Créations Mondes caribéens

Tè Mawon, roman afrofuturiste (bonnes feuilles)

Tè Mawon

JOE & PATSON. Anwo Lanvil.

Mon seul espoir, c’était de retrouver Ivy. À partir de là, j’aurais pu tout expliquer aux flics. Pourquoi j’avais fait le mur. Pourquoi j’avais vesqui la quarantaine. Tout ça, tout ça. Le Patson, quand il m’a trouvé dans la rue, il m’a dit : « Joe, faut pas traîner ici. Tu vas te faire planter, mafia. »

J’étais pas un mafia. J’ai toujours été un peu schlag. Sur la tangente. Dans les bas-fonds de Lanvil, j’étais au pire un clando. Au mieux, une merde de zonard. Un migrant dans tous les cas. Mon cerveau me disait comme ça : « T’es qu’une merde, t’aurais jamais dû venir, tu foires toujours tout. »

Le Patson, il connaissait les bonnes frappes. Il avait un bidule de poche, un genre de gros magnet des années 50. Il le collait aux verrous numériques, crari ça s’ouvrait par magie. Il a kenné vite fait les checkpoints et on est remontés dans le haut-Lanvil. On est entrés dans la résidence d’Ivy par les toits-terrasses. Ivy était pas chez elle.

J’ai sonné trente fois au moins. Patson s’est accroupi comme un ressort devant la serrure. Il a tèj ses locks d’un coup de tête en arrière pour mieux voir. Un payo montait par l’escalier derrière nous. Quand j’y repense, c’est après ça que ç’a été le début de l’embrouille. Je lui ai dit :

— Grouille, s’teup. On va se faire serrer.

Il a sifflé deux fois sur son magnet. La porte s’est ouverte. On est passés en balle à l’intérieur. J’ai juste eu le temps de voir un type sortir sa tête de l’escalier. Il m’a tricar avec son gros zœil. Il a fait « Hé ! ». J’ai refermé direct. Patson a fait :

— On craint rien, t’inquiète.

— Ouais, j’ai fait.

J’étais pas sûr. Le payo tout chelou s’est mis à frapper à la porte. Genre on n’avait pas le droit d’être là. Il nous a demandé de sortir.

Je l’entendais même plus. Ça faisait dix jours que j’avais plus de nouvelles d’Ivy. Dix jours que mes messages restaient en vu, puis plus rien, genre elle m’avait bloqué. Et son appart était aussi vide que mon cœur, quoi.

J’ai trouvé de la bouffe moisie dans le frigo, du kawa tout sec dans la machine. Dans son placard, ses vêtements sentaient doux la lessive. C’était bien rangé. Elle avait laissé son laptop sur le lit, mais je connaissais pas le password. Elle était partie sans rien prendre.

Nan. Elle avait disparu. Quelqu’un l’avait enlevée.

Patson m’est passé devant. Il a fait le tour de la piaule en cavalant avec ses petites jambes. Il a joué avec un interrupteur. La doublure des murs s’est éclairée.

Les nanobots ont dégouliné comme des insectes qui scintillent. Le programme a publié une vue toute pétée d’un soleil qui se couche sur la ville. C’était filmé du sommet d’une tour, les pixels étaient claqués au sol, mais ça ouvrait quand même l’espace du studio. Et puis y a eu un courant d’air frais.

Sous mes yeux, le tab de notre discussion s’est ouvert par défaut. Je pouvais lire mes derniers messages. Ils étaient restés en non lus. Le Patson, il a fait :

— Ta meuf, elle a de la chance de vivre anwo. Mes taties aussi, elles vivent encore plus haut. Tu penses qu’elle est où, là, ta nana ? Tu veux l’attendre ici ?

