« Le miracle n’est pas de marcher sur l’eau, mais sur la terre »
(Kossi Efoui, Io (tragédie), Le bruit des autres, 2006)
En un demi siècle, les dramaturgies africaines ont subi plusieurs mues successives, les mues nécessaires pour s’arracher au carcan de la colonisation et se réinventer loin du modèle originel des formes dramatiques héritées du théâtre classique. Comment se reconstruire et inventer du nouveau avec les mots et les formes de l’autre ? C’est ce tour de force auquel sont parvenus en cinquante ans les dramaturges africains. En fait, il s’est agi de faire sonner autrement les instruments dramatiques hérités de l’histoire colonial, un peu comme le ménestrel de la plantation fit résonner son instrument d’un son inouï, se taillant un territoire improbable en terre dominée, le territoire d’un rythme non encore ressenti, non encore retenti, celui du jazz. Territoire d’invention et d’innovation, les expressions dramatiques africaines ont découpé une boutonnière dans l’espace de la création pour ouvrir à l’altérité et finalement endosser le monde.
L’enthousiasme historique des années 60
Dans l’entre-deux guerres, au plus fort de l’empire colonial et de son entreprise de valorisation par les élites africaines qui représentaient alors la réussite de l’action civilisatrice naissent les première formes d’expression théâtrale africaine selon les canons dramatiques d’un théâtre hérité des grandes formes occidentales. Formés à l’Ecole d’administration William Ponty, où les élèves pratiquent assidument l’expression dramatique sous l’impulsion de Charles Béart, Coffi Gadeau, Amon d’Aby, Bernard Dadié, seront les premiers dramaturges de la littérature africaines francophones. Mais avec les Indépendances ces jeunes dramaturges commencent par s’émanciper des thèmes imposés par l’éducation coloniale qui visaient à défendre l’idéologie du progrès face à une tradition sclérosante. Ils se lancent dans un théâtre de la négritude, résolument panafricain et défendant une « poétique nègre ». La première décennie des Indépendances voit fleurir un théâtre de héros tragiques, héros de résistance, martyr comme Lumumba, inflexible comme le roi Christophe, meneur d’hommes comme Chaka Zoulou, âme noble comme Albouri, courageux et entêté comme Béhanzin. Ces grandes fresques historiques ont pour enjeu de galvaniser le peuple noir autour de figures historiques panafricaines dignes d’admiration et de construire aussi une histoire africaine de la résistance à la colonisation. Le Congolais Guy Menga remonte aux temps mythiques précoloniaux dans La Marmite de Koka-Mbala, le Malien Seydou Badian rend hommage au chef Zoulou dans La Mort de Chaka, Jean Pliya, raconte l’histoire de la résistance dahoméenne autour de Béhanzin dans Kondo le requin, le Sénégalais, Cheikh N’Dao, lui, s’intéresse au dernier souverain du Djolof avec L’Exil d’Albouri. L’Ivoirien Bernard Dadié, choisit de valoriser une héroïne Kimpa Vita dans Béatrice du Congo, et rend grâce aussi à la révolution hatienne avec Iles de Tempête. Les formes dramatiques ne sont pas remises en cause, les dramaturges s’inspirent de Shakespeare, de Racine, de Corneille… et travaillent sur le registre de la tragédie ou de l ‘épopée, mais la construction dramatique reste indéfectiblement attachée au modèle occidental et les tensions tragiques rappellent celle du théâtre grec.
Le temps du désenchantement avec les années 70
Dix ans après les Indépendances, l’enthousiasme fait place au désenchantement, face aux violences et aux dictatures où s’enfoncent le Continent. Se développe alors un théâtre de satire politique et de comédies de mœurs qui s’inspire de Molière, Labiche ou Courteline et dresse un tableau caustique de la société africaine, que ce soit les petites gens comme le monde du pouvoir. Les dramaturges abandonnent leur vision idéaliste de l’histoire et tournent le dos aux épopée héroïques d’un théâtre édifiant pour dénoncer la corruption, les malversations politiques et financières et fustiger ceux qui confisquent le pouvoir au profit de leur réussite personnelle et finissent par enfoncer le continent dans le chaos.
