Mondes africains

Le génie des origines et l’ethnie de l’ancêtre (2ème partie)

Les origines de l’ancêtre des Gourmantché

Un autre exemple d’une « histoire » imposée, qui cette fois ne s’inspire même pas des traditions du groupe : celle de l’ancêtre fondateur des chefferies gourmantché. « II existe plusieurs versions sur l’origine de Jaba Lompo, ancêtre mythique des Gulmanceba. La tradition la plus courante aujourd’hui au Burkina est celle qui fait de Jaba Lompo le fils de Naba Ouédraogo, ancêtre des Nakomsé [princes mossi]. Elle a été popularisée par les premiers administrateurs coloniaux et reprise, à leur compte, par certains notables moose [mossi] et par des historiens. Cependant, cette tradition, enseignée dans les écoles, semble extérieure, du moins marginale par rapport aux versions recueillies chez les Gulmanceba. En effet, des premiers administrateurs coloniaux à nos jours, la quasi-totalité des traditions recueillies par les chercheurs ayant enquêté en pays gulmance […] donne une origine fabuleuse à Jaba Lompo. » (Madiéga, 1993)

Cette origine mossi des Gourmantché semble avoir été forgée de toutes pièces par les Mossi et entérinée par les administrateurs coloniaux : Voulet (en 1897), Lambert (en 1907), Delafosse (en 1912), Frobenius (en 1913), alors qu’elle est ignorée des Gourmantché. Une version de leurs récits d’origine prétend d’ailleurs l’inverse, c’est-à-dire que les Mossi seraient issus des Gourmantché : les Nakomsé seraient les descendants d’une fille de Jaba Lompo.

Les Yaana (groupe ethnique apparenté aux Mossi et vivant en pays gourma) donnent une origine dagomba aux Gourmantché, la même donc que celle qui est officiellement attribuée aux Mossi.

Selon les traditions les plus tenaces des Gourmantché, recueillies et publiées par Molex (1898), Vermeersch (1899), Maubert (1909), Davy (1952), Cartry (1967), et par l’auteur lui-même : Madiéga (1978), Jaba Lompo serait descendu du ciel sur son cheval ; dans certaines   versions, il était accompagné d’une femme. Cet atterrissage se serait produit sur une colline à une époque où les pierres ne s’étaient pas encore tout à fait solidifiées, de sorte qu’il a laissé des traces : un trou (où des femmes vont piler le mil encore aujourd’hui) et des empreintes du premier roi.

D’autres récits disent que Jaba Lompo avait commis un adultère quasi incestueux – avec une des femmes de son père – dans la région où il vivait et qu’on avait prévu de le tuer. Lui et une femme s’étaient alors enfuis à dos d’un cheval volant.

On dit aussi qu’il avait commis l’adultère avec l’épouse d’un homme dont il était le palefrenier et avait pu s’échapper grâce à un cheval qui lui fit découvrir ensuite maints secrets.

Une autre version de l’histoire fait de Jaba un devin aveugle. Lors d’une famine, il avait décidé de vendre son cheval pour nourrir les siens. Il avait confié cette mission à son fils Lompo qui devait vendre l’animal au premier homme rencontré. Ce fut un homme transportant une botte de paille, paille qu’il dut accepter en échange du cheval. Lorsque Jaba utilisa cette paille pour faire un feu, il retrouva la vue. Il invita tous les infirmes à venir fêter avec lui ce miracle et eux aussi guérirent au contact de la fumée dégagée par la paille. Ils firent de Jaba leur chef. Après sa mort, son fils, considéré comme un sage par tous, ajouta le nom de son père au sien et devint donc Jaba Lompo.

