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Le Bar de la plage – épisodes 99, 100 et 101

Épisode 99

Le ciel attendra bien jusqu’à demain

Les mouettes devaient être au courant. Elles jacassaient par bande de dix ou douze ironisant sur le reste du monde et ses occupants.

On n’y peut rien, c’est dans la nature de l’homo sapiens standard : il finit toujours par parler avec Dieu, ou ceux qui prétendent à la fonction, et ramener son grain de sel dans l’océan des ignorances terrestres. Deux inclinations fatales.

Il ferait mieux d’écrire des chansons tendres ou des trucs drolatiques comme Zazie dans le métro pour éviter d’avoir peur du vide.

En ce début d’après-midi, la météo était calme et silencieuse, le ciel dans les demi-tons et progressivement une solitude propice à la méditation mythomatique m’absorbait. Cela consiste à s’inventer des destins glorieux, des amours brûlants, un titre dans le top 5 du hit-parade, que l’on conduit une Austin-Healey sur une route sinueuse d’Écosse, tout un bazar d’imbécillités où l’on tient le premier rôle. L’homo sapiens est incorrigible.

La pluie fit son apparition sur le tard. On se regroupa à l’abri de l’auvent du bar de la plage. Les filles semblaient songeuses, forcément une source d’inquiétude pour les garçons qui déjà dans des circonstances normales et open, se demandent comment s’y prendre. Lang Sue, indéchiffrable, en rajoutait dans le scénario  magies et mystères du Yang Tse Qiang. Malgré son expérience de l’exotisme asiatique, le Colonel était incapable d’en faire la traduction. Leslie, en anglaise parfaitement éduquée voire pire, ne laissait l’ouverture à aucune interprétation non insulaire.

Il était temps d’appeler du renfort. Convocation immédiate de toutes les divinités disponibles : déesses, muses, pythies, sirènes, belles inconnues, gentilles sorcières, les Rolling Stones, Sixto « Sugerman » Rodriguez, Ava Gardner et ses soeurs.

La lune venait de s’installer.

Rock around the clock !

 

Épisode 100

Eve et Eve

La mer était d’un bleu classique, la lumière subtilement ensoleillée, quelques oiseaux de mer meublaient le premier plan. Des âmes simples à orientation touristique qualifieraient la scène d’idyllique. Pourtant, Line avait du chagrin et ça se voyait. Ses boucles blondes à nuances dorées se tortillaient nerveusement, ses yeux gris-vert avaient viré au vert-gris. J’aime bien l’idée des filles belles et tristes ; elles donnent toujours l’impression de s’excuser d’être belles sans l’avoir fait exprès. Line n’était pas triste, elle avait du chagrin et c’est beaucoup moins romantique. Et personne ne peut résister à ça. Il fallait quand même bien en convenir : Line était spécialisée en chagrin. Caro prétend que «  le chagrin est à Line ce que la dhoti était à Gandhi ». Et pourquoi pas la guitare à Jimmy Hendrix ?

Leslie revenait de patrouille, en général elle ne fait pas de prisonnier.

– Alors Alex Alexander, avança-t-elle, on s’est encore laissé avoir par les yeux vert-gris de Miss Line ! Mon cher, un chagrin d’amour ne se console pas, ne se répare pas, ça se remplace… Regarde Georges Sand : après Musset, Chopin. Et hop, dans la foulée paroles et musique.

J’ai regardé Leslie : elle portait une veste d’homme en tweed gris sur une minijupe bleu marine et une paire de jambes sans fin qu’elle promenait pieds nus. J’ai regardé Leslie encore une fois et j’ai dit :

– Leslie, je t’invite à dîner.

Là-bas, sur la plage, il m’a semblé apercevoir mon pote Pierrot-le fou d’amour. A ses côtés une mince silhouette portant sa casquette, s’en échappait une cascade de boucles dorées…

L’homme allait bientôt être chassé du Paradis.

 

Épisode 101

Comme un long sillage sur la mer au clair de lune

Il n’y avait aucune raison pour rentrer se coucher. Même le tragique ordinaire de l’existence ne poussait pas au suicide immédiat. La nuit faisait son habituel ouvrage d’infirmière, cautérisant par-ci par-là les plaies les plus béantes, les morosités bénignes, les coups de soleil et les foies en surcharge, les mélancolies vénielles ainsi que les déceptions sentimentales involontaires. Si j’avais pu m’en mêler, j’aurais inventé la vie comme une comédie musicale… Hair, Starmania, Cats, surtout Cats dans sa version originale. Ou comme une comédie romantique au cinéma : Quatre mariage et un enterrement sans l’enterrement. Enfin, c’était peut-être beaucoup demander.

Le bar de la plage nous abritait, Georges nous préparait les meilleurs dry-martini de la terre, la radio diffusait Eddy Louis & Michel Petrucciani- Conférence de presse vol 2, #6 Caraïbes. La bande au complet respirait ensemble. Comme si on avait réussi à arrêter la marche du temps, transformer les instants en éternité.

La planète elle-même avait renoncé à sa course folle à travers l’univers. Les physiciens de garde ne s’en étaient pas encore aperçu et n’avaient donc tenté aucune manœuvre réparatrice. Ce sera bien assez tôt quand ils se rendront compte que quelque chose cloche dans le système solaire.

Jules s’était rapproché de Caro. Le Colonel aux anges avait laissé tomber son verdict d’absolution, « Parfait… C’est parfait ». Lan Sue ne le quittait pas des yeux.

Dans l’éclairage caressant des bougies, Louise de V. était resplendissante, aux frontières de l’incendiaire.

La mer immobile se contentait de scintiller sous les rayons de la lune.

Dans ces conditions, allez imaginer ce que sera demain et au-delà.

Au loin, sur l’océan, un cargo traçait sa route…