Mondes européens Tribunes

La Charte de l’UE au regard des valeurs du fédéralisme personnaliste

Cet article rédigé en vue de la réunion du Club des fédéralistes à Sciences-Po-Paris le 7 novembre 2022 qui portait sur « Quelques valeurs fondamentales de l’Europe » est le dernier volet d’une réflexion sur les valeurs, la Charte de l’UE et au-delà une éventuelle constitution européenne1.

Le membres du mouvement Ordre Nouveau comme aujourd’hui les partisans du fédéralisme « personnaliste »2 ont en vue un modèle de société qui met au centre la « personne » libre et responsable.

Quelques citations tirées de la revue du mouvement publiée à Paris entre 1933 et 1938 :« L’homme devient personne dans la mesure où il se manifeste concrètement, d’une façon qui lui est propre et pour laquelle il est responsable »3. Et ailleurs : « Nous voulons que l’homme redevienne responsable de son destin particulier »4. « C’est la personne humaine, libre et créatrice qui constitue la fin ultime des rapports sociaux »5. A quoi il convient d’ajouter la dimension « agonistique » de la personne qui est définie simultanément comme « l’individu engagé dans le conflit créateur. Conflit qui se résout par l’acte – cet acte provoquant un conflit et un risque nouveaux, générateurs de créations nouvelles. L’acte et la personne apparaissent ainsi indivisibles »6.

Les institutions imaginées par Ordre Nouveau et déjà ébauchées dans La Révolution nécessaire (1933) d’Arnaud Dandieu et Robert Aron7 sont destinées à rendre possible l’épanouissement de la personne, sachant que la question qui se pose à tous les réformateurs sociaux est celle du compromis à trouver entre la liberté et l’égalité, antinomie proudhonienne par excellence, puisque la liberté absolue de l’individu ne peut conduire qu’à la plus grande inégalité en vertu de la loi du plus fort, tandis que l’égalité absolue ne peut advenir que sous une dictature de fer. Pour les membres d’Ordre Nouveau, profondément chrétiens pour la plupart, il allait de soi que la personne était responsable tout autant envers les autres qu’envers elle-même ; la personne est solidaire.

La réponse à l’antinomie apportée par Ordre Nouveau procède d’une approche dichotomique. En d’autres termes, on propose d’aménager à la fois une zone où règne la liberté (et la responsabilité) et une zone dévolue à l’égalité (et à la solidarité). À la seconde se rattachent le service civil obligatoire qui permet de partager entre tous les tâches rebutantes, mécaniques (la besogne dans le vocabulaire d’Ordre Nouveau8) et le minimum social garanti (MSG) destiné à couvrir les besoins fondamentaux (nourriture, habillement, logement, éducation, santé). La première est celle de l’entreprise, laquelle dans le système Ordre Nouveau devait être de préférence une organisation autogérée : c’est là où les initiatives doivent se déployer et où le travail devient dans une certaine mesure au moins création (l’œuvre opposée à la besogne). Les deux zones sont en relation organique : d’abord parce que le travail indifférencié nécessaire aux entreprises sera effectué au titre du service civil ; ensuite parce que la fourniture des biens correspondant au MSG ne pourra être garantie sans une certaine planification (que l’on songe, par exemple au logement social). Quant au MSG, puisqu’il est censé être à la fois inconditionnel et suffisant, il est tout autant une manifestation de la solidarité des mieux nantis envers ceux qui le sont moins qu’un élément clé de la liberté individuelle, puisqu’il permet à celui qui se contente du minimum d’échapper au salariat.

L’Union européenne (UE) a aussi ses valeurs inscrites dans une Charte des droits fondamentaux, datée de l’année 2000, qui a acquis son caractère obligatoire pour les États membres depuis le traité de Lisbonne (2007). Notons, en passant, que lors de la Convention préparant le « traité établissant une Constitution pour l’Europe » (signé à Rome en 2004 mais jamais rendu exécutoire, faute d’une ratification par tous les États), la question de savoir s’il fallait mentionner la présence, en Europe, d’un héritage chrétien avait été tranchée négativement, en particulier du fait de la France9.

La Charte, pour sa part, évoque dans son préambule un « patrimoine spirituel et moral » de l’Union, sans autre précision, et poursuit en affirmant que l’UE « se fonde sur les valeurs indivisibles et universelles de dignité humaine, de liberté, d’égalité et de solidarité ; elle repose sur le principe de la démocratie et le principe de l’État de droit ».