Il y a cependant dans le Gourma plusieurs dynasties sans lien avec celles fondées par Jaba Lompo : « La société gulmance « traditionnelle » du Nord-Gulma était caractérisée par une double stratification sociale. La première opposait les nobles – Buricimba – aux roturiers – Talmu et Jituara. A l’intérieur de la classe politique dominante, celle des Buricimba, une distinction s’étendait entre lignages détenteurs – ou proches -du pouvoir et lignages éloignés – ou écartés – du pouvoir. Ces derniers, au fil des générations, perdaient leurs privilèges politiques et rejoignaient le rang des gens du commun. Cette stratification politique s’accompagnait d’une stratification économique. Les détenteurs du pouvoir politique – Betieba et Berijiba – vivaient de rapines et de pillage. L’idéologie dominante – valorisation des structures lignagères, doctrine du chef « protecteur », croyance à l’origine divine de la stratification sociale -justifiait la suprématie des Buricimba, descendants de Jaba Lompo. »

Les mythes d’origine des Katséna

Dans sa thèse de doctorat, Ludovic Kibora rapporte les traditions qu’il a recueillies sur l’origine des Katséna (Kibora, 1997). Les Katséna font partie d’un ensemble de populations désignées par les ethnies voisines sous le nom de Gourounsi : Nouna, Lella, Sissala, Katséna, etc. A l’intérieur de chacun de ces groupes, on observe des diversités institutionnelles et culturelles importantes, parfois même d’un village à l’autre. Les recherches étymologiques auxquelles se sont livrées les ethnologues pour déterminer l’origine des Gourounsi sont restées stériles. L. Tauxier déjà rapportait cette difficulté : « Nous dirons d’abord pour le mot Gourounsi lui-même que ce n’est justement pas un mot gourounsi. C’est un mot mossi donnant Gourounga au singulier et Gourounsi au pluriel. Le lieutenant Marc suppose que ce mot viendrait du songhaï, Grounga qui voudrait dire « incirconcis ». Malheureusement, il apparaît des recherches faites pour vérifier cette hypothèse, que ce mot Grounga est inconnu au Songhaï. » Une autre version rapportée par E. Bonvini dit que gurunga signifierait « gibier de battue » en mooré ; les Mossi auraient désigné ainsi l’ensemble des populations de la région où ils se livraient à des razzias. Plus récemment, D. Liberski montre que « les étymologies qui furent proposées comme les origines qui furent attribuées à ce terme sont aussi nombreuses que leurs auteurs. »

Kibora a mené l’essentiel de ses enquêtes dans le village de Kaya (qu’on appelle aussi Kaya-Navéo) où il a pu recueillir des versions convergentes de la fondation de ce village.

– Un berger Peul du nom de Navé, originaire de la ville mossi de Kaya est le fondateur de ce village qui s’appela donc Kaya-Navéo, « Kaya domaine de Navé ». Cette origine peule expliquerait que les habitants de Kaya pratiquent l’élevage de bovins et que chaque maison possède son étable à bœufs (naabo, bœufs : naa).

– Un Peul du nom de Hollo ou Jollo partit du village de Noumbila avec un ami Mossi. Le Peul s’établit sur un lieu où il découvrit des traces de présence humaine : il s’agissait d’un troglodyte qui vivait dans les collines avoisinantes. C’était une « sorte de génie », « issu du ventre de la terre » (grotte), qui vivait de manière « rustre ». Dans un premier temps, le troglodyte refusa de communiquer avec le Peul. Puis il lui proposa un jour de venir vivre  à  côté  de  lui ;   le   Peul  déclina  la  proposition  en   lui expliquant : « bas ti-m zindka ya, ti kaya soma ! » « Laisse-moi vivre (demeurer) ici, parce qu’ici c’est bien ! » (Plus littéralement : « Laisse que moi s’asseoir ici je t’en prie, que ici c’est bien ! » Le premier ya que je traduis par « je t’en prie » est une espèce d’interjection que l’on emploie souvent en mooré sur le ton de la supplication, le second ya veut dire « c’est ».)  Ce serait la raison pour laquelle ce village s’appelle Kaya. Le Mossi partit plus loin pour fonder le village de Tiébélé. Un groupe d’individus vivait déjà dans ce lieu, mais à l’arrivée du Mossi, il alla s’établir plus loin et fonda le village de KoIIo. Les chefs de terre de Tiébélé sont issus de Kollo et ceux de Kaya sont les descendants du troglodyte. La colline où vivait le troglodyte est devenue un lieu de culte.