Il m’stressait avec ses questions. Au fond, j’étais dégoûté. J’ai répondu cash : j’en savais rien d’où elle était. Je voulais gerber. Le Patson, il me parlait de son daron, il s’appelle Pat, il me dit, et ses taties sont traductrices pour une grande corpolitique. J’ai gerbé dans les chiottes. Une petite fenêtre s’ouvrait vers la passerelle pour les tekos du block. Je me suis demandé pourquoi on était pas rentrés par là. Peut-être parce qu’on était bien trop cons.

Le gadjo qui frappait à la porte, le proprio ou le gardien d’immeuble, il est parti en vrille au même moment. L’bâtard, il a appelé les teshmi. Puis il a gueulé qu’il avait appelé les teshmi. Puis il a défoncé la porte à coups de pied, sa chaussure est passée à travers, il s’est arraché toute la jambe. Patson lui a chouré son mocassin. Il a gueulé encore plus. Ce gamin de Patson se marrait comme un gosse.

Il fallait finir en deux spi. On a cherché si Ivy avait laissé un mot sur un bout de papier, dans un cahier, un agenda. Y avait rien dans la chambre, rien dans le salon. Mais j’avais raison. Elle avait pas foutu les pieds chez elle depuis trop longtemps pour que ce soit normal. Le gars du couloir a encore cogné sur la porte, on aurait dit il était claqué. Sa jambe devait pisser le sang vu comment il l’avait râpée dans le bois de la porte. Patson m’a regardé.

— T’inquiète, on est bien ici. C’est comme chez mon cousin. Tu sais qu’il me doit de la thune, ce bâtard ? On avait une affaire ensemble, mais il m’a doublé, ce fumier. Je lui ai prêté cinq barres. Cinq mille doka. Il m’a entubé, et maintenant il vit anwo Lanvil. Il a un appart avec vue sur la baie et une table basse en aquarium, avec des vrais poissons. Il m’a piqué tout mon fric, mais un jour, je vais me pointer chez lui et je vais le buter.

Je voulais plus l’écouter. Je lui ai dit : « Tyé con ou quoi ? » J’étais perdu dans ma tête, mais lui, il était plus chéper que moi. Je lui ai dit, Ivy a disparu. Il a fait : il nous faut des indices, t’as quoi ? Son cloud ? Ses papiers et trois bagay qui traînent ? Ses cahiers de cours ? Son smartphone ? Son laptop ? Ses poubelles ? J’ai pas réussi à mettre ma tête dans l’ordre. Il jactait trop. Il a chipé des trucs à droite à gauche. Il a bouffé dans les biscuits. Je lui ai dit : la seule chose que j’ai à faire, c’est trouver Ivy. Ouais, ouais, on va la trouver. Il me dit, j’t’ai dit, on va la trouver. Il sifflait sa chansonnette. Et la popo a débarqué avant qu’il finisse de hacker le cloud. On a filé fissa par l’aération. J’étais grave vénèr, je vous dis, genre les larmes qui coulaient toutes seules, mais Patson savait où il allait. Alors j’ai suivi.

PAT. Anba Lanvil

Devant moi, l’huile couleur néon ondule dans la bassine de konektik. Elle bouge d’une étrange manniè. À côté de moi, trop près, le gad-fos me zyé. Il me zyé de ses grands yeux fixes, allumés konsidiré des lanternes. Je peux sentir sa sueur. Il attend que je prenne l’huile pour ouvrir la porte. Il est effrayé. Je le comprends, il voudrait pas être à ma place. Fos ba’w, il dit. Il me donne le peu de force qui lui reste, le courage qui me manque pour plonger ma main dans le liquide bleu. Il préfère rester dwèt dans l’obscurité de la fosse de Godisa. Plonger ma main là-dedans, sé an respé, je me dis. Je dois prendre ça kon an respé. Oublier le souvenir de la douleur qui colle aux mains. Entrer en foi. Me dire que les lwa sont avec moi. Respirer jik an fondok kò’w. Respirer. Jusqu’au fond du fond. De ton corps. Me laisser manger par le bleu élektrik de cette soup djab. Respirer de tes gwo poumons.

