Le 22 mai dernier, un petit groupe de Martiniquais a fait tomber et a fracassé les deux statues de Victor Schœlcher présentes sur l’île. Schœlcher est présenté dans les livres d’Histoire et par Césaire lui-même comme à l’origine du décret du 27 avril 1848 abolissant l’esclavage dans les colonies françaises. Il fut par la suite député de la Martinique à laquelle il offrit, par exemple, la bibliothèque qui porte son nom, à Fort-de-France. Mais c’est le 22 mai et non le 27 avril qui est férié en Martinique, en souvenir des émeutes du 22 mai 1848 qui précipitèrent la signature par le gouverneur, le 23 mai, d’un arrêté mettant fin à l’esclavage sur l’île, sans attendre l’arrivée du bateau apportant le décret officiel. On savait déjà sur l’île que le gouvernement provisoire de la IIe République avait inscrit l’abolition, dès son installation – le 25 février – parmi ses priorités. Le 22 mai n’a donc fait qu’anticiper l’entrée en vigueur sur l’île d’une décision prise au niveau national.
Dans leur communiqué, les auteurs des actes de vandalisme contestent le rôle de Schœlcher (« il n’est pas notre sauveur »), et font des esclaves révoltés les seuls auteurs de l’abolition. Ces actes ont été condamnés quasi-unanimement par la classe politique martiniquaise comme par l’évêché, à la fois au nom de la vérité historique (les émeutes ont seulement permis d’anticiper l’abolition de quelques jours) et du respect du patrimoine. Mais indignation n’est pas explication : comment comprendre des comportements à l’évidence contreproductifs, puisque, comme dans le cas du saccage de l’Arc de Triomphe par les Black blocs lors de la crise des gilets jaunes, ils ne font que renforcer l’attachement de l’immense majorité de la population à la République. Dans ces deux exemples, les « casseurs » sont des individus frustrés de se découvrir impuissants face à une situation jugée insupportable.
Le « mal antillais » a été souvent analysé, par Frantz Fanon et d’autres. Il trouve son origine dans des facteurs objectifs d’ordre historique (colonisation, esclavage, déculturation) ou matériel (domination de l’économie par une minorité blanche, assistanat) auxquels s’ajoute souvent l’expérience d’un certain racisme. Partant de là, trois attitudes sont possibles.
1) La plus fréquente : une fuite en avant dans la consommation. On est conscient que l’économie de l’île est artificielle, que la Martinique est incapable de se nourrir elle-même, que le niveau de vie de tous, riches ou pauvres, dépend des transferts de la Métropole, mais autant en profiter aussi longtemps que ça dure, chacun, évidemment, à la mesure de ses moyens.
2) La fuite tout court vers la Métropole, le Canada, etc. où l’on pourra regagner une dignité jugée incompatible avec la vie en territoire dominé. Voir Fanon, Glissant pour ne citer que les plus célèbres. Quant à Césaire, parti à Paris entre 1932 et 1939 pour ses études, c’est encore dans cette ville que, devenu député inamovible de la Martinique, il s’installa avec sa famille de 1945 à 1993, ce qui était bien pratique pour fréquenter le monde des lettres et du théâtre.
3) La révolte impuissante. On voudrait l’indépendance mais elle est exclue puisque le peuple n’en veut pas. On voudrait partir mais l’on n’en a pas la force, d’autant que les protestataires sont (presque toujours) des fonctionnaires qui jouissent d’avantages matériels conséquents (qualité de vie, sur-rémunération par rapport à leurs homologues de Métropole). Ne reste plus alors que la posture indépendantiste de certains politiques et intellectuels, le plus souvent purement verbale, mais qui se traduira chez une infime minorité par des actes symboliques, comme des opérations coups de poing dans les supermarchés détenus par des « étrangers » (non noirs) ou à l’aéroport (instrument de « l’invasion » touristique), ou encore, comme lors de ce dernier 22 mai, la destruction de symboles du (néo-) colonialisme.