– Le village de Kaya a été fondé par un Peul surnommé « Je n’ai pas de propriétaire ! »

Parmi les pratiques religieuses, le culte du Jom est le plus observé. Chaque famille possède son autel du jom (une petite colonne de terre dont le sommet est couvert de plumes séchées et de sang) qui « est construit à l’entrée de la concession ou à l’intérieur [de la cour] dans l’étable (naabo) ou dans la cour intérieure ». On peut aussi installer un autel de jom dans chaque partie de la concession. Le Jom est considéré comme la puissance protectrice de chaque lignage. A côté du Jom, il y a trois autres autels : l’autel du père (Ko), l’autel du père du père (Naa) et l’autel de l’ancêtre (Nabart).

Mon ignorance de la langue katséna relativise bien évidemment les bribes d’échafaudage que je me permets néanmoins sur ce matériel. On nous parle d’abord d’un Peul qui vient du pays mossi, c’est-à-dire d’un étranger qui vient d’une région où il était déjà étranger. La preuve de cette origine peule du groupe est donnée dans le fait que les Katséna pratiquent l’élevage de bovins : naa (même mot pratiquement pour dire bovins en peul naï et en mooré naafo) comme cet ancêtre Navé. (L’autel du père du père s’appelle naa et celui de l’ancêtre nabart).

On nous dit aussi que le Peul s’appelait Holo ou Jolo. II est venu d’un village mossi avec un Mossi. Quand il s’adresse au troglodyte, ce n’est ni en peul ni en katséna, mais en mooré : un étranger qui parle une langue qui lui est étrangère. Le Mossi fait partir les habitants du lieu où il s’établit et ils vont fonder Kollo (ressemblance phonétique avec Holo et Jolo). (L’autel du père s’appelle ko).

Le culte du Jom a une place particulièrement importante dans les pratiques magico-religieuses des Katséna. Le mot jom signifie « propriétaire » en peul. Et on nous dit que le village a été fondé par un Peul qui s’appelle : « Je n’ai pas de propriétaire ! » (« Je n’ai pas de maître ! », « Je n’appartiens à personne ! »).

Le jeu de mots autour de Kaya (ka ya) nous rappelle que celui qui vient d’« ailleurs » vient d’un lieu où la signification « ici » est présente.

Le troglodyte est une espèce d’être primitif, un homme des cavernes, un rustre qui refuse d’abord l’invitation à communiquer que lui adresse le Peul, puis finit par proposer un rapprochement physique auquel le Peul se dérobe. Cette rencontre ne s’est pas faite parce que ces chances se sont jouées entre le « trop tôt » de la parole adressée par le Peul et le  « trop tard » de la réponse du troglodyte.

Récits d’implantation en pays bobo

En pays bobo (Millogo, 1998), chaque lignage dit avoir une origine géographique propre et parfois une origine ethnique lointaine, non bobo. On distingue les « vrais » Bobo (agriculteurs animistes) qui sont les fondateurs des différents villages, d’autres Bobo (commerçants musulmans) considérés comme étant venus après les premiers. Le doyen du lignage le plus anciennement établi, celui dont les ancêtres ont fondé le village, cumule partout les titres de Kirite et Lowte (que Millogo traduit par « Possesseur du village » et « Possesseur de la terre »). On observe dans cet espace une hétérogénéité linguistique importante, mais il existe cependant une langue fondamentale : la langue des initiés qui est la même pour tous. C’est au cours de l’initiation où l’on apprend la nature du Do (culte des masques) que l’on apprend aussi à pratiquer cette langue secrète intimement associée au culte des masques. Beaucoup d’auteurs en concluent que c’est la première et la seule vraie langue des Bobo, ce que récuse Millogo : non pas uniquement parce que les mythes disent que le masque fut révélé aux hommes alors qu’ils possédaient déjà la parole, mais parce que, pour lui, le fait qu’il n’y ait pas de pouvoir centralisé en pays bobo a favorisé les diversités locales.

