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Une anthologie de la poésie martiniquaise

Cette anthologie, publiée en 2019 par Gérard Lamoureux, le directeur des Éditions Long-Cours (Guadeloupe) n’a pas reçu, en son temps, tout l’écho qu’elle méritait. Cet ouvrage recense vingt-six auteurs dont les dates de naissance s’échelonnent entre 1868 (Drasta Houël) et 1976 (Jean-Marc Rosier). Quant aux ouvrages cités, ils s’échelonnent entre 1903 (Les Martiniquaises de Victor Duquesnay) et 2015 (Urbaniles de Jean-Marc Rosier). Parmi les vingt-six poètes, six seulement sont des femmes, quatre d’entre elles nées après la deuxième guerre mondiale entre 1951 et 1973 étant toujours actives. Enfin, on peut noter une forte concentration des poètes nés vers la fin de cette même guerre (six dans les seules années 1944-45-46).

Du point de vue formel, la poésie martiniquaise a évolué comme la poésie française en général. Vers réguliers et rimés des premiers recueils, vers libres à partir de Césaire et Étienne Léro (1909-1939). On peut rappeler ici que le second fut le cofondateur et l’administrateur de la revue Légitime Défense. Si celle-ci ne connut qu’un seul numéro, Léro ne rata pas l’occasion de s’en prendre à Gilbert Gratiant, selon lui l’un des « derniers représentants antillais d’un lyrisme de classe condamné ». Il y définissait par ailleurs la poésie nouvelle qu’il appelait de ses vœux comme « tentative vers l’expression, passagère et détournée, de la violence humaine ». Dans le numéro 4 de Tropiques, Suzanne Césaire lui fera écho en s’en prenant à John-Antoine Nau (non répertorié dans l’Anthologie) sous le titre « Misère de la poésie ». C’est dans cet article que se trouve la formule fameuse : « La poésie martiniquaise sera cannibale ou ne sera pas » ! Exception remarquable à cette temporalité du passage d’une forme à l’autre, le plus ancien poète du recueil, Drasta Houël, en fait une poétesse, Marie Philomène Julie Hérard de son vrai nom (et dont la mère était une du Mosé Houël du Prey de la Ruffinière !), pratiquait le vers libre non pas avant la lettre (les Petits Poëmes en prose de Baudelaire ont été publiés – à titre posthume – dès 1869), du moins à rebours de la mode du temps. Elle adopte au demeurant une forme qui ne sera que très rarement reprise : au lieu de passer d’un vers à l’autre en changeant de ligne, elle les sépare par un simple tiret (voir ci-dessous).

Qu’est-ce qu’un poète martiniquais ? La définition qui vient immédiatement à l’esprit serait la suivante : né à la Martinique, le poète y aurait produit la plus grande partie de son œuvre. Cependant les intellectuels martiniquais ne sont pas tous, loin de là, demeurés attachés à leur terre. Obligés de quitter leur île pour poursuivre leurs études en Métropole, il y sont souvent restés (comme Gilbert Gratiant) s’ils n’ont pas accomplis ailleurs tout ou partie de leur carrière (l’Afrique pour René Maran et Joseph Zobel, les États-Unis pour Édouard Glissant et Hanétha Vété-Congolo). Encore faut-il ajouter à ces exemples que l’Anthologie retient également le plasticien Serge Goudin-Thébia qui, lui, n’est ni né à la Martinique ni même « martinicopolitain » puisqu’il naquit à Agen d’une mère catalane et d’un père guyanais. Rattaché néanmoins au groupe Fwomajé, il acheva à Tartane son parcours de vie. Au fond, le seul critère qui vaille – celui retenu par Gérard Lamoureux – c’est l’enracinement du poète dans un lieu, la Martinique, qui n’est pas nécessairement celui où il vit.

L’Anthologie donne toute leur place aux poètes martiniquais considérés comme les plus remarquables, soit la trilogie Césaire-Glissant-Monchoachi. À noter que pour des questions de droits Césaire n’est présent que par des extraits du Cahier, … qui n’est certes pas son œuvre la moins marquante. On trouvera à la suite un extrait (très bref, parfois une seule ligne) de chaque poète dans l’ordre de l’Anthologie, celui des dates de naissance. Dernière précision, quelques rares poètes ont proposé une version bilingue (français-créole) qui sera évidemment reprise. Si la poésie dite doudouiste est désormais récusée, on pourra quand même juger inimitable la musique d’un bel alexandrin.