À lire le préambule, on peut être frappé par la coïncidence entre la philosophie qui s’en dégage et celle d’Ordre Nouveau. La dignité n’est-elle pas ce qui caractérise la personne libre et responsable ? D’ailleurs le mot liberté est justement celui qui suit dans le préambule. Les mots égalité et solidarité qui viennent juste après sont ceux employés plus haut pour caractériser la deuxième zone du projet Ordre Nouveau. Il est bon en effet d’accoler ces deux termes : puisque l’égalité est impossible à atteindre – du moins dans une démocratie libérale – il ne peut être question que de rendre les inégalités supportables, ce qui suppose une solidarité active, laquelle peut se manifester spontanément (la charité) ou être organisée par la puissance publique (la redistribution par les cotisations sociales et l’impôt).

Quant au mot responsabilité, il est aussi présent un peu plus loin dans le préambule : « La jouissance de ces droits entraîne des responsabilités et des devoirs tant à l’égard d’autrui qu’à l’égard de la communauté humaine et des générations futures ».

À s’en tenir au préambule de la Charte, on est donc tenté de conclure que les valeurs du fédéralisme personnaliste sont déjà celles de l’UE et que les fédéralistes européens seraient donc, sur ce plan-là, libérés d’un gros souci. En réalité, on est très loin du compte. La Charte est divisée en quatre chapitres : dignité, liberté, égalité, solidarité. Quand on entre dans la lecture des différents articles, il apparaît d’abord qu’ils sont souvent remarquablement vagues, donc ouvert à des interprétations contradictoires.

Passons sur le premier article de la première partie qui affirme que la dignité humaine est inviolable : pétition de principe qui suppose que tout humain est de facto digne, alors que pour les personnalistes, la dignité se conquiert. Le second qui proclame le droit à la vie sans définir la vie apparaît vide de contenu : quand commence la vie ? La réponse est indispensable pour légiférer sur l’avortement. Quand finit-elle ? La réponse impacte directement la question de l’euthanasie.

On ne saurait passer en revue tous les articles. Quelques coups de sonde suffiront. Dans la deuxième partie, l’article 14 consacré au droit à l’éducation est un exemple remarquable de confusion entre liberté « négative » (je suis autorisé à faire) et « positive » (on me met en mesure de faire).

Alinéa 1 : « Toute personne a droit à l’éducation, ainsi qu’à l’accès à la formation professionnelle et continue » (liberté négative).

Alinéa 2 : « Ce droit comporte la faculté de suivre gratuitement l’enseignement obligatoire » (liberté positive, liberté paradoxale au demeurant puisqu’elle s’exerce sous la contrainte !).

Même ambiguïté concernant le droit au travail dans l’article suivant :

Alinéa 1 : « Toute personne a le droit de travailler et d’exercer une profession librement choisie ou acceptée ». Un tel « droit » ne garantit aucunement la possibilité de trouver un emploi. En réalité tout ce qui est véritablement garanti par la Charte sur ce point est mentionné dans la quatrième partie à l’article 34 qui traite de la sécurité sociale et de l’aide sociale. L’alinéa premier affirme le droit aux indemnités de chômage. Quant au troisième alinéa qui est rédigé ainsi : « l’Union reconnaît et respecte le droit à une aide sociale et à une aide au logement destinées à assurer une existence digne à tous ceux qui ne disposent pas de ressources suffisantes », il fait penser, évidemment à quelque chose qui ressemblerait au MSG des fédéralistes personnalistes. Mais voir ci-après.

Au-delà des questions que l’on vient de soulever, une charte comme celle de l’UE suscite en effet une interrogation plus fondamentale : comment peut-on accorder autant de droits (54 articles !) sans évoquer la moindre contrepartie. En fait il y en a une seule, notée plus haut, celle de l’article 14 alinéa 2 présentée d’ailleurs paradoxalement comme un droit, l’obligation de suivre l’enseignement décrété obligatoire dans chaque pays. On se demande pourquoi une telle exception. S’il s’agit de donner à chacun des armes minimales pour se débrouiller dans la vie, on se garde bien d’affirmer une quelconque égalité des chances (sauf entre hommes et femmes pour l’accès à l’emploi et les rémunérations – article 23).

