Mondes africains

Senghor fédéraliste – de la négritude à la civilisation de l’universel

La France, gouvernement et Président de la République en tête, a été chiche dans son hommage lors de la disparition de Senghor, le 20 décembre 2009 à l’âge de 95 ans. Le Monde, dans un éditorial, a dénoncé cette attitude qu’il a avec justesse considéré comme un nouvel abandon de l’Afrique, par la France et l’Europe. Mais sait-on que Léopold Sédar Senghor, celui qui fut parlementaire et Ministre dans divers gouvernements français durant plus de dix ans au milieu du vingtième siècle, avant de devenir Président du Sénégal, « président-poète », membre de l’Académie française, « ambassadeur de la francophonie »… a été plus qu’un compagnon de route des fédéralistes ?

Léopold Sédar Senghor a occupé un rôle central dans les débats qui, de la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à la création de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) en 1963 à Addis Abéba, ont préparé l’émancipation des colonies africaines et accompagné les tentatives d’unité africaine. Senghor était le dernier survivant des grands responsables politiques africains (parmi lesquels Francis Kwame N’Krumah et Julius Nyerere) qui se sont battus pour l’unité africaine, et, plus encore dans le cas de Senghor lui-même, pour l’unité d’une Eurafrique conçue dans une perspective, à terme, mondialiste.

Dès le début des années 1980, Guido Montani avait souligné que « tous ceux qui, à l’instar des militants fédéralistes (européens), sont depuis longtemps et opiniâtrement engagés dans la lutte pour la réalisation des Etats-Unis d’Europe, ne peuvent lire sans émotion les textes fédéralistes des leaders africains qui, sur un autre continent et indépendamment des aléas de la lutte pour l’unité européenne, se sont battus pour la fondation des Etats-Unis d’Afrique… L’existence du fédéralisme africain est importante parce qu’elle renforce l’affirmation – à ce jour fondée seulement sur le pressentiment que le mode de production industriel tend à unifier la société humaine –  qu’avec la création de la fédération européenne on s’engage sur la voie qui mène à la fédération mondiale »[1]. C’était dix ans avant la fin de la guerre froide et le tournant de la Perestroika qui allait impulser le rapprochement, encore inachevé, entre fédéralistes européens et fédéralistes mondiaux.

Senghor, tout au long des années 50 et 60 du siècle dernier, s’est impliqué au côté des fédéralistes, ceux du Mouvement fédéraliste mondial (MFM-WFM, pour reprendre sa dénomination actuelle) mais également ceux de l’Union Européenne des Fédéralistes (UEF), n’hésitant pas à associer son nom et son prestige, et son autorité morale (faut-il rappeler qu’il aura été en 1980 le seul chef d’Etat africain à quitter volontairement le pouvoir) à leurs actions. Au moment de sa mort il était toujours vice-président honoraire du MFM-WFM. Lors de la bataille pour la Communauté européenne de défense (CED) et la Communauté politique européenne (CPE), au milieu des années 50, il s’était engagé avec la section française de l’UEF, alors présidée par l’écrivain Jules Romains, ne se contentant pas de voter au Parlement pour le traité de la CED, mais en s’impliquant dans les instances dirigeantes de l’organisation [2]. Pendant toutes ces années Senghor restera également en étroit contact avec Jean Rous, militant socialiste et personnage central des luttes anti-colonialistes, secrétaire général du Congrès des peuples contre l’impérialisme et membre de divers groupes liés aux fédéralistes mondiaux[3]. Jean Rous deviendra d’ailleurs conseiller à la Présidence du Sénégal pour les affaires internationales.

Léopold Sédar Senghor est né à Joal, officiellement en 1906, dans une famille de l’ethnie Sérère, à cent-vingt kilomètres de Dakar, alors capitale de l’Afrique occidentale française (AOF, l’une des deux « fédérations » coloniales, avec l’Afrique équatoriale française -AEF) et à proximité de la presqu’île du Cap Vert, colonie portugaise. Il naît catholique, dans une région, et un pays, très majoritairement musulmans. Il apprendra le catéchisme en même temps que la langue française et le latin ; en 1923 il souhaitera même devenir prêtre en même temps que professeur, tout en s’indignant déjà du mépris dans lequel est traitée la culture traditionnelle africaine.

