Un artiste aux multiples révolutions
L’art contemporain met les artistes au défi d’être originaux. Pour être reconnu, il ne s’agit plus tant de plaire que de frapper les esprits. Celui qui demeure attaché à l’esthétique classique ne pourra acquérir la reconnaissance du monde de l’art qu’en innovant sur un autre plan, par exemple en s’exposant sur les murs des villes (Ernest Pignon-Ernest) ou en tirant le figuratif vers la caricature (Gérard Garouste). Une fois trouvé l’interstice dans lequel se glisser sans risquer d’être confondu avec un autre (celui qui se risquerait à l’imiter serait immédiatement discrédité), le plasticien contemporain, qui a lutté chèrement pour se faire une place, se contentera le plus souvent de capitaliser sur son acquis et produira des œuvres immédiatement identifiables par les amateurs (un tableau de Basquiat, un arbre en bronze de Penone…). Rares sont ceux – comme naguère Picasso – qui refusent de rester enfermés dans un style. Il faut en effet un certain héroïsme pour abandonner une formule qui marche, « mourir à soi-même », repartir à zéro pour inventer autre chose, rien ne garantissant que le public suivra. Il faut y être poussé par « une nécessité intérieure » comme tel est de son propre aveu le cas chez Ernest Breleur. Chez lui une exposition chasse l’autre, les œuvres récentes ne ressemblent pas aux œuvres plus anciennes, au risque de dérouter ses aficionados. Ceux qui suivent son travail savent néanmoins que les efforts pour entrer dans sa nouvelle démarche auront leur récompense. Chacune de ses révolutions esthétiques révèle une autre facette de sa sensibilité et touche chez nous une nouvelle corde.
Des grandes peintures sur toile des débuts aux caissons épurés d’aujourd’hui, en passant par les corps-sculptures élaborés à partir de radiographies, l’art de Breleur a donc connu plusieurs évolutions radicales qui ne concernent pas que le choix des matériaux utilisés ; c’est à chaque fois l’accouchement d’un nouvel univers sensible, une autre vision du monde qui DOIT se matérialiser dans l’œuvre sous l’effet de la nécessité intérieure évoquée à l’instant.
Depuis la tentative de construire un art proprement caribéen, vite reconnue comme une impasse pour sa créativité, jusqu’aux caissons épurés d’aujourd’hui, Ernest Breleur a donc changé de nombreuses fois de projet et de manière. La peinture d’abord, entre 1989 et 1992 avec les séries successives Mythologie de la lune, Série noire, Série grise, Série blanche, celles des grands Christ sans tête et des Tombeaux. En 1992, première grande rupture avec l’abandon de la peinture et l’exploitation d’un matériau radiographique, d’abord utilisé à plat agrémenté de gommettes, puis transformé en corps-sculptures présentés isolément ou en masse (Reconstitution d’une tribu perdue). En 2014, deuxième révolution, celle du Passage par le féminin, incarnation privilégiée du vivant. Le matériau radiographique est délaissé au profit des dessins de nuées de femmes aux formes rondes et de sculptures composites. Depuis 2018, les Paysages célestes sont le dernier avatar de cette période placée sous le signe de Vénus. Des « paysages » qui n’en sont peut-être qu’au sens de ce qui « tremble à la pointe de [nos] cils » (A. Breton)[i].
Un nouveau surréalisme ?
Ces œuvres qui feront l’objet d’une prochaine exposition parisienne sont autant de mini-installations à travers lesquelles Breleur tente à nouveau frais d’atteindre une poétique du féminin. La mère qui donne la vie, la vie qui conduit à la mort, l’au-delà, la mécanique du désir, autant de mystères dont la femme est la clef selon lui.
Breleur est en quête du « sublime », au sens de ce qu’il y a d’idéal, d’inexplicable dans l’art. Sa manière à lui de l’approcher se trouve désormais dans de grands caissons blancs où sont disposés quelques objets le plus souvent insolites mais qui font sens, des figurines, des petites peluches, des fanfreluches, des perles, et parfois – vestige d’une précédente série – le dessin d’une femme aux formes rondes, comme en apesanteur. Bien que l’idée de la caisse ou du caisson fasse inévitablement penser aux « boîtes » des surréalistes, cette lointaine parenté n’aide guère à comprendre les intentions de Breleur, car ce qui relevait chez les premiers d’un principe d’accumulation prend chez lui une autre signification. Ses caissons n’ont rien de commun, en effet, avec la Boîte-en valise de Duchamp (1936), par exemple, sorte de musée portatif à la construction compliquée, ou avec l’Hommage à Fourier de Gaston Puel (1948), l’une des boîtes bourrées d’objets collectionnées par André Breton. La comparaison avec Mongolfière de Joseph Cornell (vers 1935)[ii] est particulièrement édifiante puisque ce dernier entendait lui aussi fournir une image du féminin. Mais là où Cornell demeure dans l’explicite en reproduisant une silhouette de femme en ascension, Breleur se contente de poser quelques objets qui ressortissent plus ou moins directement de l’univers féminin, tout en laissant le champ libre à l’imagination du regardeur.
Une « poétique de la relation »
Chez Breleur, le gabarit imposant du caisson, la blancheur immaculée de cadre, les fonds de ciel (qui marquent un discret retour de l’artiste à la peinture), la rareté des objets qui semblent flotter dans le vide, le travail sur les ombres, tout ici appelle à la méditation. Et si les objets, leur raffinement, l’élégance de la présentation évoquent clairement le féminin, les assemblages de Breleur ne sont pas moins autant d’énigmes proposés au regardeur.
Comme au théâtre ou au cinéma, où les silences sont souvent les moments les plus forts, c’est le vide ici et la blancheur qui créent la fascination. Pas le vide ni le blanc absolus, cependant. Contrairement aux monochromes parfaitement uniformes (voir les IKB de Klein) qui suscitent principalement l’ennui, le fond n’est pas entièrement blanc car nous sommes bien face à une représentation du ciel, même si elle ne couvre pas entièrement le fond du caisson et si les teintes en sont particulièrement délicates. Idem pour le vide qui n’est pas vacuité dépourvue de signification mais espace rempli d’objets épars s’attirant les uns les autres sous l’effet d’une force invisible créée par l’artiste. Une fois passée la première impression, plutôt ludique, l’intérêt principal de ces œuvres est alors de nous faire oublier le caractère anecdotique des objets qu’elles contiennent pour nous laisser accéder à une « poétique de la relation » qu’il n’est pas interdit d’interpréter, à la suite de Glissant, comme une manière particulière d’appréhender la Totalité-Monde.
Article repris de Aica (association internationale des critiques d’art) Caraïbe du Sud (8-2020)
https://aica-sc.net/2020/08/26/les-paysages-celestes-dernest-breleur/
Voir également sur Mondesfrancophones :
[i] « Quel est donc ce pays lointain / qui semble tirer tout sa lumière de ta vie / Il semble bien réel à la pointe de tes cils », André Breton, On me dit que là-bas, L’air de l’eau, 1934.
[ii] Joseph Cornell fut l’un des assistants de Duchamp pour la construction de ses boîtes. La « Femme- Montgolfière », originellement sans titre, est parfois baptisée « Tilly Losch » en référence à une danseuse, actrice et peintre new-yorkaise d’origine autrichienne.