L’étrangèreté de l’ancêtre fondateur est partout affirmée. Par exemple le village de Konkourona aurait été fondé par Gwory (ou Gwokwy) Coulibaly. Le lignage fondamental de ce village est en effet celui de Gwory. Or Gwory est un prénom bwa ; de même Coulibaly est-il un patronyme bwa. Par ailleurs il existe un village du nom de Gwokwy en pays bwa. Dans de nombreux autres villages, on dit aussi que les fondateurs sont d’origine étrangère : Zara, Dioula ou même Lella. La figure la plus importante du fondateur est celle du chasseur (un homme vivant à l’état de nature): « Chez les Bobo […] l’ancêtre fondateur du village est généralement présenté […] comme un chasseur. »

(Sur ce dernier thème, Michel Izard (1992) explique qu’à la représentation qu’une société se fait de son état de nature, correspond toujours l’homme pré-social qu’est le chasseur : « Le chasseur ne dispose que d’un seul pouvoir qui est de nature magique : il connaît les moyens propres à tromper la circonspection des animaux sauvages et la sagacité de leurs gardiens, qui s’apparentent à des génies de la brousse. Le chasseur, étranger à tout encodage politique du monde, est un marginal dont la société entend résorber la libre itinérance […]. A l’aube de l’histoire, la nature n’est visée du pouvoir que comme nature végétale. L’histoire – l’instauration sociale – introduit d’abord une distinction entre nature sauvage et nature domestiquée, puis opère un clivage comparable parmi les animaux […]. Le chef d’avant l’instauration du pouvoir sédentaire, le chasseur […], rappelle au monde sédentaire une liberté perdue et […] de ce fait est objet de scandale. » « Nombreux sont dans le Yatenga, les récits qui se rattachent au thème de la captation du chasseur. Le chasseur est seul ; son domaine est la brousse, où vivent les animaux sauvages. Il n’a pas de territoire, mais des parcours, comme les animaux, spatialité non de surfaces mais de lignes, dont les nodosités sont les mares où les bêtes de la brousse viennent boire et près desquelles il établit ses bivouacs. Alors qu’il campe auprès du trou d’eau, la fille du chef du village de l’endroit vient à passer et voit l’étranger, elle parle de sa rencontre à son père, qui envoie la jeune fille inviter le chasseur à lui rendre visite. Non sans mal, le chef convainc le chasseur de s’établir dans le village : il épousera sa fille et chassera désormais pour son beau-père. »)

La maison-mère de chaque lignage porte le nom de Wasa. Quand des membres d’un lignage souhaitent s’établir ailleurs, dans un autre village par exemple, ils doivent prélever des objets enfouis dans leur wasa qu’ils enterreront là où ils s’établiront. Les ruptures dans le lignage peuvent aussi se produire par segmentation : des membres du lignage peuvent rompre leurs liens avec le lieu originel en émigrant sans emporter des portions de pouvoir du wasa, auquel cas ils tenteront de nouer des alliances exclusivement avec les puissances du lieu où ils s’établiront.

Lorsqu’un groupe décide de s’établir dans un espace encore sauvage, il s’y installera provisoirement en attendant l’accord des puissances régnantes du lieu. La faune et la flore de la nature sauvage sont en effet sous le gouvernement d’une entité nommée Suxu (l’Esprit de la brousse). Les hommes qui arrivent dans un lieu encore vierge de leurs semblables, ne peuvent ni construire des habitats, ni ouvrir des champs, avant d’avoir consulté le Suxu et obtenu son accord. Il leur faut donc d’abord prendre une gerbe d’herbe, la planter puis la traiter comme un autel sur lequel ils prieront et auquel ils feront des sacrifices jusqu’à ce que le Suxu leur donne son accord. Quand ils ont obtenu cet accord, ils doivent ensuite consulter les multiples génies (Wiyage) visibles et invisibles, qui vivent dans les environs, généralement dans les fourrés. Le fondateur pénètre dans le fourré le plus proche du lieu où il veut s’établir, et là, au pied d’un arbre, il doit enterrer des pierres préhistoriques censées avoir été taillées par les génies. Il y élèvera aussi l’autel Wiyage et ce fourré constituera la forêt sacrée du village où l’on rendra un culte aux génies. Nul n’aura désormais le droit de couper le moindre bout de bois dans ce fourré qui devra rester éternellement intact.