En 1928, lorsque Senghor arrive à Paris pour poursuivre ses études, la capitale de la France a déjà découvert, « grâce au music-hall et à la ‘Revue nègre’, la belle Joséphine Baker et le clarinettiste noir Sydney Bechet. Au Quartier Latin, le jazz a fait son apparition… Freud et les surréalistes ont valorisé l’irrationnel et l’on se tourne vers l’Afrique pour y trouver de nouvelles formes et de nouvelles inspirations »[4]. A la même époque c’est à Bruxelles qu’est créée, en 1927, la Ligue contre l’impérialisme et pour l’indépendance nationale que Rous considérera comme l’ancêtre du Congrès des peuples (alors que les premières réelles réunions internationales des tenants du panafricanisme se tenaient à Londres, Paris ou New York depuis la fin de la Première Guerre mondiale).

À Paris Senghor poursuit sa formation intellectuelle et universitaire. Il se lie au « milieu noir » de la ville et surtout au poète martiniquais Aimé Césaire, qui, des années plus tard, participera à ses côtés, élu sur la liste communiste au Parlement français, aux combats constitutionnels des années 40 et 50 pour transformer la « République française une et indivisible » et l’Empire, respectivement en une « République française fédérée » et une « Union française fédérale ». En même temps qu’ils découvrent les écrivains américains de la « Renaissance nègre », découverte primordiale pour leur affirmation du concept de négritude, Senghor, lui, adhère aux étudiants socialistes puis au Parti socialiste SFIO (Section française de l’Internationale ouvrière) sous l’influence de son ami Georges Pompidou, futur Président gaulliste de la République française.

Jean Rous décrira ainsi cette période : « Aimé Césaire arrivait, en 1930, de la Martinique. Il rencontra Senghor, qui, à son tour, l’a introduit à l’Afrique, patrie d’origine de l’Antillais. Cette amitié comporta des échanges si féconds qu’elle devait survivre à toutes les vicissitudes de la politique. En 1934, ils fondent, ensemble, (le journal) L’Etudiant noir, où pour la première fois, s’affirment le mot et la théorie de la Négritude… ‘Nous découvrions ainsi’, dit Senghor, ‘entre les années 1930 et 1940, la merveille du désir, la force vitale des négro-africains. Nous renaissions à la négritude’.  Il ne devait cesser de la définir, comme ‘l’ensemble des valeurs du monde noir’ : primauté de l’intuition, de l’émotion et du rythme, du sens du groupe et du dialogue ; cet ensemble se reflétant dans l’art et dans les modes de vie et de pensée. Mais, en même temps, il se défia assez tôt de cette réaction, que Jean-Paul Sartre, dans Orphée noire, ce magnifique pamphlet pour la négritude, écrit en 1948, appelle le ‘racisme anti-raciste’. En effet, pour Senghor, toutes les civilisations sont complémentaires et concourent à la civilisation de l’universel. Il demeurera constamment fidèle à ce triple mouvement : participation à la civilisation moderne, affirmation de l’africanité, singulièrement de la négritude, recherche d’une symbiose entre les deux. Non séparation mais rencontre.»[5].

Par la suite  Senghor définira toujours la « contribution de la négritude à la civilisation de l’universel », par la rencontre – et non l’affrontement – l’interaction et le métissage des grandes civilisations, en particulier après sa lecture de l’œuvre du paléontologue et jésuite Pierre Teilhard de Chardin. Cette lecture lui permettra de compléter son interprétation du marxisme (produit de la civilisation européenne) et de l’adapter aux réalités, en particulier rurales, du monde africain et d’aboutir à sa propre conception de la « voie africaine au socialisme », celle qu’il dévoilera dans son rapport politique au Congrès constitutif du Bloc démocratique sénégalais qui suivit la rupture avec la SFIO à la fin 1948 : la négritude est dès lors conçue, « loin de tout racisme à l’envers », comme l’ensemble des valeurs de la civilisation du monde noir, ce que celui-ci peut apporter à la civilisation de l’universel à l’occasion du grand rendez-vous des diverses civilisations « pour le donner et le recevoir ».

Le fédéralisme devient alors, pour Senghor, le seul instrument politique qui puisse permettre la grande rencontre et le métissage harmonieux des cultures. Son engagement politique fédéraliste (multiforme) en découlera logiquement même si nous n’avons pas pu, à ce jour, déterminer précisément les racines, en particulier africaines, de sa pensée fédéraliste. Tout au plus peut-on mentionner quelques références à Denis de Rougemont et quelques contacts dans les années 30 avec le groupe personnaliste de la revue Esprit dirigée par Emmanuel Mounier.