Dans l’UE chacun a donc le devoir d’acquérir un minimum de formation. Mais que fera-t-il des capacités ainsi acquises ? Doit-il quelque chose à la société qui lui accorde tant de droits ? La Charte là-dessus demeure muette, car il ne suffit pas d’énoncer que l’UE se fonde sur certaines valeurs dont la solidarité pour que celle-ci soit effective, puisque le devoir de solidarité n’est jamais explicité.

Ce dernier peut être néanmoins sous-entendu, comme dans l’article 34 alinéa premier qui concerne le droit aux indemnités de chômage. Il implique une solidarité obligatoire (donc un devoir) des travailleurs qui cotisent envers les chômeurs indemnisés. Quant à l’aide sociale, elle implique de son côté une solidarité obligatoire des contribuables envers les assistés. Notons quand même que si la solidarité dans le monde du travail est grosso modo respectée, l’UE qui tolère les paradis fiscaux en son sein en est très loin dès lors que l’impôt est en cause.

On pourrait objecter qu’une charte des droits n’a pas à traiter des devoirs. En toute rigueur, peut-être. Mais alors pourquoi avoir évoqué les responsabilités et les devoirs dans le Préambule ? D’ailleurs la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, toute déclaration des droits qu’elle est, ne se prive pas de consacrer un article à l’impôt.

Article 13 : « Pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés ». On ne saurait être plus clair !10

Quant à la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, elle consacre in extremis le devoir comme contrepartie des droits dans son avant-dernier article.

Article 29, alinéa 1 : « L’individu a des devoirs envers la communauté dans laquelle seule le libre et plein développement de sa personnalité est possible . » 

La cause est entendue : les pays membres de l’UE n’ont pas pu se prononcer sur les devoirs du citoyen, tant sont grandes entre eux les divergences sur ce sujet. En ce sens la Charte est l’un des symboles de la faiblesse constitutive de Europe. Et pour revenir à notre point de départ, alors que l’UE refuse de mettre en place un système fiscal équitable, il est certain que le message d’Ordre Nouveau qui demande à chacun de payer de sa personne – en fonction, bien sûr de ses capacités – en se chargeant des tâches les moins gratifiantes dans le cadre d’un service civil n’a aucune chance d’être entendu.

1Voir « Quelle constitution pour l’Europe ? », https://mondesfrancophones.com/tribunes/quelle-constitution-pour-leurope/ ( 13 juillet 2022) continué par « Les valeurs du fédéralisme et la Constitution de l’Europe »,  https://mondesfrancophones.com/mondes-europeens/les-valeurs-du-federalisme-et-la-constitution-de- leurope/ (6 septembre 2022).

2Personnaliste ou intégral ou global. Chacun de ces termes a été privilégié à des époques différentes.

3Denis de Rougemont, « Communauté révolutionnaire », L’Ordre Nouveau n° 8, février 1934. Cette citation est tirée comme les suivantes de l’ouvrage de Marc Heim, Introduction au fédéralisme global – Actualité de l’école de pensée Ordre Nouveau, réédition du Club des fédéralistes, 2022.

4D. de Rougemont, « Destin du siècle ou destin de l’homme », L’Ordre Nouveau n° 11, mai 1934.

5M. Glady (Alexandre Marc), « À hauteur d’homme », L’Ordre Nouveau n° 15, novembre 1934.

6Daniel-Rops et D. de Rougemont, « Spirituel d’abord », L’Ordre Nouveau n° 3, juillet 1933. Le processus évoqué ici par les auteurs d’une création sans cesse renouvelée semble anticiper la théorie de la destruction créatrice de Joseph Schumpeter (Capitalisme, socialisme et démocratie, 1942).

7Lesquels feront également partie du mouvement.

8On raisonnerait différemment aujourd’hui. Ainsi, compte tenu des pénuries de médecins généralistes dans certaines régions, il serait logique de demander au nouveaux diplômés en médecine d’accomplir leur service civil en exerçant leur profession plutôt qu’en ramassant les poubelles, par exemple.

9Le traité de Lisbonne fait référence pour sa part aux « héritages culturels, religieux et humanistes de l’Europe ».

10Faut-il rappeler ici que la Déclaration de 1789 a valeur constitutionnelle en France ? Au vu de l’inégalité devant l’impôt, on ne peut qu’en déduire que la Constitution ne vaut pas grand-chose dans ce pays.