ROMANS FAMILIAUX, SOUVENIRS D’ENFANCE ET MYTHES ORIGINAIRES

Restes romanesques et processus primaires

La première notion psychanalytique qui nous vient à l’esprit à propos de ces traditions, récits et rites, c’est celle de roman familial (Freud, 1973 [1909]) C’est, explique Paul-Laurent Assoun, « le mouvement par lequel le névrosé « dissimule » l’histoire de son enfance en ses « fantasmes » ; (il) permet ainsi l’accès au travail de formation légendaire par lequel chaque peuple dissimule et exprime sa « préhistoire oubliée ». C’est ce qui donne sa substance à cette « réalité psychique », qui pour n’être pas matérielle, n’en est pas moins déterminante, dans la Phantasie collective comme dans son homologue individuelle. » (Assoun, 1993 : 63). « De quoi s’agit-il en effet ? Freud rappelle que « le progrès de la société repose essentiellement sur l’opposition de deux générations », en sorte que l’individu doit réaliser, pour accéder à l’âge adulte, le « détachement » de l’autorité des parents. Celui-ci se réalise par un certain travail psychique, espèce de « rêverie éveillée » baptisée « roman familial » (littéralement « roman des familles ») : le « petit Œdipe » imagine que ses parents, tout d’abord idéalisés puis rabaissés à ses yeux, ne sont pas les siens, qu’il est en fait le « rejeton » de parents de noble extraction et se pose dès lors en enfant adoptif de ses parents réels ! Dans un second temps, avec sa prise de connaissance de la réalité des relations sexuelles, il fait subir à son « roman » une restriction particulière : il se représente comme le fils de sa mère réelle et d’un père noble qui a séduit et abandonné la mère – ce qui permet à la fois d’inculper la mère et de la conserver, tout en exprimant son hostilité envers son géniteur qu’il dépossède de sa paternité ! On notera dans tout ce travail l’importance des « signes sociaux », la richesse et l’élévation du rang social fournissant le prétexte à tout ce travail d’« élévation »  et de  « rabaissement ». (Ibidem : 66) Ce roman familial peut déboucher sur un « délire de filiation » qui repose « sur la certitude d’être issu de parents le plus souvent illustres, de lignée royale, qui compense la blessure narcissique des déceptions infligées par les parents réels et exclut ceux-ci des désirs du sujet, ou encore permet de nier à leur égard les prohibitions du Surmoi ». (Green 1977 [1974-1975] : 83).

La lecture de ces différents mythes laisse penser que la technique à l’œuvre dans leur confection est soumise aux processus primaires qui « se caractérisent chez Freud 1) par le passage d’une représentation à une autre, au moyen d’un déplacement métaphorique ou métonymique, 2) par la condensation des représentations, 3) par la tendance à réinvestir les représentations satisfaisantes, 4) par la reproduction sous un mode hallucinatoire des représentations liées à des expériences de satisfaction, 5) par l’absence de la temporalité, 6) par l’absence de la négation, 7) par l’absence du principe de contradiction, 8) par l’utilisation de la juxtaposition comme équivalent de la causalité ». (Delrieu, 1993 : 109, note 32) Nous avons vu que la fabrication de ces mythes n’était pas soumise aux lois de la temporalité ; c’est pour cette raison aussi que des éléments étrangers peuvent y être réintroduits sans égard pour la contradiction et que les représentations qu’une société se fait d’elle-même ne sont pas cohérentes et sont même le plus souvent truffées de contradictions.