A la veille de la Seconde Guerre mondiale, Senghor est versé dans un régiment de Tirailleurs sénégalais ; fait prisonnier, il restera deux ans en camp de prisonniers, puis de discipline, avant d’être libéré pour cause médicale et de reprendre son métier de professeur… et de rejoindre la résistance au sein du Front national universitaire. Prisonnier, il avait écrit un poème (Au Guélowar !) pour saluer l’Appel du 18 juin du général de Gaulle, de même qu’en  1936 il avait protesté contre l’invasion italienne de l’Ethiopie dans un autre poème (A l’appel de la race de Saba). Libéré et résistant Senghor cachera des juifs persécutés. En 1944 il sera profondément affecté par la répression qui mit fin, à Dakar, à une mutinerie de soldats sénégalais rapatriés, faisant des dizaines de morts et de blessés sans compter les prisonniers. Il craindra alors que la France à son tour ne perde son âme et lors des débats parlementaires sur la Communauté Européenne de Défense (CED) et la Communauté Politique Européenne (CPE), dix ans plus tard, il s’insurgera avec force contre l’idée que les populations des territoires de l’Union française puissent être exclues (en violation de la Constitution de 1946, précisera- t-il) de la CPE, alors que « tout le monde sait qu’en cas de guerre les troupes africaines françaises seront promues au rang d’européennes avec le droit de mourir sur la ligne Oder-Neisse »[6].

Dès 1937 Senghor avait donné une conférence à la Chambre de commerce de Dakar sur le thème du « problème culturel en AOF ». Il avait fait sensation dans les milieux coloniaux en déclarant que « le bilinguisme (entre le français et les langues africaines) permettrait une expression intégrale du Nègre nouveau » et que l’Africain au contact de l’Europe devait « assimiler, ne pas être assimilé »[7]. En 1945, Senghor reviendra sur cette question dans « Vues sur l’Afrique noire ou assimiler, sans être assimilés » [8], l’un de ses premiers écrits politiques significatifs. Ce long texte permet déjà de mieux discerner sa vision et ses options futures

« On ne demande pas à des conquérants d’être des saints. La France n’a pas à justifier ses conquêtes coloniales, pas plus que l’annexion de la Bretagne ou du Pays basque. Elle doit seulement concilier ses intérêts et ceux des Autochtones. Le problème colonial n’est rien d’autre au fond qu’un problème provincial, un problème humain » (p. 58) ; « Les courants entre lesquels se partagent aujourd’hui les théoriciens de la colonisation -assimilation ou association- ne sont pas nés d’hier » (p. 59) ; « Je crains que le mot d’assimilation ne prête à confusion, n’entretienne l’équivoque… Si assimiler signifie (bien) ‘convertir au semblable’, le semblable n’a pas à être assimilé. Certes, nous, négro-africains sommes contre cette assimilation qui n’est qu’identification. Mais nous n’en sommes pas moins défiants à l’égard du courant anti-assimilationniste… Il faut transcender la fausse antinomie ‘association ou assimilation’ et dire ‘assimilation et association’. La coopération exige qu’on soit deux… deux personnes au sens moral et juridique du mot… Il n’est pas question pour la Métropole d’adopter les coutumes et institutions indigènes. Elle doit néanmoins en comprendre l’esprit : et peut-être… en pourra-t-elle tirer profit… Il s’agit d’une assimilation active et judicieuse qui féconde les civilisations autochtones et les fasse sortir de leur stagnation ou renaître de leur décadence.

 

Il s’agit donc  d’une assimilation qui permette l’association. C’est à cette seule condition qu’il y aura un ‘idéal commun’ et une ‘commune raison de vivre’, à cette seule condition un Empire français » (pp. 64-65). Dans ce texte Senghor fait en outre des propositions quant à la future organisation de l’Empire français, en évoquant la perspective de structures fédérales. « Les élections seraient à plusieurs degrés : les chefs de village désigneraient les représentants des cercles, qui désigneraient les représentants des Colonies ; ces derniers, à leur tour, choisiraient les membres de l’Assemblée fédérale. Les ‘nations coloniales’, en-effet, seraient constituées sur la base des fédérations actuelles :Afrique du Nord, AEF et AOF, Antilles, Indochine, Madagascar. Le Gouverneur général nommé par la Métropole, aurait seul le pouvoir exécutif et le droit d’initiative en matière législative, mais il lui faudrait le soutien de l’Assemblée fédérale pour que ses projets puissent avoir force de loi. Dans la Métropole siégerait un ‘Parlement impérial’ qui grouperait les représentants de la Métropole et ceux des Colonies. Ce Parlement s’occuperait de tous les problèmes d’intérêt général : défense impériale, affaires extérieures, etc. Ce système, on le voit, loin d’affaiblir l’autorité de la Métropole ne ferait que la renforcer puisqu’il la fonderait sur le consentement et l’amour d’hommes libérés, d’hommes libres ; loin d’affaiblir l’unité de l’Empire, il la souderait puisque le chef d’orchestre aurait pour mission, non d’étouffer, en la couvrant de sa voix, les voix des différents instruments, mais de les diriger dans l’unité et de permettre à la moindre flutte de brousse de jouer son rôle… Il est de plus en plus question d’une communauté impériale… L’Empire n’est-il pas aujourd’hui un groupement d’humanité à la recherche d’un idéal commun, d’une commune raison de vivre ? Cet idéal commun, les Colonies disent à la Métropole qu’elle peut le trouver dans sa tradition et que c’est cette tradition qui fera l’unité de l’Empire français » (pp. 85,86 et 98).

