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Deux nouveaux volumes des « Écrits politiques » de Césaire

« Un écrivain écrit dans l’absolu ;
un politique travaille dans le relatif »
Césaire (ÉcPol 3, p. 321.)

Césaire 2Aimé Césaire, Écrits politiques, II-1935-1956 et III-1957-1971, édités par Édouard de Lépine, Paris, Jean-Michel Place, 2016, 2 vol., 427 et 343 p. (ci-après ÉcPol 2 et 3).

Après la publication en 2013 des Discours à l’Assemblée nationale par les soins de René Hénane, premier volume des Écrits politiques de Césaire[i], voici les deux suivants (sur quatre annoncés) toujours chez Jean-Michel Place et toujours avec le soutien de la Fondation Clément mais cette fois à la diligence d’Édouard de Lépine. Le premier débute avec deux articles parus dans L’Étudiant noir (1935) et va jusqu’à la rupture avec le PCF (1956) ; le second court jusqu’en 1971, année où Césaire fut élu pour la septième fois consécutive maire de Fort-de-France, l’année également de la Convention du Morne-Rouge (Martinique) qui réunit pour la première fois tous les partis autonomistes des quatre départements d’outre-mer[ii].

Il serait vain de vouloir résumer le contenu des quelques huit cent pages de ces deux nouveaux volumes. En attendant les deux tomes à suivre, avant la fin de l’année, ils constituent déjà, avec celui consacré aux Discours, une « mine » pour tous les curieux, désireux de  comprendre le parcours politique du grand homme de la Martinique, ses méandres et sa ligne directrice qui n’a finalement pas varié et qui a d’ailleurs trouvé une sorte de justification historique non seulement dans l’adhésion sans faille du peuple martiniquais à sa personne (maire de Fort-de-France de 1945 à 2001 – député de la Martinique de 1945 à 1993) mais encore dans les faits avec l’autonomie croissante Martinique à l’intérieur de la République française. Une fois achevé, l’ensemble des cinq volumes constituera le complément indispensable de la Biobibliographie d’Aimé Césaire de Thomas A. Hale et Kora Véron[iii], en donnant in extenso un grand nombre des textes qui n’y sont que partiellement cités ou y sont simplement évoqués, sans se substituer néanmoins à elle puisque c’est là où l’on trouvera un appareil critique essentiel pour les chercheurs.

On se souvient sans doute qu’un très volumineux ouvrage (1800 pages sur papier bible) a rassemblé récemment la poésie et le théâtre de Césaire plus quelques « essais ou discours »[iv]. Les Écrits politiques donnent quelques poèmes supplémentaires par rapport à cette édition, laquelle ne reprend que les pièces conservées par Césaire dans les recueils qu’il a publiés. Ainsi en est-il du poème intitulé « Maurice Thorez parle » publié seulement dans Justice, l’organe des communistes martiniquais, en 1950 : « Ô voix où se noue au bec du serpentaire le fuseau du serpent, etc. » (ÉcPol 2, p. 206). Inversement, c’est dans le gros ouvrage publié en 2013 qu’on trouvera l’article à teneur incontestablement politique intitulé « Le message de Péguy », publié en 1939 dans L’Action socialiste.

Les deux volumes examinés ici contiennent au moins trois types de textes : ceux qui font partie du travail quotidien d’un député consciencieux interpelant le gouvernement, autant de fois que nécessaire, sur les difficultés rencontrées dans son île et qui avance des solutions ; ceux d’une portée beaucoup plus générale, comme les interventions aux congrès des intellectuels et artistes noirs ; ceux enfin où, en réponse à ses interlocuteurs, Césaire réfléchit sur son action et sur son œuvre.