Souvenirs d’enfance

L’intérêt de la psychanalyse « du point de vue de l’histoire de la civilisation », explique Freud, c’est, d’une part, qu’elle permet d’effectuer la comparaison de l’enfance de l’individu avec la préhistoire des peuples, et de l’autre, qu’« il apparaît possible de transposer la conception psychanalytique acquise par le rêve aux produits de l’imagination populaire comme les mythes et les légendes. » (Freud, 1984, 1913) Je ne ferai ici qu’indiquer les profondes ressemblances entre les caractéristiques des souvenirs d’enfance [1] – dans lesquels il est souvent bien difficile de faire la part entre fantasme et réalité [2] – et celles des mythes examinés plus haut. Freud explique que les souvenirs d’enfance des hommes « ne sont absolument pas, comme les souvenirs conscients de la maturité, fixés à partir de l’expérience vécue, puis répétés, mais seulement exhumés plus tard, l’enfance déjà passée, et ainsi, modifiés, faussés, mis au service de tendances ultérieures, si bien que très généralement ils ne se laissent pas rigoureusement distinguer des fantaisies ». (Freud, 1991 [1910] : 113). Il ajoute cependant qu’on commettrait une injustice « en rejetant à la légère le matériel des légendes, traditions et interprétations fournies par la préhistoire d’un peuple. En dépit de toutes les déformations et de tous les contresens, celles-ci représentent quand même la réalité du passé ; elles sont ce que le peuple a formé à partir de ses expériences originaires, sous l’empire de motifs autrefois puissants et aujourd’hui encore efficaces, et si l’on pouvait seulement, par la connaissance de toutes les forces au travail, annuler ces déformations, on devrait être en mesure de découvrir la vérité historique derrière ce matériel légendaire. Il en va de même pour les souvenirs d’enfance et les fantaisies des individus. Ce dont un homme croit se souvenir de son enfance n’est pas indifférent ; en général, sont cachés, derrière les traces mnésiques non comprises de lui-même, d’inestimables témoignages   sur   les   lignes   les   plus   importantes   de   son développement psychique. » (Ibidem : 115-117). C’est son intérêt pour de telles « traces » qui fait « l’inactualité de la psychanalyse ». [3]

Fantasmes originaires

Une analogie frappante apparaît aussi entre ces formations mythologiques et les fantasmes originaires qui sont des « structures fantasmatiques typiques (vie intra-utérine, castration, scène originaire, séduction) que la psychanalyse retrouve comme organisant la vie fantasmatique, quelles que soient les expériences personnelles des sujets ; l’universalité de ces fantasmes s’explique, selon Freud, par le fait qu’ils constitueraient un patrimoine transmis phylogénétiquement. » (Laplanche & Pontalis, 1957 : 157-159). L’on sait que c’est après avoir renoncé à admettre la réalité de toutes les scènes de séduction dont lui parlaient ses patientes hystériques que Freud finira par postuler l’existence de telles structures fantasmatiques : « Dans le moment même où Freud paraît en rabattre quant à l’appui que peut lui fournir un sol – qui se révèle si friable à l’enquête – de réalité, il introduit une notion nouvelle, celle des Urphantasien, les fantasmes originaires. Ici, on assiste à une véritable mutation de l’exigence du fondement ; puisqu’il se révèle impossible de déterminer si, avec la scène primitive, nous avons affaire à un événement vécu par le sujet ou à une fiction, il faut rapporter ce qui fonde en dernier ressort le fantasme à un en deçà, à quelque chose qui transcende à la fois le vécu individuel et l’imaginé. » (Laplanche & Pontalis, 1985 [1964] : 56-57)

