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Le bar de la plage – épisodes 102, 103 et 104

Le bar de la plage – épisodes 102, 103 et 104

Épisode 102

Considérations en désordre sous une pluie battante

S’asseoir à une table et attendre que quelque chose vous passe par la tête, c’est comme ça, sans le préméditer, que parfois on parvient à dire ou à imaginer un truc pas trop mal, la plupart du temps inutile mais qui sonne bien et agace les esprits appliqués.

J’étais exactement dans ces dispositions, mais là, pas la moindre petite idée à l’horizon, le plus infime frémissement. Cela peut arriver, durer une journée ou deux, ou toute une vie et même au-delà. Au départ, on n’en sait rien. Et par-dessus le marché, le ciel me tombait sur la tête.

Découragées par la persévérance d’une averse sans fin, les mouettes s’étaient réfugiées à l’abri des feuillages. L’eau crépitait sous les grains. L’ai-je déjà dit ? J’aime ces temps décriés, maussades, pleins d’eau et de retenues, à l’inverse des exubérances criardes des plein-soleil, sauf quand ils génèrent ces ombres profondes et graves comme à l’intérieur des monastères espagnols. Là, les lumières dialoguent, s’associent ou se combattent dans des contrastes extrêmes : le noir et le blanc, le clair aveuglant et l’obscur. Comme dans la proximité harmonique de l’ivoire et de l’ébène sur le clavier d’un piano. Bon, c’est à peu près aussi le titre du duo composé par Paul McCartney et Stevie Wonder :

Ebony and Ivory live together in perfect harmony
Side by side on my piano keyboard, oh Lord, why don’t we

L’ordinaire s’accroche comme le lierre griffe une façade, et puis une musique croise dans les parages et tout se dilue, s’évanouit sans laisser de marque… Personne n’a plus envie de descendre, de voir la fin du voyage, les amarres s’enrouler sur le quai, la chaîne de l’ancre déchirer le fond pour y fixer les troubadours…

La pluie redouble. Grosses gouttes en rafale. Fugaces divagations intérieures sur les mystères des poissons volants. Rien de très sérieux. Le Déluge a duré quarante jours. J’ai encore du temps devant moi. Assis à ma table, d’ici là un rêve ou un ange s’y posera bien …

Tiens, voilà Leslie sous son ciré transparent.

 

Épisode 103

Et moi, et moi dans mon bain….

Hier, je n’en avais pas fini avec mes divagations quand Leslie est passée sous son ciré transparent.

J’avais essayé de reprendre le fil de mes pensées zigzagantes mais je ne m’y retrouvais plus, tout s’était emmêlé. L’homme pensant est vulnérable. Il y avait bien cette obsession du néant qui bataillait avec une suprême et dérisoire tentation d’héroïsme terrestre mais je n’étais pas taillé pour ça. Malraux avait déjà tenté le coup, on en était revenu. Chateaubriand aussi, il n’avait été guère plus loin que les premiers rochers sur la plage de Saint Malo. Je ne pouvais pas faire un pas de plus. Je me suis raconté cette histoire de Woody Allen : « Qu’est-ce que vous faites samedi soir ? demande-t-il à une fille très intello qu’il tente de draguer dans une galerie d’art.

« Je me suicide, répond-elle,

– Et vendredi soir ? »

Depuis la pluie a cessé. A la radio Dutronc chante : tout est mini dans notre vie, mimi-moke et mimijupes ; Le Déluge sera pour une autre fois. On fera sans. Provisoirement. Il faudra bien que cela arrive quand même un jour. Et ce jour-là qui fera le tri entre ceux qui monteront dans la navette pour la planète Mars et ceux qui resteront se noyer au Sahara ?

Caro porte cette minirobe noire assortie à ses boucles brunes qui la fait ressembler à Phèdre, en beaucoup plus sexy. Elle revenait de la plus haute Antiquité. Elle avait croisé des poètes et des savants, Homère et Diogène. Cléopâtre lui avait confié ses états d’âme, ses emportements pour les vieux généraux romains, son trac, roulée dans ce tapis juste avant d’être dévoilée à César. Pas toujours facile d’être une pharaonne.

A cette évocation, Caro sembla brusquement prise de mélancolie. Style boudeuse supérieure post-khâgne. Elle dit :

– Alexander, Cléopâtre n’était pas heureuse.

Je savais bien que le bonheur n’existait pas.

 

Épisode 104

Le bar de la plage est-il en danger…

Le temps est paisible, la mer sans rancune, et je me demande si c’est bien le moment de me poser une question comme celle-ci : comment le bar de la plage et ses habitants peuvent-ils échapper à l’actualité du monde qui, si on en croit la rumeur, est à l’instant même un sacré foutoir. Bien sûr, c’est la nature même de la Création, mais une longue période d’accalmie nous avait laissé croire que tout allait (à peu près) bien dans le meilleur des mondes et que cela allait continuer jusqu’à la fin des temps, et paf ! Les calamités sont de retour. Je vous passe le catalogue, il est en vente libre sur toutes les chaînes de télévision.

On pourrait construire des remparts, mais on sait bien que toutes les citadelles imprenables ont finalement été prises et que les ondes hertziennes se moquent bien des murs.

Je demande du renfort.

Caro en grande érudite classique dit ; Alex, tu sais bien que même l’empire romain a fini par disparaître, et je ne te parle pas des Incas. Bon, je n’y voyais là aucune consolation, plutôt une confirmation de mes inquiétudes, toutes les civilisations sont mortelles, enfin, on n’en était peut-être pas encore là.

Louise de V opposa que le château de Versailles était toujours là et bien là. Enfin, Louise , il lui manque encore pas mal de temps pour rivaliser avec le Colysée, et on n’arrête pas de le rafistoler, une gouttière par-ci, un toit qui fuit par-là. Versailles, centre du monde, c’est quand même un peu excessif, beaucoup d’eau a coulé dans le Grand Canal depuis ; Dali avait proposé la gare de Perpignan comme centre du monde. La SNCF hésite encore.

Jean-Do, pour une fois sans l’accompagnement d’une mathématicienne ultime à talons aiguille, donna un aperçu de son hyper-mémoire : le phare d’Alexandrie a bien fini en morceaux au fond de la mer.

Rome, Versailles, le phare d’Alexandrie : d’accord, mais le bar de la plage…

Le bar de la plage n’est rien, comment peut-on en vouloir à rien ?