Mais y a que la sentzeb qui te colle l’esprit. Tu chiqueras après, mafia. Pas maintenant. Rappelle-toi juste de son odeur dans ton nez krazé pour oublier la douleur. Faut que tu restes pur. Sans la sentzeb. Fais ça pour my flingue. Fais-le pour ton frère. Plonge ta main.

La konektik te ronge kon an méduse. Elle te rentre dans la peau. Pas sous la peau, dans ta peau. Ça te bouffe l’âme, ça. Ça te prend ta force. C’est un coup à mourir sans t’en rendre compte. Comment tu fais, my flingue, pour supporter ça ? Tu peux pas rester entier, non, pas avec ça en toi.

Je plonge les deux mains. Mes doigts crèvent dans la glace liquide. Je les retire du bac fiap et je relâche le cri que je mordais. Il file se cacher quelque part, entre les fuites des mové tuyaux et les couloirs mal éclairés qui rouillent tout Godisa. Il file se perdre et mourir derrière les dalles de béton et les carcasses d’auto à l’odeur de salpêtre. Il s’éteint, comme tout s’éteint, ici. Tout finit par s’éteindre, à Godisa.

Je tiens l’huile élektrik konsidiré une goutte molle et plastik. Mon solda ouvre la porte. Respé, il dit, tjenbé. Mèsi, solda. J’entre dans la planque mes mains plus lourdes d’elles-mêmes, les os des doigts croqués peu à peu par le venin. Je tiens bon.

My flingue est là, couché sur son siège nimérik. Le contrôleur géant éclaire d’une aura blanche les plaies de son corps. Il est sanglé de bas en haut. Son tétral est toujours relié au rézo. Les neurolianes clignotent dans la pénombre. J’avance jik son trône. Mes pieds raclent le bitume de la vieille cave. Je suis lent. Je titube. Je me prosterne devant lui, plein de peine et de respect.

Sé an wa, my flingue. C’est un roi enterré. Un roi à la couronne d’élektrolocks. Cent broches ki ka rantré par le tétral é ki ka inondé son cerveau de données nimérik et de rêves virtuels. C’est un roi pirate, my flingue, qui navigue sur les rézo du monde. Tu l’as planqué là, au cœur de Godisa, mais tu le sortiras le premier lorsque le monde sera renversé. Tu prendras son corps maigre et tu le porteras sur le tien, vers la lumière purifiée du soleil. Nous serons au-dessus. Nous serons à leur place. Nou, doubout sur la Terre-mère. Nous, droits et entiers sur les pitons légendaires du Tout-monde.

T’y es presque, Pat. Toi et ta grosse carcasse, tu vas te reposer après.

Je me débarrasse de l’huile bleue sur le crâne crevassé de my flingue. Je passe mes doigts autour de ses racines. Je resserre chaque branchement. Le fluide hydrate les craquelures de sa peau et apaise la surcharge des transmétè. La réaction est chimique. L’odeur me pique jik au fond du nez. My flingue se réveille sous la douleur froide. Il force kon an vyé kok pour faire les sangles se tordre. Elles se resserrent sur ses bras comme des barbelés lajol. Trois fois, il soulève son corps, son corps sacrifié, son corps qui se détruit de l’intérieur. Il lance des appels sans voix. Sa bouche est gercée par la détresse et la fureur. Sa salive est une pâte jaune au coin de ses lèvres. Je suis pas certain qu’il me zyé.

— Tu gères, my flingue ?

Sa main prisonnière me cherche. Elle griffe le vide et l’acier du siège. Elle arrache la mousse puante du rambouraj. Elle veut m’attraper, moi, les vieilles cicatrices de mon bras, mon tricot rapiécé ou le tatouage sur ma gorge. Elle veut plonger ses ongles fendus dans ma chair molle pour mieux me donner de sa douleur. Mais elle me trouve pas.