Grâce au Concours Interafricain de Radio France Internationale lancé en 1966, et la mise en ondes des pièces lauréates, le théâtre devient très populaire en Afrique, les dramaturges se multiplient et se montrent de plus en plus productifs, tandis que sous l’impulsion de Jacques Chevrier qui dirige la collection « Monde noir » chez Hatier, les textes sont édités. Les expressions théâtrales semblent faire entendre le mécontentement des populations africaines au prise avec la corruption et les aberrations administratives. Les spectateurs s’y retrouvent et les années 70 correspondent à un âge d’or du théâtre africain. Des dramaturges camerounais se font les champions d’un théâtre comique très satirique qui s’en prend aux petits trafics comme Oyono Mbia qui ouvre la voie avec Trois Prétendants un mari, puis Notre fille ne se mariera pas, ou encore Protais Asseng avec Trop c’est trop trop, qui s’attaque à la corruption comme Patrice Ddedi Penda dans Le Caméléon, et dénonce les impostures à la manière de Pabé Mongo dans Le Philosophe et le sorcier. Au Bénin, Jean Pliya et La Secrétaire particulière remporte également un succès durable. En Côte d’Ivoire Zadi Zaourou développe un théâtre qui donne la voix, non sans humour, au petit peuple avec L’œil notamment, une pièce qui met en scène de petits malfrats des bas-fonds d’Abidjan. Les auteurs congolais s’engageront davantage vers la dénonciation des dictatures, avec Le Président de Maxime N’debeka et L’homme qui tua le crocodile de Sylvain Bemba, ou encore les pièces de Tchicaya U Tamsi comme Zulu et Le Destin glorieux du Maréchal Nnikon Nniku, Prince qu’on sort. D’autres auteurs donnent également dans le drame épique comme Amadou Koné avec Le respect des morts qui montre la faillite des valeurs africaines dans un monde déboussolé sans présent ni passé.
Sur le plan thématique, ce théâtre ne cesse d’affirmer la nécessité de s’émanciper des modèles philosophiques, administratifs et politiques hérités du colonisateur. Mais au plan formel les dramaturgies des années 70 restent encore très fidèles aux formes dramatiques classiques.
Vers une esthétique plus africaine dans les années 80
Les années 80 connaissent alors un tournant esthétique qui s’appuie sur l’idée qu’affirmer son indépendance suppose justement la recherche d’une dramaturgie qui assume une rupture manifeste avec le modèle occidental. L’Ivoirien Niangoran Porquet, défenseur de la griotique, appelle à un « théâtre plus africain ». La Camerounaise Werewere Liking explore les rituels de son ethnie, l’Ivoirien Zadi Zaourou va chercher du côté du Didiga, le Guinéen Souleymane Koly importe le Kotéba dans sa pratique scénique. De son côté, le Congolais Sony Labou Tansi explore davantage l’écriture et recherche une dramaturgie subversive ou la langue est court-circuitée par des sens qui la dépassent, il invente des mots, structure une syntaxe inouie, violente la langue pour lui imprimer sa vision du monde. Néanmoins les thèmes restent la dénonciation des délinquances politiques, de la dictature et des violences d’Etat. Mais, s’il y a désenchantement au plan social, le théâtre se veut réenchanté par l’onirisme des contes avec La tortue qui chante du Togolais Sénouvo Agbota Zinsou ou le mystère des rites d’initiation chez le Gabonais Laurent Owondo avec sa farce tragique La Folle du Gouverneur.
C’est aussi l’époque où la France se dote du Festival des Francophonies en Limousin et du Théâtre International de Langue Française à Paris, ainsi que de l’Ubu Repertory Theater à New York, autant de structures qui donneront aux expressions théâtrales d’Afrique une vraie visibilité dans la sphère francophone.[1] Ce retour identitaire des théâtres africains rencontre alors les attentes d’un public occidental en mal d’exotisme et d’authenticité, un public qui découvre bientôt à Limoges, ou à Paris, la force de créativité de l’Afrique, mais reste attaché à un mythe idéaliste où l’oralité, la musique, le pittoresque du village et des rituels fabriquent une image d’Epinal qui fige le continent dans un cliché archaïque et oblitère la contemporanéité qui est la sienne.