Cette première scène possède des caractéristiques mythiques – qui, là encore, rappellent celles de certains des récits de fondation – puisqu’« il faut à la fois concevoir un enfant d’avant le temps, un « bon sauvage », et une sexualité déjà là, au moins en soi, pour qu’elle puisse être éveillée ; il faut concilier l’effraction d’un dehors dans un dedans avec l’idée que peut-être, avant cette effraction, il n’y avait pas de dedans, la passivité d’une signification purement subie avec le minimum d’activité sans lequel l’expérience ne saurait même être accueillie, l’indifférence de l’innocence avec le dégoût qu’est supposée provoquer la séduction. Pour tout dire, un sujet d’avant le sujet et recevant son être, son être sexuel, d’un extérieur d’avant la distinction intérieur-extérieur. » (Ibidem, 36-37). Ce qui conduit à distinguer plusieurs ordres de réalité : « Trois sortes, donc, de phénomènes (ou de réalités au sens le plus large) ; la réalité matérielle, la réalité des « pensées de liaison » ou du psychologique, la réalité du désir inconscient et de « son expression la plus vraie » (le fantasme). » (Ibidem, 24).

En guise de conclusion

Pour terminer, l’on observera que dans leur construction, ces différents récits, mythes et légendes ont les plus étroits rapports avec les liens que l’âme tisse avec la nouveauté tels que Freud les analyse : « Le petit enfant, dans les bras de sa garde, qui se détourne en criant à la vue d’un visage étranger ; le croyant qui inaugure par une prière chaque journée nouvelle et salue d’une bénédiction les prémices de l’année ; le paysan qui refuse d’acheter une faux dont n’usaient pas ses parents ; autant de situations dont la variété saute aux yeux et auxquelles il paraît légitime d’associer des mobiles différents. Il serait pourtant injuste de méconnaître leur caractère commun. Dans les trois cas, il s’agit du même malaise : l’enfant l’exprime d’une façon élémentaire, le croyant l’apaise ingénieusement, le paysan en fait le motif de sa décision. Mais l’origine de ce malaise est la dépense psychique que le nouveau exige toujours de la vie mentale et l’incertitude, poussée jusqu’à l’attente anxieuse, qui l’accompagne. 11 y aurait une belle étude à faire sur la réaction de l’âme à la nouveauté en soi ; car, dans certaines conditions qui ne sont déjà plus élémentaires, on constate la réaction inverse et une soif du nouveau pour l’amour du nouveau. » (Freud, 1985 [1925]).

 

Notes

[1] « Si tout souvenir est écran, ce n’est pas parce que, comme un train, il peut toujours en cacher un autre mais bien parce que en lui viennent se déposer dans une forme, dans une représentation cadrée, cernée, à portée de vue, des traces, rien que des traces. Condensation, déplacement, travestissement du travail du rêve, incorporation du travail du deuil sont à l’œuvre dans ce que, incertains de ce que nous désignons par là, nous continuerons à appeler mémoire. » (Pontalis, 1997 : 21).

[2] Dans les tentatives de reconstruction du passé, l’analyste se rend compte qu’aucun souvenir « n’est exempt d’infiltrations fantasmatiques, aucun fantasme inversement n’est sans point d’accrochage, ou au moins sans visée intentionnelle de quelque réel ». (Laplanche, 1998 [1984] : 93).

[3] « Que le socle soit d’argile, cela qualifie simultanément l’inconscient lui-même, et ce dont cet objet essentiel de la psychanalyse est à la fois le siège et lui-même l’objet : les processus du refoulement – refoulement « originaire » qui le constitue, refoulement proprement dit qui y fonctionne incessamment, créateur d’oubli et de conservation souterraine des traces mnésiques -, amnésie de la période infantile dite « préhistorique » en même temps que mémoire inconsciente indestructible, mise en jeu de mécanismes déformateurs par lesquels cette mémoire est à la fois inscrite, dissimulée sous une forme masquée, et révélée par des rejetons, lesquels se manifestent dans les rêves, les névroses, les fantasmes et les symptômes. Fonctionnement concomitant d’une temporalité particulière, où tout cet inconnu n’est décelable que dans l’après-coup, où ce sont les conséquences qui mènent à induire, à construire leurs sources passées toujours présentes, où ce sont des reliquats – névroses, religions, symboles, traditions, formes de langage – qui renseignent sur la façon dont les traces d’expériences archaïques ont généré de l’histoire humaine. »  (Moscovici, 1990 : 41).

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