Représentant SFIO du Sénégal aux Assemblées constituantes, de 1945 et de 1946, Senghor ne cessera de se prononcer en faveur d’une organisation fédérale pour la France et l’Union française, nouvelle dénomination de l’Empire adoptée dans les mois qui avaient suivi la Conférence de Brazzaville (organisée par de Gaulle au début 1944). Faute de place nous ne nous étendrons pas non plus ici sur les nombreuses réunions de parlementaires ou de responsables français d’origine africaine qui jalonneront ces années, ni même sur l’important congrès de Bamako de 1946, où sera créé le Rassemblement démocratique africain (RDA) à l’initiative de Félix Houphouët-Boigny et en l’absence des socialistes sénégalais. Alors que la Conférence de Brazzaville, en fait très franco-française, avait, clairement refusé (même à terme) toute idée d’autonomie pour les territoires de l’Empire, les députés d’origine africaine aux Assemblées constituantes réclameront des structures fédérales clairement définies, reposant sur des Assemblées locales aux pouvoirs étendus, par crainte d’une représentation privilégiée des citoyens d’origine métropolitaine. Joseph Roger de Benoîst, dont l’un des ouvrages, La balkanisation de l’Afrique occidentale française, sera plus tard préfacé par Senghor, soulignera : « c’est ainsi que dans ‘l’euphorie de la victoire et l’unanimité de la France progressiste’, la première Constituante mit au point ‘un projet assez hardi’» [9] avant que les aspects les plus novateurs ne soient gommés dans la Constitution définitive de la IVème République adoptée quelques mois plus tard.

Le fédéralisme, en tout état de cause, semble avoir été, dans les années 1945 à 1958, considéré comme une recette miracle, tenant tout à la fois de l’auberge espagnole et de la tarte à la crème, devant servir à la restructuration et surtout à la conservation de l’Empire français ; les propositions se sont succédées, « poussant comme des champignons » comme le déclarera Senghor lui-même et ce dans les milieux politiques les plus divers[10]. La Constitution de 1946, ou plutôt son Titre VIII qui traite de l’organisation de l’Union française restera ainsi ambiguë et il sera à plusieurs occasions tenté de l’amender jusqu’à l’adoption par le Parlement de la Loi-cadre de 1956. Senghor, lui, avant comme après sa démission de la SFIO et la création du groupe parlementaire des Indépendants d’outre-mer (IOM), restera toujours cohérent dans sa vision du fédéralisme, expliquant par exemple : « nous sommes par vocation des fédéralistes, car qu’est-ce que la fédération, sinon le système qui établit l’égalité entre les pays, partant entre les races… Au sein de l’Union française organisée en fédération souple ou en confédération existerait à côté des royaumes ou républiques d’Asie et d’Afrique, une République fédérale française, comme la Suisse, le Canada, l’Allemagne. Ainsi chaque territoire autonome et chaque groupe de territoires serait un Etat intégré dans la République française, mais avec son parlement et son exécutif local »[11].

Dès son origine, en 1948,  Senghor a participé à l’aventure du Rassemblement démocratique révolutionnaire (RDR) qui tenta de s’allier à la gauche de la SFIO dans le refus d’un ralliement du Parti socialiste à une troisième force « centriste » entre les « staliniens » du Parti communiste et les gaullistes du Rassemblement du peuple français (RPF). Le Manifeste du RDR se termine par un appel à « lutter contre l’Europe des blocs, contre l’oppression et pour l’éveil des peuples coloniaux » et dans la première conférence de presse du groupe, Jean Rous, l’un de ses principaux initiateurs, précisait que l’Union française devait être « la libre fédération des peuples » et qu’elle n’était envisageable que si les peuples d’outre-mer étaient mis en condition de se libérer d’eux mêmes et de se « fédérer librement à la métropole »[12].