Dans la nuit de Godisa, accroché au rézo, il s’est rendu aveugle, my flingue, aveugle et fou. Dans sa tête, c’est la mizik des mondes, le bruit blanc des zokté. Il force sur sa voix. Il bégaie, puis lâche un chant de données compressées, incompréhensibles. J’essuie mes paumes entre les poches trop larges de mon djenndo troué. Je lui repose la question.

— C’est moi, c’est Pat. C’est ton frère. Je viens aux nouvelles.

— 19–74. Sek/tè TR-T. 19–59, Sek/tè PT-P. 20–37. Panama Co/ast.

— Respé. Nous avons vengé.

Il récite des dates. Que des dates. Ses lèvres n’en finissent pas de revivre le passé. Je prends ses joues entre mes paumes. Je le rassure. J’ai besoin de savoir s’il est temps. Je répète : respé, nous avons vengé. Ses paroles s’affichent une à une sur le contrôleur, au-dessus de nous. L’écran les noie dans une vague de codes nimérik. Je comprends qu’un mot sur deux. Alors je les prononce à voix haute, pour aider la lecture. Au son, ça va mieux.

My flingue survole le fog de Lanvil. Son esprit se pose sur un cloud l’espace d’un ping. Il repart. Il enchaîne les localisations. Il cherche. 18–48, dit-il. Ses paupières battent konsidiré les ailes d’une abeille. Depuis combien de temps t’as pas vu des mouch-a-myel ? Ou des lucioles ? Fos é respé, Pat. Nous étions petits. Nous nous sommes relevés. Respé. Nous nous sommes libérés. On retrouvera tout ça. Tout ce qu’on nous a enlevé. Je t’ai promis, je lui dis, maintenant donne-moi ce dont j’ai besoin. Mais my flingue continue son babillage.

— Af/lu 9–20. Deck/lenchement d’une alerte. Sek/tè FD-F. Int– Intrusion zone résident. Af/lu 9–21. Lok/alisation d’un nav– navire clandestin. Sek/tè DM –

— Ce n’est pas ce que je veux savoir…

— Act/u T-20K. Rat/ification d– d’un traité commercial. UE, Can et NEC.

— Vréyé sa o Transpol.

— Mix/age en cours. Int– Intégration à la blok/chain. Transmission chif– frée effectuée.

— Dis-moi ce que j’attends, my flingue. Où sont nos zafè ?

Il babille ankò quelques données. Elles ne me servent à rien. Elles sont trop segmentées pour être interprétées. Il sonde le rézo. Ses paupières paniquent. Elles battent konsidiré les grandes vwel sous les alizés, puis elles se referment fiap. Il s’est posé. Il l’a trouvé. Dis-moi, my flingue. Dis-moi qu’on y est. Dis-moi qu’on a fini d’attendre. Qu’on va remettre en marche la mékanik, creuser le sec, ébranler les piliers de Lanvil et renverser Babilòn.

Il ouvre des yeux vides. Le voile des rézo qui lui masque la vue s’efface. Pour la première fois depuis des mois, il m’observe. Il me regarde. Il pleure presque. Je prends sa main dans la mienne. J’ai peur de la briser, tellement son bras n’est plus rien que peau et os. Il a mal. Il pue la mort. Mais il m’accroche konsidiré il allait crever dans la minute.

— Préviens les têtes de Lanvil.

— Il est temps ?

— Souffle dans ta conque, mafia. Appelle-les. Fok nou rassembler tous nos solda.

— Faut qu’on les rassemble, oui, mais dis-le, my flingue. Il est là ?

— Le cargo arrive, oui. Il est temps, fòw.

Il transfère sur l’écran de contrôle l’image déconstruite d’un navire de charge. Il cingle à bonne allure dans les eaux des Nations de l’Est Caribéen. J’écarquille les yeux. Oui, il est là. Et à son bord, la clé de tous les pouvoirs. Celle qui nous permettra d’atteindre le Tout-monde dans les profondeurs de Lanvil. Je relève mon kò las, j’enfile mon parvan sur mes épaules trop basses. Je respire gros. Il est temps de sortir. Demain, le monde se renverse.