Article repris de France Antilles Martinique, 2 mars 2023]
Bien que cet article traite du cas spécifique de la Martinique, sa démarche peut être étendue, mutatis mutandis, à d’autres situations.
Dans un entretien publié dans France Antilles le 27 janvier 2023, le professeur Justin Daniel revient sur « l’Appel de Fort-de France » lancé lors de la Conférence des présidents des régions ultrapériphériques de l’Union européenne, Huguette Bello, présidente de la Région Réunion, Ary Chalus, président de la Région Guadeloupe, Serge Letchimy, président de la Collectivité territoriale de Martinique, Guy Losbar, président du Département Guadeloupe, Louis Mussington, président de la Collectivité de Saint-Martin, Ben Issa Ousseni, président du Conseil départemental de Mayotte et Gabriel Serville, président de la Collectivité territoriale de Guyane, le 16 mai 2022. Cet « appel solennel » mentionnait trois orientations :
« – Refonder la relation entre nos territoires et la République par la définition d’un nouveau cadre permettant la mise en œuvre de politiques publiques conformes aux réalités de chacune de nos régions,
– Conjuguer la pleine égalité des droits avec la reconnaissance de nos spécificités, notamment par une réelle domiciliation des leviers de décision au plus près de nos territoires,
– Instaurer une nouvelle politique économique fondée sur nos atouts notamment géostratégiques et écologiques. »
Il s’agit d’intentions, comme on le voit, nullement d’un programme. On se demande bien pourquoi nos élus ont éprouvé le besoin de publier un texte pareil alors que, depuis les révisions constitutionnelles de 2003 et 2008, ils sont déjà habilités non pas seulement à demander des adaptations des règles existantes comme les départements de Métropole mais à fixer eux-mêmes les règles applicables sur leur territoire dans les domaines économiques et sociaux. Sont simplement exclues, en effet, les règles portant sur « la nationalité, les droits civiques, les garanties des libertés publiques, l’état et la capacité des personnes, l’organisation de la justice, le droit pénal, la procédure pénale, la politique étrangère, la défense, la sécurité et l’ordre publics, la monnaie, le crédit et les changes, ainsi que le droit électoral ». Seule la Réunion est privée de ce dispositif en raison de l’amendement Virapoullé adopté par le Congrès en 2003. Tous les autres territoires dont les présidents étaient réunis à Fort-de-France ont donc déjà une très vaste latitude pour décider eux-mêmes de ce qui les concerne.
Puisque la capacité de décision est déjà là, le véritable but de cet appel semble surtout de demander des moyens supplémentaires à l’Etat. C’est ainsi qu’il faut entendre la conclusion de l’Appel par laquelle les signataires rappellent « la gravité et l’urgence de la situation » et « réclame[nt] un dialogue responsable et exigeant avec le Président de la République ».
Rien de nouveau sous le soleil donc. Et le professeur Daniel a incontestablement raison de souligner qu’il ne sert à rien de demander des compétences (et des moyens) supplémentaires si l’on n’a pas une idée claire de la manière dont on peut les utiliser pour le développement. À la Martinique, les élus réunis en congrès planchent sur ces questions depuis le mois de juillet 2022. Lors de la plénière du 21 décembre dernier, certaines préconisations ont été mises sur la table, concernant en particulier deux grandes thématiques, « la résilience et la gestion durable du territoire » et, qui s’y rattache, « le défi de l’autonomie alimentaire ».
Gouverner c’est prévoir et ces préconisations en effet s’imposent. Les anciens se souviennent des pénuries alimentaires de la deuxième guerre mondiale, alors que la Martinique était encore principalement rurale. Que se passerait-il aujourd’hui alors qu’il reste moins de 3 000 agriculteurs pour quelques 400 000 habitants ? Quant à l’énergie – électricité, carburants – elle est devenue indispensable pour la moindre activité : qu’elle vienne à manquer et il n’y aura d’autre solution que de réinventer péniblement les techniques rudimentaires du XVIIe siècle.