Quelques mois plus tard, en juin 1948,  Senghor participa à Puteaux à la création du Congrès des peuples contre l’impérialisme[13] aux côtés de responsables d’Afrique, d’Asie et d’Europe. Le Président du Congrès sera le parlementaire britannique Fenner Brockway et son Secrétaire général Jean Rous. Fondé à l’initiative du Comité d’étude et d’action pour les Etats-Unis Socialistes d’Europe (le futur Mouvement socialiste pour les Etats-Unis d’Europe), le Congrès regroupera durant plusieurs années les principaux mouvements d’émancipation des pays colonisés. A Puteaux étaient également présents des fédéralistes tels que Henry Frenay, ancien fondateur du mouvement de résistance Combat, et des responsables des Cercles socialistes et fédéralistes pour une République moderne, créés par Claude-Marcel Hytte, mouvement membre de la section française de l’U.E.F., tandis que d’autres mouvements fédéralistes français, tels que La Fédération-Mouvement fédéraliste français et le Comité pour une fédération européenne et mondiale, publiaient leurs propres réflexions sur les problèmes coloniaux[14]. Lors du Congrès de Puteaux Rous se déclara à nouveau « contre la politique des blocs et pour une fédération des peuples », « contre les menées du colonialisme et pour la liberté et la justice pour les peuples d’outre-mer »[15] tandis que la motion approuvée à l’unanimité au sujet des colonies françaises constatait que « l’Empire français a disparu du vocabulaire, pour être remplacé par l’‘Union française’, ‘survivance de la dictature politique, économique et militaire de la Métropole’ et refuse cette charte (l’Union française) imposée de l’extérieur sans consultation ni libre détermination des peuples »[16].

Au nom du Congrès, Ronald McKay, parlementaire travailliste et ancien Secrétaire général du groupe britannique Federal Union avant la Seconde Guerre mondiale, Senghor et Osmane Socé, sénateur socialiste et futur représentant du Sénégal aux Nations unies, présenteront et soutiendront à l’Assemblée consultative du Conseil de l’Europe, début 1950, « une proposition d’inspiration fédéraliste, tendant à créer une Commission paritaire Europe-Afrique, où les délégués des deux continents seraient représentés. Le but devait en être de préparer l’indépendance des Etats africains, leur fédération, et d’organiser, ensuite, entre l’Europe et l’Afrique, une coopération étroite »[17]. Cette résolution qui sera repoussée par l’assemblée, malgré le soutien des travaillistes britanniques mais avec l’opposition des socialistes français, sera à l’époque publiée avec un article de Jean Rous, par Common Cause, la revue du Comité de Chicago pour une Constitution mondiale, mouvement représentatif, autour de Giuseppe A. Borgese, du courant maximaliste des fédéralistes mondiaux[18].

En juin 1956 eurent lieu les débats parlementaires sur la Loi-cadre des Territoires d’outre-mer, proposée par Gaston Defferre, Ministre socialiste de la France d’outre-mer, qui établit des Conseils de gouvernement locaux et élargit les pouvoirs des Assemblées territoriales, en accordant une semi-autonomie aux territoires d’outre-mer. Senghor, bien qu’il apprécie les dispositions institutionnelles représentant un pas en avant en direction de l’autonomie, lance alors un cri d’alarme prémonitoire contre le risque de « balkanisation » de l’Afrique française. Il exprimera à cette occasion les solutions qui se présentent aux peuples africains : « Accepter la balkanisation, c’est accepter, avec notre misère, l’aliénation de nos raisons de vivre… La solution (de l’Etat unitaire) aurait notre préférence, mais… elle est prématurée… Les huit territoires de l’AOF resteraient tels quels, après un léger remembrement au besoin. Ils seraient dotés, chacun, d’un conseil des ministres et d’une assemblée législative, auxquelles ressortiraient toutes les questions d’intérêt territorial. Mais au dessus des gouvernements et parlements locaux, seraient créés un gouvernement fédéral et un parlement fédéral, auxquels ressortiraient les questions d’intérêt commun »[19].

