l’afrofuturisme.