Dépendances
Alimentation
Selon les derniers chiffres de l’INSEE (2019), la Martinique a importé pour 429 millions € de produits alimentaires et en a exporté 86 millions. Le déficit de quelques 343 millions, soit environ 950 € par habitant ou 80 € par mois en moyenne pour chaque Martiniquais donne la mesure du problème. Plus concrètement, selon des chiffres fournis par la DAF, entre 80 et 90 % de la viande, des poissons et fruits de mer consommés localement sont importés. Il en va de même pour 75 % des fruits, 65 % des légumes et tubercules. Plus stupéfiant encore, ce chiffre atteint 95 % pour le sucre. Alors l’autonomie est-elle possible ? Les chiffres sont à prendre avec précaution, mais l’on estime à 10 000 ou 11 000 ha la surface cultivable en friche (hors chlordécone). Supposons que l’on cherche l’autonomie pour les légumes et tubercules : de nos jours le maraîchage occupe entre 2200 et 3000 ha (les estimations divergent) pour satisfaire 35 % des besoins ; en retenant le chiffre le plus élevé, une simple règle de trois indique qu’il faudrait mettre en culture 5 600 ha supplémentaires pour satisfaire les besoins. Ce serait donc possible, d’autant que ce mode de calcul doit plutôt exagérer le résultat. On n’atteindrait certes pas ainsi l’autonomie alimentaire puisqu’il faudrait encore multiplier par 4 la production fruitière et produire toutes les céréales aujourd’hui importées ou leur substituer autre chose (1) mais un grand pas serait déjà fait.
Le coût, évidemment, ne serait pas nul puisque les fruits et légumes importés par les grandes surfaces sont en général moins cher que ceux que l’on trouve (difficilement) sur les marchés. La surface agricole moyenne des exploitations maraîchères atteint moins de 5 ha, ce qui rend évidemment notre agriculture peu compétitive par rapport aux gros producteurs internationaux. D’un autre côté, la production de nos maraîchers pourrait être bien plus intensive, comme on s’en convainc rapidement en parcourant nos campagnes. L’équation a certes bien d’autres inconnues, les intrants de l’agriculture et de l’élevage, la substitution éventuelle de cultures vivrières à la canne, etc., mais enfin si la Martinique se trouvait brutalement coupée du monde elle serait encore en mesure de se nourrir, à condition, évidemment, d’avoir su anticiper une telle situation suffisamment à l’avance.
Energie
L’indépendance énergétique paraît plus aisément atteignable bien que la Martinique dépende encore à 90 % d’énergies importées et que la part des renouvelables dans la production d’électricité n’atteigne pas 25 % (dont 5,6 % pour le photovoltaïque, 2,8 % pour l’éolien) contre 30 % environ à la Réunion.
Quand on considère la situation géographique de la Martinique (une île battue par les vents pendant une grande partie de l’année et qui bénéficie d’un ensoleillement optimal), on a beaucoup de peine à comprendre que nous ne fassions pas mieux. Selon le directeur de l’entreprise Tecsol, cité par Antilla, le coût de la production sur place de 1 MWh dans nos centrales au fioul se situerait entre 300 et 400 € contre 80 à 150 € pour la production par les sources d’énergie renouvelables, un écart au moins du simple au double. EDF qui a reconstruit à grands frais la centrale de Bellefontaine (pour quelque 500 millions €) n’aurait-il pas dû plutôt pousser la production d’électricité renouvelable ? Et quel rôle ont joué les pouvoirs publics dans cette décision qui paraît à contre-temps ? En attendant une réorientation majeure de la politique énergétique, les toits de nos maisons resteront exempts de panneaux solaires, même si les chauffe-eaux solaires ont fleuri grâce, dans ce cas, à des encouragements financiers significatifs, et nous continuerons à faire la queue dans les stations-services. L’OTTEE comptabilisait 64 000 chauffe-eaux solaires en 2020 pour une production « évitée » de 102 GWh sur une production totale de 1 500 GWh, un total dont il convient de prévoir la forte croissance avec le passage au tout électrique dans les transports.