L’opposition entre Senghor, favorable au maintien et à l’approfondissement des fédérations coloniales africaines (AOF et AEF) dans le cadre de l’Union française et Houphouët-Boigny, partisan de liens directs entre chaque territoire africain et la France, ne se démentira plus et rejaillira deux ans plus tard lorsque de Gaulle, en 1958, après son retour au pouvoir, présentera aux Français la Constitution de la Vème République en même temps qu’un statut hybride pour l’outre-mer, celui de la Communauté française. Senghor, progressivement mis en minorité dans son propre parti, le Parti de la révolution africaine (PRA), par les tenants de l’indépendance immédiate, devra s’incliner. C’est alors qu’il entreprend, toujours pour palier les conséquences néfastes de la balkanisation africaine, de créer avec les dirigeants d’autres territoires (à l’époque le Dahomey, la Haute-Volta et le Soudan, après le lâchage du Niger), corrélativement à l’accession à l’indépendance, de fonder la Fédération du Mali. Il créera à cette occasion le Parti de la Fédération africaine (PFA). Le 29 décembre 1958, Senghor et Modibo Keita, Président du Soudan, provoquent une réunion avec les délégués des quatre territoires avant que l’Assemblée fédérale constituante ne se réunisse le 20 janvier 1959 à Dakar et adopte la Constitution fédérale. Cependant, Senghor se méfie des manœuvres des ennemis de la fédération, parmi lesquels certains leaders africains comme Houphouët-Boigny mais aussi des conseillers français de de Gaulle, comme Jacques Foccart dont les tristement célèbres réseaux continueront à sévir en Afrique longtemps après les indépendances nominales de certains Etats… !

Senghor dénoncera alors l’action « de nos féodaux, appuyés par une poignée de politiciens métropolitains à courte vue »[20] . Dans une interview publiée dans Le Monde du 3 janvier 1959 il déclarera, en réponse à ses opposants métropolitains, que « La fédération primaire est exactement le contraire d’un encouragement à la sécession. Grâce à la fédération primaire, nous ne nous sentirons pas des Etats désunis en Afrique, des Etats isolés dans la Communauté. L’association du pot de terre et des pots de terre n’a jamais été une association solide… Nous en avons parlé au général de Gaulle qui, nous l’espérons, nous aura compris »[21]. L’histoire montrera, malheureusement, que de Gaulle avait décidé « sans s’engager lui-même, personnellement -…- de fermer les yeux sur les agissements de ses collaborateurs »[22], lesquels pouvaient en outre compter en la matière sur l’attitude hostile du cheval de Troie africain Houphouët-Boigny, le leader de la (relativement) opulente Côte d’ivoire. Finalement le Sénégal et le Soudan se retrouveront seuls pour mettre en place les organes de la Fédération du Mali dont l’indépendance sera proclamée le 20 juin 1960. Elle éclatera, quelques semaines plus tard, dans la nuit du 20 août, après des rumeurs d’un coup d’Etat fomenté par les Soudanais ; le Sénégal votera une loi constitutionnelle proclamant son indépendance malgré les tentatives de dernière minute de Jean Rous auprès de Modibo Keita. Le 25 août Senghor estime que « tout est consommé » et, d’après Rous qui considère qu’il en fut terriblement affecté, son action africaine se contentera dorénavant de tenter de parer aux conséquences de la balkanisation.

C’est dans cet état d’esprit, mais profondément marqué par l’échec et rendu prudent, davantage en homme d’État qu’en militant fédéraliste, aurions nous tendance à écrire, que Senghor abordera dorénavant la question de l’unité africaine. Il ne se désintéressera pas du fédéralisme pour tout autant, comme le montrent ses messages au Congrès de Vienne du MFM-WFM de 1961[23], celui qu’il adressera en juin 1965 au Colloque de Nice, organisé par les « mouvements fédéralistes », sur la réforme de l’ONU [24], voire ses propositions plus tardives en faveur de la création d’un Commonwealth de la francophonie[25].

Lors des Conférences d’Addis Abéba, en1963, puis du Caire, en 1964, préparant la création de l’OUA, Senghor s’opposera aux conceptions de N’Krumah en faveur d’une unité constitutionnelle immédiate et, malgré les efforts de Jean Rous pour les réconcilier, il se prononcera pour une unité africaine par étapes avec la création d’ententes ou de confédérations régionales. Daniel Pepy, Maître des requêtes au Conseil d’Etat et Président de l’Institut de recherches agronomiques tropicales et des cultures vivrières, pourra citer, dans une conférence sur l’unité africaine, prononcée en 1964 au Collège universitaire d’études fédéralistes d’Aoste un constat – « Nous avons mis en commun ce qui nous unissait, nous avons laissé de côté ce qui nous divisait » – et d’autres paroles que nous voulons croire désabusées : « Je me fais de l’unité africaine la même idée que le Général de Gaulle se fait de l’Europe : il faut faire l’Afrique des patries »[26].

