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La Fabrique de la langue par Lise Gauvin

Dans La Fabrique de la langue, Lise Gauvin se propose d’examiner les grandes étapes de l’évolution de la langue française par le biais de la littérature, d’explorer la littérature « par l’analyse des positions des écrivains devant la langue et des propositions langagières que forment leurs textes ». Il s’agit donc de réfléchir « sur la langue et ses fictions », sur la « fabrique » de la langue, la façon dont la langue est fabriquée « dans le huis clos de l’écriture » (p. 13) et sur ce qui s’y fabrique, la littérature.

Huit chapitres (avec repères bibliographiques à la fin de chaque chapitre) pour nous conter cette évolution et, ajoute l’auteur, « évaluation, au sens de valeur contestée ou simplement attestée de la langue française par les écrivains eux-mêmes » (p. 9). Huit chapitres pour tracer les principales étapes de cet itinéraire de la « Deffence et illustration de la langue françoyse » en passant par le bel usage des classiques et l’universalité du français, le romantisme, le réalisme à « la modernité expérimentale ».  Pari ambitieux vu la matière à traiter, le nombre d’auteurs présentés, une certaine continuité à respecter, les liens à établir entre les auteurs qui s’écoutent et se répondent au-delà des époques et des modes tel, le carnavalesque de Rabelais repris, réinventé par Antonine Maillet dans La Sagouine ou le baroque réapproprié par Ahmadou Kourouma dans Allah n’est pas obligé.  Pari tenu.

Les deux derniers chapitres sur les littératures francophones sont certainement ceux qui vont intriguer le plus les lecteurs, qui vont les encourager à s’aventurer en territoire qui pourrait leur être encore inconnu.  En exergue, une citation de Gaston Miron « Parfois je m’invente, tel un naufragé, dans toute l’étendue de ma langue » qui situe bien le rapport conflictuel, paradoxal de l’écrivain francophone par rapport à la langue. Comment ne pas être saisi par tous ces écrivains francophones (de Suisse, de Belgique, du Québec ou d’Afrique) « condamnés », à cause de leur situation « à penser la langue » ; de ceux qui revendiquent « le droit de mal écrire » (Ramuz) à ceux qui réclament une écriture « hors langue » (Marc Rombaut), de ceux qui du Québec ont fait le passage d’une « langue symptôme et cicatrice » à une « langue laboratoire et transgression » à ceux qui se réclament de « l’esthétique du divers » (Victor Ségalen et à sa suite, Édouard Glissant et les signataires de l’Éloge de la créolité), à tous ceux qui écrivent en deçà, au delà de la langue, contre la langue, entre les langues et qui en arrivent, tel Glissant à déboucher sur une fabrique qui engloberait toutes les langues. Et là, l’auteur, après avoir résumé clairement la poétique de Glissant choisit de citer ce qu’il dit du multilinguisme qui serait pour lui « la manière même de parler sa propre langue, de la parler de manière fermée ou ouverte ; de la parler dans l’ignorance de la présence des autres langues ou dans la prescience que les autres langues existent et qu’elles nous influencent même sans qu’on le sache. Ce n’est pas une question de science, de connaissance des langues, c’est une question d’imaginaire des langues » (p. 283).

On en sort convaincu qu’elle est bien élastique cette langue et que somme toute elle se prête bien à toutes sortes de tiraillements ; on en sort rassuré, rassénéré de la vitalité de cette langue qu’on n’en finit pas de bousculer.  On comprend mieux le mandat que Roland Barthes donnait à l’écrivain de « tricher avec la langue », de « tricher la langue » auquel répond celui de l’Ivoirien Kourouma de « casser la langue ».

Tout au long de son exploration, l’auteur fournit de nombreux exemples et citations tirés des auteurs étudiés et y ajoute également maintes références tirées d’ouvrages de critique littéraire (Roman Jakobson, Leo Spitzer, Roland Barthes et autres). L’ensemble, qui pourrait, par la complexité du sujet et l’abondance des exemples et des références, intimider les lecteurs, est bien servi par une organisation rigoureuse et un bel esprit de synthèse.

A qui s’adresse cet ouvrage ? À tous ceux qui s’intéressent, qui s’inquiètent même de l’avenir de la langue française, de l’avenir des langues, à tous ceux qui veulent savoir un peu mieux “comment ça se trafique” là-dedans, aux littéraires et à ceux qui le sont moins puisque, au bout du compte, de nos jours, on en est tous à vivre entre (au moins) deux langues.