Manon Boujou, Lucas chancel, Anne-Laure Delatte, Stéphanie Hennette, Thomas Piketty, Guillaume Sacriste, Antoine Vauchez, Changer l’Europe, c’est possible !, Paris, Ed. Points, 2019, 96 p., 3 €.
Pour 3 € on peut se dispenser d’aller consulter sur son écran le projet de « Traité de démocratisation » (T-Dem) instituant une nouvelle forme de coopération entre pays européens volontaires. Il faudra par contre utiliser internet (tdem.eu) pour signer le manifeste appelant à la signature dudit traité… pour peu qu’on le juge opportun.
Comment ne pas souscrire a priori à l’idée de former un sous-ensemble de pays qui dégageront les ressources fiscales supplémentaires nécessaires pour réduire les inégalités, résoudre les problèmes les plus criants comme l’accueil des migrants et favoriser les investissements indispensables en matière de transition écologique et plus généralement d’innovation, tout en renforçant la démocratie ? Le groupement des pays volontaires – qui devraient représenter au moins 70% du PIB et de la population de l’UE (soit par exemple l’Allemagne, la France, l’Italie et l’Espagne) – serait doté d’une assemblée parlementaire ad hoc constituée à 80% de parlementaires nationaux (et pour le reste seulement de parlementaires européens), ceci dans le but afin de limiter le risque de contradiction entre les décisions des parlements nationaux et celles de l’assemblée ad hoc.
L’assemblée ad hoc serait dotée de pouvoirs budgétaires : vote de certains impôts et de certaines dépenses. Afin d’éviter les contestations de la part de ceux qui craindraient que l’Europe ne devienne une vaste « union de transfert » entre pays, le projet prévoit de limiter à 0,1% de leurs PIB respectifs l’écart entre les recettes et les dépenses versées au ou reçues du budget commun (à l’heure actuelle les contributions nettes de l’Allemagne, la France et du Royaume-Uni s’établissent entre 0,4 et 0,2% de leur PIB), en arguant que « le défi central auquel fait face l’Europe est plutôt de réduire les inégalités à l’intérieur des pays » (p. 25). Sachant néanmoins que les dépenses profitant à l’ensemble des pays adhérents mais dont la localisation est contrainte par nature (en matière d’environnement ou d’accueil des migrants) seraient sorties du calcul.
Le budget à la disposition de l’assemblée devrait atteindre 4% des PIB des pays membres. Il serait abondé par des impôts spécifiques sur les bénéfices, les hauts revenus, les hauts patrimoines et les émissions de carbone[i]. La moitié de ce budget reviendrait directement aux Etats membres lesquels pourraient notamment utiliser cette ressource en abaissant « les impôts pesant sur les plus modestes » (p. 29).
Les auteurs du projet (parmi lesquels on aura noté la présence de Th. Piketty) professent que « l’instauration d’une fiscalité progressive sur les hauts revenus et patrimoines et sur les grandes multinationales, absolument nécessaire au maintien de l’Etat social et de la justice fiscale, ne pourra fonctionner que grâce à la coopération internationale et en premier lieu européenne » (p. 6). Dont acte. Mais c’est justement pour cette raison qu’il est permis de douter de la pertinence de leur projet. En admettant que certains pays européens souscrivent au T-Dem et se mettent à lever les impôts énumérés plus haut, que faudra-t-il attendre sinon une évasion fiscale accrue ? Les auteurs insistent sur la compatibilité nécessaire avec les traités européens en vigueur pour l’adoption du T-Dem. Cela signifie concrètement que les paradis fiscaux ne cesseront de fleurir, y compris à l’intérieur de l’UE, en d’autres termes « que le marché unique (continuera à) favorise(r) les plus mobiles ».
Est-ce volontairement que les auteurs cultivent constamment un flou terminologique ? Par exemple lorsqu’ils intitulent « Assemblée européenne » l’assemblée ad hoc réunissant les représentants du sous-ensemble de pays ayant adhéré au T-Dem ? On croirait à lire Changer l’Europe que l’assemblée que nous nommons plus justement « ad hoc » pourrait légiférer pour le bien de l’UE entière ! Les auteurs vont jusqu’à avancer que l’Irlande et le Luxembourg pourraient se montrer intéressés par le T-Dem sous prétexte que « la concurrence fiscale est un levier de développement peu solide et peu créateur de valeur ajoutée » (p. 47) !
Les auteurs du projet se revendiquent de gauche et stigmatisent les mouvements populistes qui font de « la chasse aux étrangers et aux réfugiés » leur unique programme (p. 10). Logiquement, les ressources dégagées grâce aux nouveaux impôts devront être consacrées en partie à « l’accueil des demandeurs d’asile et de titres de séjour » (p. 65) et à « l’intégration des migrants légaux » aptes à « remplir les besoins de main d’œuvre » (p. 66). Pas un seul mot sur les déboutés du droit d’asile et autres migrants illégaux : que deviendront-ils ? A nouveau le flou règne. D’autant que la conclusion du livre se contente de répéter que l’intégration des « nouveaux migrants » (sans aucune distinction) est « une véritable opportunité économique », par ailleurs cohérente avec « les valeurs humanistes européennes » (p. 92). Les auteurs ne semblent pas voir qu’en ouvrant ainsi en grand la porte à l’immigration ils se coupent d’une large frange de l’opinion et, volens nolens, sapent le consensus démocratique sans lequel ces valeurs ne sauraient subsister[ii].
[i] « Tant que l’on n’aura pas convaincu les citoyens que les plus gros pollueurs font au moins autant d’efforts que les petits, et que le kérosène de ceux qui partent en week-end à Rome contribue plus que l’essence de ceux qui vont à leur travail en Indre-et-Loire, il est illusoire de penser que la taxe carbone puisse faire consensus » (p. 6-7).
[ii] « Les bourgeois n’ont pas de problème avec l’immigration : ils ne la croisent pas. Les classes populaires vivent avec » (Emmanuel Macron, discours devant les ministres et les parlementaires de la majorité, 16 septembre 2019).