C’est ainsi que, selon Rous, « Senghor allait faire admettre ses conceptions de l’Unité progressive, réalisée pas à pas avec les Unions régionales. Après avoir dénoncé les fanatismes, les micro-nationalismes, il suggère : ‘Dans un premier temps, nous reconnaîtrions ces diversités complémentaires. Nous aiderions même à les organiser en Unions régionales. J’en vois trois : l’Afrique du nord, l’Afrique occidentale, l’Afrique orientale, en attendant que soit libérée l’Afrique du sud… Chacune de ces unions pourrait, à son tour, se diviser en unions plus petites. Cependant, il nous faut, …, définir, au dessus des Unions régionales, l’Organisation des Etats africains et malgache, indépendants, qui sera l’instrument majeur de notre unité’ »[27].

Cet essai a d’abord été publié dans la revue Fédéchoses – Pour le fédéralisme, Lyon, n° 115, 1er trimestre 2002


[1] Guido Montani, Le Tiers-monde et l’intégration européenne, collection Textes fédéralistes, éd. Fédérop, Lyon, 1982, p. 75.

[2] « La création de cette Communauté européenne du charbon et de l’acier, ratifiée à Paris le 18 avril 1951, et qui, dans un domaine concret, justifie les plus grands espoirs, sera-t-elle suivie d’autres engagements à caractère supranational ? Jules Romains veut le croire et c’est la raison pour laquelle, à partir de 1953, il va faire campagne dans L’Aurore et à la tête de l’‘Union européenne des fédéralistes’ (dont il est devenu le Président pour la France à partir du 1er. janvier 1954) pour le plan militaire, mis au point par René Pleven, visant à créer une armée européenne… ». Olivier Rony, Jules Romains ou l’appel au monde, collection « Biographies sans masque », éd. Robert Laffont, Paris, 1993, pp. 708. En note, l’auteur cite, au côté de Jules Romains, comme responsables de l’UEF, les vice-présidents Yvon Delbos, Paul Ribeyre, François Mitterrand, Robert Buron et parmi les membres, outre Léopold Sédar Senghor, Messieurs Paul Reynaud, André Marie, Maurice Faure et Félix Gaillard. Il conviendrait cependant de vérifier s’il s’agissait bien directement de l’UEF et non pas plutôt d’un organisme (éventuellement un intergroupe parlementaire fédéraliste) créé à son initiative et plus impliqué dans le soutien parlementaire à la CED (op. cit., pp. 637-639).

[3] Cf. Jean-Francis Billion, Jean-Luc Prevel, « Jean Rous et le fédéralisme », Le Fédéraliste, Pavie, 1987, XXVIIIème année, n° 2-3, pp. 122-133. De Jean Rous, lire en particulier Léopold Sédar Senghor. Un président de l’Afrique nouvelle, éd. John Didier, Paris, 1967, pp. 163.

[4] Jacqueline Sorel, Léopold Sédar Senghor. L’émotion et la raison, éd. Sépia, 1995, pp. 201, p. 39.

[5] Jean Rous, op. cit, pp. 19-20.

[6] Cité in Christian Roche, L’Europe de Léopold Sédar Senghor, éd. Privat, Toulouse, 2001, pp. 126, pp. 62-63. Excellent livre à lire par tous ceux que cette question intéresse.

[7] « Une conférence qui impressionne l’auditoire et émeut l’administration. En effet, alors que celle-ci est fière de présenter au public le premier agrégé africain de l’Université française, ne vient-il pas proclamer que l’enseignement qu’il a reçu ne répond pas aux aspirations du monde noir, dans la mesure où cet enseignement se refuse à prendre ses valeurs en considération. Le professeur de français est prêt à les faire connaître à tous ceux qui les ignorent, et il rejette, à ce titre, le processus de l’assimilation. ». Christian Roche, op. cit., p. 27. Elu Président du Sénégal, Senghor mettra ses idées sur le bilinguisme en pratique en développant l’enseignement de différentes langues africaines en plus du français.

[8] Leopold Sédar Senghor, « Vues sur l’Afrique noire, ou assimiler sans être assimilés », La Communauté impériale française (en collaboration avec R. Lemaignien et le Prince Soussevath Youtevong), éd. Alsatia, Paris, 1945, pp. 57-98.

[9] Joseph Roger de Benoîst, L’Afrique occidentale française de Brazzaville à l’indépendance, Nouvelles éditions africaines, Dakar-Abidjan, 1979, p. 49.

[10] Cf. par exemple, du juriste et ancien ministre gaulliste René Capitant, la brochure Pour une Constitution fédérale parue en 1946 aux éditions Alsatia. Ce texte est considéré comme ayant inspiré le discours de Bayeux de Gaulle (22 Juin 1946) qui sera considéré à l’époque comme un soutien aux milieux coloniaux (ou colonialistes).