Résilience
Le groupe de travail de la CTM associe résilience et gestion durable. D’autres auraient parlé de développement « soutenable ». Mais les mots ont leur importance et « résilience » n’est pas seulement un mot à la mode. Il indique clairement que notre petite Martinique doit être capable d’assurer la survie de ses habitants y compris lors d’une crise majeure qui la couperait du reste du monde. Assurer l’autosuffisance alimentaire et énergétique en serait une première condition. Pour ne prendre qu’un exemple, si tous nos véhicules étaient électriques et toute notre électricité produite avec des ressources locales (donc renouvelables), les Martiniquais pourraient continuer à se déplacer. La Martinique ne sombrerait pas si elle n’avait plus la possibilité d’importer plus de 1 000 véhicules neufs tous les mois comme elle le fait depuis des années !
La résilience, cependant, ne se résume pas à cela. Les plantes ne poussent pas toutes seules et les machines ne se réparent pas non plus toutes seules. De même que les dossiers administratifs ne se traitent pas tout seuls. Les entreprises et les administrations sont gérées de façon plus ou moins efficace et cela fait toute la différence entre une société bien réglée et une société où règne le i bon kon sa. Or l’inertie et l’incompétence sont hélas trop fréquentes chez nous tant dans la fonction publique que dans les entreprises. Il ne suffit pas en effet d’aligner les personnes devant les postes à remplir (voire d’en mettre un peu plus qu’il n’en faudrait normalement) pour atteindre la qualité de service attendu par les consommateurs ou usagers. Est-ce faire insulte à nos élus que de remarquer ici que la population s’interroge sur la façon dont sont gérées les compétences qu’ils ont déjà (comme les transports, l’eau) et par voie de conséquence sur la manière dont seraient gérées des compétences nouvellement acquises ?
Un dernier mot : les élus martiniquais n’ont aujourd’hui qu’une compétence très limitée en matière éducative, les programmes, les méthodes, les nominations des enseignants demeurant du ressort de l’État. Il n’y a pas si longtemps, on entendait couramment vanter la qualité de notre enseignement par rapport au reste de la Caraïbe ; c’était, disait-on, l’un de nos atouts… On n’entend plus ce discours tant il est patent aujourd’hui que le niveau a sombré ici comme en Métropole (les comparaisons internationales sont sans pitié !). On pourrait espérer une réaction de nos élus contre une telle dégringolade, mais y en a -t-il un qui se soit insurgé, par exemple, contre les résultats trop flatteurs du baccalauréat ? Et qui proteste quand on pérennise certains enseignants recrutés hors concours et sans autre raison que leur appartenance à tel ou tel réseau (local voire familial), même s’ils ont démontré leur incompétence ou leur manque de motivation ? Simple exemple, à nouveau, et l’on n’en dira pas davantage mais la multiplication de cas de ce genre, pas uniquement dans l’enseignement évidemment, fait douter la population, qui n’est pas dupe et qui s’interroge, tout en cherchant à tirer sa part du gâteau dans cette société de connivence.
On entend bien « l’Appel » des présidents et l’on est tout autant convaincu de la nécessité de changer l’ordre des choses. Mais il y a cette inquiétude en nous qu’il ne s’agisse simplement que de tout changer pour que rien ne change.
- Si l’on devait substituer davantage qu’aujourd’hui des tubercules (et le fruit à pain) aux céréales importées, il faudrait également davantage de surface.
Dossier complet − Département de la Martinique (972) | Insee
La Martinique, terre d’agriculture | Ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire
Quand la Martinique cultivera son autonomie alimentaire – People Bo Kay (people-bokay.com)]