Les enfants terribles des années 90
Au tournant des années 90, arrivent une nouvelle génération d’hommes de théâtre africains qui tournent le dos à cette quête identitaire qu’ils jugent vaine, pour affirmer une ouverture à l’altérité, se laisser traverser par toutes les influences et embrasser ainsi la diaspora. Les dramaturges qui représentent alors cette génération de la rupture et que l’on surnommera « les enfants terribles des Indépendances »[2] ne se connaissent pas : Kossi Efoui est togolais, Koffi Kwahulé ivoirien, Koulsy Lamko tchadien, Caya Makhélé et Léandre Baker congolais, Michèle Rakotoson malgache. C’est en France qu’ils se rencontrent grâce à l’action de plusieurs acteurs culturels qui manifestement regardent dans la même direction. Il y a d’abord Françoise Ligier et Annick Beaumesnil qui animent pour RFI le Concours Interafricain devenu « Dramaturgies du Monde » en 1992 et permettront à ces écritures nouvelles d’être remarquées. Monique Blin qui dirige le Festival des Francophonies en Limousin crée la Maison des auteurs où ces nouveaux dramaturges auront l’opportunité de se rencontrer et Emile Lansman entreprend de son côté d’éditer des textes dramatiques africains francophones.
Ces dramaturges s’ébrouent et se dégagent de cette représentation passéiste pour revendiquer une identité en devenir et une conception dramaturgique prise dans le tourbillon des cultures du monde, traversée par l’altérité. Kossi Efoui avait ouvert depuis le Togo la voie en 1989 avec Le Carrefour, une pièce emblématique, qui traite de la force de l’imaginaire pour se libérer de la prison et dont tout se passe à un simple carrefour. Pas de paysage d’Afrique, pas de village, mais une femme un poète un montreur de pantin… Plusieurs voix se lèvent alors à l’unisson : Kossi Efoui, Koulsy Lamko, Koffi Kwahulé, Caya Makhélé, Michèle Rakotoson… tous érigent l’impertinence de Sony Labou Tansi en dynamique iconoclaste, celle de la culbute nécessaire. Mettre sans dessus dessous les idées reçues, perdre le spectateur dans un univers où il ne retrouve plus les marques d’une identité repérable, penser l’identité comme un devenir, un croisement, un carrefour… Ils défendent un théâtre monstrueux, chimérique fait de marcottages et de collages, un théâtre qui soit le reflet de leur propre hybridation de colonisés, un « théâtre alien ».
Le temps du repli sur soi est bien révolu. Mouvantes et ductiles, ces écritures se projettent au-delà des frontières et sautent l’enclos. Elles n’ont peur d’aucun détour et faussent compagnie aux préjugés pour donner rendez-vous ailleurs, déjouant toutes les attentes. [3]
Dès 1993, Caya Makhélé réunit ces voix dans un recueil d’entretiens publié chez Lansman, Textes et Dramaturgies du monde 93, qui aura la valeur d’un manifeste, puis ce sera le numéro historique d’Alternatives théâtrales en 1995 : « Théâtres d’Afrique noire ». Ces dramaturges ne se connaissent pas encore, mais tous se retrouvent sur un même terrain, celui d’une Afrique qui sort de ses frontières imaginaires. Dans un article de Fraternité Matin que Caya Makhélé reprendra pour Alternatives Théâtrales, Koffi Kwahulé défend la nécessité d’une attitude hérétique face à ses propres traditions et encourage à « envisager le théâtre non pas dans ce qu’il « est » ou « aurait été » mais ce qu’il doit être pour une humanité « chargée » des images de DALLAS, de RAMBO, de Maradona, de Michael Jackson, du chômage, des missiles, de la conquête spatiale, de l’écroulement du Mur, de Mandela libre… »[4] Werewere Liking affirmera à son tour la liberté d’aller boire à toutes les sources : « Nous voulons pouvoir nous inspirer librement d’un nô japonais ou d’un western spagetti, les digérer et en nourrir notre créativité sans pour autant cesser d’être africains ! » [5] Une ouverture au grand écart des diversités que l’on retrouve chez Koulsy Lamko : « Je me sens appartenir au monde entier, non plus seulement à ma tribu, mon pays. Et mon art, je le veux universel, dialogue des antagonismes pour une fraternité nouvelle.» [6]