Césaire 3Des premiers on a déjà eu un aperçu conséquent avec le volume des Discours à l’Assemblée nationale. Ils sont complétés ici par des « interventions » à l’Assemblée nationale (d’un format plus modeste que les discours), des lettres au gouverneur puis au préfet de la Martinique, des articles dans Justice puis, après la rupture avec le PCF, dans son journal, Le Progressiste, sans oublier quelques discours mémorables prononcés devant les Martiniquais. En dehors des difficultés ponctuelles relevées par Césaire, le thème principal qui court à travers tous ces textes est celui de l’assimilation ou plutôt de l’assimilation pour quoi faire ? « Ce qui nous intéresse nous, s’exclame-t-il à la tribune de l’Assemblée nationale le 28 janvier 1948, c’est l’assimilation réelle, celle des niveaux de vie, celle du pouvoir d’achat des masses » (ÉcPol 2, p. 145). L’année suivante, dans Justice, il envoie un « solennel avertissement au gouvernement » : « Si on nous refuse tous les avantages sociaux [de la France métropolitaine], obligation sera faite au peuple martiniquais de donner une autre direction à ses aspirations » (p. 198). En réalité, au fur et à mesure qu’il obtient satisfaction sur le plan de la parité avec la Métropole[v], on le voit s’éloigner du modèle de la départementalisation (dont il fut l’un des artisans en 1946) pour prôner une autonomie plus ou moins accentuée. En 1956, il livrera le fond de sa pensée en des termes sans équivoque : « Je considère cette loi [de départementalisation] comme une loi de circonstance […] et que cette loi ne correspond plus aux conditions actuelles » (p. 414). À partir de ce moment-là, il prônera non l’indépendance, puisqu’il n’y a pas « un seul martiniquais pour y penser sérieusement » (ÉcPol 3, p. 148) mais le « fédéralisme » (p. 23, 59, 134) ou « l’autogestion » (p. 148).

La question de l’assimilation déborde les textes s’inscrivant dans l’immédiateté de la pratique politique. La doctrine de Césaire est au fond, en la matière, la même que celle de cette autre père de la négritude qu’est Senghor. Ce dernier la rappelle dans son intervention à la suite de l’allocution de Césaire au premier congrès des intellectuels et artistes noirs (septembre 1956) : « Il ne faut pas être assimilé ; il faut assimiler » (ÉcPol 2, p. 376 – id. ÉcPol 3, p. 329), ce qui signifie à la fois ouverture à la culture occidentale et fidélité à ses propres racines. Parmi les autres thèmes abordés dans ces textes de portée plus générale, deux sont particulièrement présents : l’esclavage et la colonisation. Les commémorations de l’abolition comme des grandes figures antiesclavagistes – l’Américain John Brown et l’Abbé Grégoire (ÉcPol 2, p 187 et 235) ; le Guadeloupéen Delgrès et Toussaint Louverture (ÉcPol 3, p. 85 et 116) et naturellement Schœlcher (ÉcPol 2, p. 85, 120, 153, 260 et ÉcPol 3, p. 55) – sont autant d’occasions de rappeler les horreurs de l’esclavage comme les mérites de ceux qui surent les dénoncer. Quant à la colonisation (et la décolonisation), elles sont présentes dans les deux versions successives du discours sur le colonialisme (ÉcPol 2, p. 165 et 303), dans un article de la Nouvelle Critique (p. 281), dans la préface au livre de Daniel Guérin, Les Antilles décolonisées (p. 336), dans les allocutions au premier et deuxième congrès des intellectuels et artistes noirs (ÉcPol 2, p. 357 et ÉcPol 3, p. 95), dans l’article de Présence africaine sur la pensée politique de Sékou Touré (ÉcPol 3, p. 120), dans le discours sur l’art africain au premier Festival mondial des arts nègres, à Dakar (p. 217).

Césaire commente le Monument du 22 mai 1948 de Joseph René-Corail : « Une femme, une négresse, peut-être la Martinique, qui, soutenant son enfant blessé d’une main, peut-être son enfant mort, brandit de l’autre main une arme : elle ne pleure pas, elle se bat. » (ÉcPol 3, p. 307)

Césaire commente le Monument du 22 mai 1848 de Joseph René-Corail : « Une femme, une négresse, peut-être la Martinique, qui, soutenant son enfant blessé d’une main, peut-être son enfant mort, brandit de l’autre main une arme : elle ne pleure pas, elle se bat. » (ÉcPol 3, p. 307)

