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Le Bar de la plage – épisodes 81, 82 et 83

Episode 81

Le lendemain de la nuit (atmosphère 2)

Une brume protectrice enrobait d’à-peu-près l’ensemble eau-ciel-végétation. On n’y voyait bien assez clair comme ça.

Les activités de la nuit avaient été longues et indulgentes, même pour ces teignes de Jules et Jim qui ne manquent pas une occasion de remettre en ligne les logiques défaillantes d’interlocuteurs vaseux. Cette nuit ils s’étaient résolus à faire quelques exceptions. Louise de V avait quasiment giflé un bellâtre qui voulait à tout prix lui vendre une voiture ou l’emmener à Saint-Tropez à deux heures du matin, elle ne se rappelle plus exactement. Bref on avait traversé sain et sauf une « reggae night » version Jimmy Cliff.

La lumière pâle du jour se chargeait de remettre la réalité en place, décors et dialogues inclus, ce n’est pas ce qui se fait de mieux.  Les grandes décisions, du genre : que faire qui en vaille la peine ? Qu’est-ce qui mérite d’être peint ? L’interrogation de Duchamp devant sa pissotière, tout cela ce serait pour plus tard.

Evidemment, dans cette situation on ne peut pas espérer avoir les moralistes agréés de son côté.  On a beau leur dire qu’un jour viendra bien où nous céderons aux devoirs ordinaires de la condition humaine, si toutefois en cours de route, nous n’avons pas été découragés par l’exemple de ce Sisyphe et ses démêlées graniteuses ou les élucubrations de ce Pascal avec ses infinis sans limite, et conduits à de funestes extrémités shakespeariennes. Les dix commandements, plus quelques autres, ne sont pas encore abolis et la nuit du 4 août est plutôt prévue aux environs du 32.

Malgré le plafond bas et la visibilité réduite, les mouettes tournoyaient, affamées. On l’était aussi, sensation indissociable des petits matins forcément blêmes.

Pouvait-on être sauvé, enfin juste prolongé, par un Royal Perfect English Breakfast ? Vu la longévité de la Reine qui en prend donc un chaque matin depuis plus de 90 ans, la réputation du remède est immaculée.

Georges était prêt :

– Pour ces messieurs-dames … les œufs brouillés, ou sunny-side-up ?

 

Episode 82

Saint Glin-Glin, foutez-nous la paix

La mer était étale, je l’étais aussi. Louise de V. également (bizarre quand même) et Leslie semblait bien dans le même état d’esprit.

Nous étions lundi. Fallait-il voir dans cette concordance des temps et des états d’âme une relation de cause à effet ? Le monde occidental étant réputé sans énergie ce jour-là, contrecoup de l’agitation forcenée du week-end : sport, barbecue, visite de musée ou de chapelle, divertissement des enfants, disputes conjugales ; et de la morosité annoncée par la reprise du travail. Et si tout cela n’était que le résultat d’une banale intoxication calendaire … Imaginez qu’au cours des temps précédents les hommes, en particulier les anciens Romains, aient oublié de nommer les jours avec tout ce fatras de superstitions qui est venu s’y agglutiner. On ne serait pas obligé de s’y conformer, de faire la guerre le mardi, du commerce le mercredi ou l’amour le vendredi comme Jupiter et ses acolytes le suggéraient. (Plus tard, on passa du jour de l’amour à celui du jeûne, pas vraiment un progrès, puis à la célébration d’une ribambelle de saints). Dire qu’avec un peu de chance et un peu moins de géométrie du côté des planificateurs, chacun pourrait aller selon son humeur du jour, léger comme l’air d’un temps sans borne ni panneau indicateur.

C’est le Colonel qui en fin de journée dissipa les brumes de l’apathie générale. Elégant comme un prince de théâtre, il était décoré de Lan Sue en sublime princesse. Je me demande toujours quel goût pouvait bien avoir sa peau dorée avec son étrange douceur que l’on ressentait dès qu’elle s’approchait à moins de cinq centimètres. Peut-être le Colonel le savait-il… Enfin il déclara, usant de sa formule favorite quand il voulait exprimer sa profonde harmonie avec les circonstances :

– Parfait, c’est parfait.

On ne voyait pas vraiment de quoi il retournait mais on était sûrement passé à côté de quelque chose. Faute de propositions concurrentes plus nettes, on tomba d’accord avec lui.

Georges enchaîna comme relié à la pensée magique et secrète du Colonel :

– Et un jour, quelque part, on célébrera la Saint Dry-martini….

 

Episode 83

Une Anglaise sur la plage

L’homme ne peut demeurer longtemps seul dans une chambre sans déprimer, selon Pascal.

–  La femme non plus, selon Leslie

Je traînais avec Leslie en bordure de l’eau. La mer était fraîche sous les pieds. On peut dire qu’il faisait beau, sauf que c’était le début de la matinée. En panne d’autres attirances, Leslie m’avait prématurément arraché à mes rêveries. Je planquais ma mauvaise humeur derrière des lunettes noires. Les oiseaux de mer n’étaient pas encore de sortie, le seul bruit qui nous accompagnait était le subtil murmure du ressac.

Leslie était vraiment jolie et je ne m’en rendais même pas compte. Elle avait plein de grains de sable dans les cheveux ; où avait-elle passé la nuit ? Elle avait dû traverser une tempête de sable. Ça lui allait drôlement bien. Les Anglaises délurées avec des yeux bleu-vert anglais sont faites pour avoir des grains de sable dans les cheveux et des traces de sel séché sur les épaules. Surtout quand elle porte une mini-robe noire sans ceinture.

A une époque ancienne, Georges Moustaki chantait :

J’ai si souvent dormi
Avec ma solitude
Je m’en suis fait une amie
Une douce habitude.

– Evidemment Alex Alexander, dit Leslie, tu t’es encore laissé prendre au coup du guitar-hero, triste et solitaire, au volant de sa Chevrolet Impala verte décapotable on the road 66 ; n’en crois pas un mot : il y a toujours une groupie roulée en boule sur la banquette arrière.

L’atmosphère se réchauffait, les premières mouettes se dérouillaient les ailes en de lents vols planés. La mer commençait à remonter.

Au fond, Leslie était une fille sentimentale.