[11] Archives d’outre-mer d’Aix en Provence, 14mi 2740, 2G53, in Christian Roche, op. cit., p. 42.

[12] Citations retenues par l’historien Pierre Chevalier dans sa thèse, Jean Rous, 1908-1985, Une vie pour le socialisme et la décolonisation, pp. 914 et annexes, Université de Perpignan, 1999, sous la Direction de M. Jean Fagnes, pp. 494-495. Cette thèse est consultable à l’Office universitaire de recherches socialistes (OURS, Paris), de même que certains textes à connotation fédéraliste d’Aimé Césaire, ou la brochure de Francis Gérard, publiée par le Comité pour une fédération européenne et mondiale (CFEM) dont il sera question plus avant.

[13] Cf. Pierre Chevalier, op. cit.

[14] Plusieurs brochures de La Fédération sont consultables dans la documentation jointe au Fonds Albert M. Gordiani, récemment déposé aux Archives historiques des Communautés européennes à l’Institut universitaire européen de Florence.

[15] Pierre Chevalier, op. cit., p. 505.

[16] Pierre Chevalier, op. cit., p. 732.

[17] Jean Rous, op. cit., p. 28.

[18] Jean Rous publie « The Sophistry of Colonialism », Common Cause, Chicago, revue du Committee to Frame a World Constitution, Vol. IV, n° 3, octobre 1950. (éd. fr. « L’impérialisme colonial et ses derniers sophismes », in Jean Rous, Chronique de la décolonisation, éd. Présence africaine, Paris, 1965, pp. 381-392). Cf. également le texte de la Résolution MacKay dans Common Cause, même numéro, « A United States of Africa », p 165. L’article de Jean Rous est significatif des contacts entre les anticolonialistes et les fédéralistes mondiaux et « annonce » en quelque sorte le message de Senghor au Congrès de Vienne du MFM-WFM de 1961.

[19] Joseph Roger de Benoît, op. cit., p. 305.

[20] Cité in Ernest Milcent, et Monique Sordier, Léopold Sédar Senghor et la naissance de l’Afrique nouvelle, Seghers, Paris, 1969, p. 191.

[21] Ernest Milcent et Monique Sordier, par ailleurs journalistes au Monde qui avaient recueilli l’interview, op. cit., p. 193.

[22] Op. cit., p. 192.

[23] « Selon nous le fédéralisme doit être, à la fois, interne et international. Il est essentiellement la recherche de l’unité dans la diversité… Faute d’avoir pu constituer d’emblée en Afrique de véritables Etats fédéraux, nous avons réalisé, avec l’Union africaine et malgache des unions de caractère confédéral. Ce n’est que sur la base de cette première forme d’union que nous pourrons faire un pas de plus dans la voie de l’Etat fédéral. Vous avez à votre ordre du jour le problème de la réforme des Nations unies… J’ai toujours approuvé les réformes constructives proposées par votre mouvement… il serait tout particulièrement nécessaire de la compléter par une Assemblée des peuples… Je n’oublie pas non plus que, depuis 1953, les fédéralistes mondiaux ont apporté leur pierre à l’édifice de ce que l’on appelle aujourd’hui l’action contre le sous-développement… En ce qui nous concerne, nous sommes engagés sur la terre africaine dans l’action pour vaincre le sous-développement… Des mesures de socialisation et de planification qui tiennent compte des libertés de l’homme et de l’existence des vivantes communautés sont de nature à permettre l’équilibre et une croissance continuelle du progrès économique et social. Notre évolution est basée sur l’idée coopérative et communautaire. Nous essayons selon les principes fédéralistes de combiner la centralisation et la décentralisation tout en respectant les identités régionales… Nous vous proposons, après votre congrès, de créer à Dakar une section du Mouvement universel pour une fédération mondiale ». Cf. Monde Uni, n° 54, août 1961.

[24] Jean Rous, Léopold Sédar Senghor, un Président de l’Afrique nouvelle, op. cit., p. 135. Sur le Colloque de Nice, cf. Collectif, Colloque international de Nice (27-29 mai 1965), L’adaptation de l’ONU au monde d’aujourd’hui, éd. A. Pédone, Paris, 1965, pp. 230.

[25] « La Francophonie comme culture », Université de Laval, Québec, PQ, Canada, 27 septembre 1966, in, Jean Rous, op. cit., pp. 133-134.

[26] Daniel Pepy, Unité africaine, C.E.F., Aoste, session 1964, pp. 53. Les propos rapportés sont cités respectivement pp. 39 et 40.

[27] Jean Rous, op. cit., pp. 63-64.