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Drasta Houël (1868-1949)
Elle semble sortie – toute sculptée de la lave – Son cou a le poli – d’une colonne d’ébène – où, ainsi qu’une guirlande – s’enroule son corail
Les vies légères : évocations antillaises (1916)

Victor Duquesnay (1872-1920)
Comme au bord des étangs, le soir, de lourds oiseaux
Gagnent, silencieux, leurs nids dans les roseaux
Les Martiniquaises (1903)

Daniel Thaly (1879-1950)
La Capresse aux yeux noirs est onduleuse et belle
Le Jardin des tropiques (1911)

René Maran (1887-1960)
Je n’apporte mes soins qu’au noir appareillage
Où, les membres à poste, et cap droit au ponant,
Je partirai sans bruit pour mon dernier voyage
Le Livre du souvenir (1958)

Gilbert Gratiant (1895-1985)
– Joseph, il y a une élection, dimanche pour un député
Mon tafia est bon ; voici une belle gourde ; les nègres ne sont pas ingrats
– Joseph ni l’élection dimanche pou député
Tafia-moi bon, mi an bel goude ; nègg pas ingrat
Fables créoles et autres écrits (1996)

Marie-Magdeleine Carbet (1902-1995)
Sous la visière en cuir crasseux,
Les doigts couturés de gerçures
Crispés sur le litron de bleu
Viens voir ma ville (1963)

Étienne Léro (1909-1939)
On ne ferme pas l’accordéon des journées
Légitime Défense (1932)

Aimé Césaire (1913-2008)
Faites de moi l’exécuteur de ces œuvres hautes
Cahier d’un retour au pays natal (1956)

Joseph Zobel (1913-2006)
Mon pays
plus charnellement à moi
que mère et que fils
Incantation pour un retour au pays natal (1965)

Georges Desportes (1921-2016)
une décomposition lente de mangroves
s’éteignant comme flammes à la fièvre des marais
Sous l’œil fixe du soleil (1961)

Édouard Glissant (1928-2011)
et il y eut la froide nue fleur de l’avant, à l’heure où les voiliers, quittant le vent, rentraient dans l’horizon d’argile et de rames
Le Sel noir (1960)

Alfred Melon-Degras (1931-1960)
la molle avalanche des flocons de l’ennui
Soleils de toute liberté (1980)

Daniel Boukman (1936-2024)
– en dessous du grand vent
présence
obstinée
l’arbre demeure
– anba gran van
pyébwa – a
la
i
la
Chiktay pawòl (1994)

Joseph Polius (1942-2013)
Comme une détresse de canne à sucre
Sur l’espérance qui se givre
Bonheur de poche (1968)

José Le Moigne (1944-)
sous l’arc de mes os
s’échappent des tracées
Des villes par-dessus les saisons (1993)

Roger Parsemain (1944-)
Épis, autos et escaliers
Le tropique crevé d’allées
L’Œuvre des volcans (2009)

Joby Bernabé (1945-)
– Un bain de délivrance
et d’une eau sans égale une parole enceinte
– an pawol bon pou kò kon an ban démaré
an pawol ko pòté pi bon dlo ki péni
Démaré : anges de terre brûlée (2007)

Serge Goudin-Thébia (1945-2013)
sauter à la figure de la vie
entrer en résonance, l’oreille au ventre
L’Aérolithe (1991)

Joël Beuze (1946-)
La dernière pelletée jetée à la mort a mis mon cœur en cataracte
Ferments d’ombre : paroles de roman (1979)

Monchoachi (1946-)
Bocanté splendeur contre
l’ombre de l’ombre
miséréré
Bocanté fête et d’abondance (eh oui!)
contre travaux forcée é é
et désolation
cé diléré ça
Lémisté (2012)

Suzanne Dracius (1951)
Nous avons des passés qui marquent
Et aussi un présent qui claque
Un passé de marques
Exquise déréliction métisse (2008)

Éliane Marquès-Larade (1957-)
La mer a pris sa source dans tes yeux sans vague
Gare au transport des sens d’un accueil glutineux
Les oiseaux en enfer (1985)

Éric Pézo (1963-)
Certains glissent au milieu des doigts de graviers
Plantés dans les côtes du chemin-dimanche
Chats-plumes à sept yeux qui voient tout
Passeurs de rives (2003)

Nicole Cage (1965-)
Pauvre soleil
Qui ne sait faire autrement que nous si violemment aimer
Que nous si ardemment brûler
Que nous si tendrement bailler l’ocre de la terre, la teinte amère du café
D’îles je suis (2012)

Hanéta Vété-Congolo (1973-)
et si le vert le glaive haut devant la basse semence du serpent
Avoir et être : ce que j’ai, ce que je suis (2009)

Jean-Marc Rosier (1976-)
Mais les âmes grenades jetées soupirent des rancœurs rances
Urbanîles (2015)

Gérard Lamoureux, Cent ans de poésie en Martinique – Une anthologie – 1903-2017, Le Gosier (Guadeloupe), 2019, 194 p.