Dans un article qui fera date, « Les voies du théâtre contemporain en Afrique », Caya Makhélé constate la naissance d’une dramaturgie nouvelle dont les personnages ne sont plus ni des figures mythiques, ni des porte-parole politiques ou des fers de lance de la contestation, mais avant tout des humains ordinaires pris dans la tourmente du monde contemporain, « des personnages qui ont ingéré les maux de la ville, les éclats du choc des cultures » [7] Et ce théâtre, loin de se réfugier derrière des certitudes tente au contraire de restituer la déconstruction du monde et d’apprendre à vivre avec les complexités humaines en se frottant aux altérités.[8] Ces dramaturges se réclament de tous les héritages et de tous les voyages. Kossi Efoui évoque son attachement à la littérature sud-américaine, Koffi Kwahulé revendique le cinéma américain et le jazz, Caya Makhélé puise dans les mythes grecs… Tous défendent un théâtre « Frankenstein », sans doute issue de l’histoire coloniale, mais qui a culbuté son modèle et assume sa monstruosité.[9]
Tandis que des dramaturgies africaines inventives et iconoclastes se dessinent peu à peu sur les scènes d’Europe et s’affirment grâce au détour par Limoges, Paris ou New York, dans une dynamique d’enfant prodigue avec le Continent, plusieurs pays africains francophones se dotent de tout un réseau de festivals qui donne dans les années 90 une nouvelle impulsion au théâtre en Afrique et permets surtout la circulation des pratiques scéniques d’un pays à l’autre. Marchant dans les pas du Festival International du Théâtre et de la Marionnette de Ouagadougou lancé à l’initiative de Jean-Pierre Guingané, il y a 20 ans, s’ouvrent le MASA en Côte d’ivoire, le FITHEB au Bénin , Le FESTHEF au Togo, les RETIC au Cameroun, le Festival des Réalités au Mali et plus recemment les Récréâtrales au Burkina Faso et le Mantsina à Brazzaville avec des opérateurs culturels passionnés, dynamiques et tenaces qui parviennent à décrocher des financements internationaux.
[1] Voir Afrique noire : écritures contemporaines, Théâtre / Public, n°158, Gennevilliers, 2001.
[2] Sylvie Chalaye, « Les Enfants terribles des Indépendance : théâtre africain et identité contemporaine », L’Afrique noire et son théâtre au tournant du siècle, coll. « Plurial », Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2001, pp.19-26.
[3] Sylvie Chalaye, « Entretien avec Kossi Efoui », in Afrique noire : écritures contemporaines d’expression française, Théâtre / Public, n° 158, Gennevilliers, 2001.
[4] Koffi Kwahulé, « Quand l’africanisme dérive vers l’intégrisme culturel », in Théâtres d’Afrique noire, Alternatives théâtrales, n° 48, juin 1995, p.31.
[5] Werewere Liking, « Théâtre moderne d’Afrique noire : crever aujourd’hui ou réinventer une renaissance… », ibid., p. 26.
[6] Koulsy Lamko, « Rêveries d’un homme de théâtre africain », ibid., p. 29.
[7] Caya Makhélé, « Les voies du théâtre contemporain en Afrique », in Théâtres d’Afrique noire, Alternatives théâtrales, n° 48, juin 1995, p. 7.
[8] Voir Sylvie Chalaye (dir.), Nouvelles dramaturgies d’Afrique noire francophone, coll. « Plurial », Rennes, PUR, 2004.
[9] Sylvie Chalaye, Afrique noire et dramaturgies contemporaines : le syndrome Frankenstein, Paris, Théâtrales, 2004.