Les textes de la troisième catégorie se présentent comme des entretiens de Césaire avec des journalistes ou des spécialistes de son œuvre, voire une vieille connaissance avec laquelle il avait eu l’occasion de ferrailler comme Depestre (en 1955, cf. ÉcPol 2, p. 330). En 1968, les deux amis se sont retrouvés au Congrès culturel de La Havane. S’ensuivit une intéressante conversation sur les origines de la négritude et ses valeurs « universalisantes » (ÉcPol 3, p. 248)[vi]. En 1961, interrogé pour le magazine Afrique sur son style poétique, Césaire confesse son hermétisme, tout en notant qu’il est moins prononcé dans ses derniers recueils. Surtout, il insiste sur « l’importance du rythme, […] donnée essentielle de l’homme noir ». La question d’écrire en créole « ne s’est même pas posée ». Il n’est d’ailleurs pas une langue, mais « un langage caricatural [portant] les stigmates mêmes de la condition antillaise ». Lors du même entretien, il se montre pessimiste à propos de la décolonisation du « monde noir, parce que nous n’avons plus à nous dresser contre un ennemi commun aisément discernable, mais à lutter en nous-mêmes, contre nous-mêmes. Il s’agit d’un combat spirituel qui ne fait que commencer » (p. 157, 160). En 1969, dans le Magazine littéraire, l’écrivain précise son rapport au créole qui « fait un peu patois » mais « deviendra une vraie langue », ajoutant qu’il a voulu « imprimer une marque antillaise sur le français » en lui donnant « la couleur du créole » (p. 291).

Au début 1971, le Nouvel Observateur publie un long entretien avec Césaire. A la question « pourquoi le gouvernement français a-t-il intérêt à maintenir la Martinique et la Guadeloupe sous cette domination que vous dites tyrannique ? », Césaire répond : « À la vérité, je ne sais pas […] Je ne crois pas que ces territoires aient un intérêt bien grand par eux-mêmes […] Un certain nombre de lobbies terriblement conservateurs et colonialistes font pression sur le gouvernement » (p. 300). En octobre de la même année, de passage à Trinidad, Césaire évoque la « victoire » de son peuple comme inéluctable à terme : son île sera « un pays dirigé par des Martiniquais », « démocratique » et pratiquant « une certaine forme de socialisme » (p. 314). Lilyan Kesteloot, auteure de plusieurs ouvrages sur Césaire, fut la dernière à s’entretenir avec lui cette année-là ; elle l’interroge sur la contradiction éventuelle entre sa poésie et ses discours (anticolonialistes) et sa politique (anti-indépendantiste) : selon Césaire, contrairement à l’écrivain qui « écrit dans l’absolu, un politique travaille dans le relatif […] En politique, un petit pas vaut mieux qu’un grand bond solitaire ». Quant à sa conception de la négritude, il précise qu’elle « n’est pas biologique [mais] culturelle et historique » (p. 321 sq.).

Cette rapide moisson dans les deux ouvrages qui viennent de paraître des Écrits politiques de Césaire ne rend compte, on s’en doute, que très partiellement des richesses qu’ils contiennent. Gageons que nombreux seront les lecteurs, les bibliothèques qui voudront se les procurer… en attendant impatiemment les deux suivants.

 

[i] Michel Herland, http://mondesfr.wpengine.com/espaces/politiques/les-ecrits-politiques-de-cesaire/

[ii] Convention où Césaire, martiniquais et chef d’un parti autonomiste, curieusement ne parut pas.

[iii] Kora Véron, Thomas A. Hale, Les Écrits d’Aimé Césaire – Biobibliographie commentée (1913-2008), Paris, Honoré champion, 2013, 2 vol., 891 p. Cf. Michel Herland, http://mondesfr.wpengine.com/blog/un-irremplacable-instrument-de-travail-les-ecrits-daime-cesaire/

[iv] Aimé Césaire, Poésie, Théâtre, Essais et Discours – Édition critique coordonnée par James Arnold, Paris, CNRS Éditions et Présence Africaine, 2013, 1805 p. Cf. Michel Herland, http://mondesfr.wpengine.com/debats/aime-cesaire/un-tombeau-daime-cesaire/

[v] Ou, ce qui n’est pas du tout la même chose, d’un traitement égal des Antillais et des Métropolitains en poste aux Antilles.

[vi] Une (rare) coquille à signaler ici : « Nous étions frappés par des manques [et non des marques] de la civilisation européenne », etc. (p. 255).