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Embouteillages – (I) Hubert

Dimitri Dimitrievich est revenu de vacances en Martinique avec le récit suivant à trois voix, ou voies, comme on voudra (N.d.R.)

Hubert, lundi 9 février, 6 heures 45

Ça bouchonne, pour changer. Mille bagnoles immatriculées tous les mois. Pour une île de quatre cent mille habitants, c’est pas mal, même beaucoup. Je calcule : un Martiniquais sur quatre cent achète une voiture neuve chaque mois ; si je multiplie par douze, ça fait, si je ne m’abuse, trois pour cent de Martiniquais qui laissent leur argent dans une concession automobile chaque année. Pas mal, non ? vu que je les ai tous comptés, les bébés, les vieillards, ceux qui n’ont pas le permis de conduire. Je n’ai donc pas si mal choisi ma profession ! Non que j’ai l’intention d’y moisir toute ma vie. Ni dans ce job, ni sur cette île d’ailleurs. En attendant, il y a des moyens plus compliqués de gagner sa vie. Faut dire que je suis vendeur de voitures chez Delahaye, directeur commercial en fait. Dans la boite de Chastel de la Mangrove, enfin l’une de ses boites, vu qu’il possède une bonne partie de l’économie de l’île. Charles Chastel (c’est quoi ? une allitération ?) de la Mangrove : du château de la mangrove en quelque sorte. Vieille famille créole, des « békés » comme on dit ici. Il n’habite pas dans un château mais il y a bien eu une « habitation » dans la famille, la belle maison de maître entourée d’une véranda sur les quatre côtés, les communs, les « cases-nègres », les champs de canne. Tout cela a disparu dans la spéculation immobilière : trop près de la ville. A déménagé depuis au Cap-Est, comme les autres békés, dans une villa cossue, celle-là même où j’habite. Je suis le neveu d’un ami de Pierre Chastel de la Mangrove ; c’est comme ça qu’il m’a recruté après l’école de commerce. Pas si grande que ça, mon école, mais je me débrouille pas mal, la marque gagne des parts de marché et le patron est content. Il m’a offert de loger chez lui, en arrivant, et comme ça se passait plutôt bien au magasin il ne m’a pas demandé de partir. Faut dire que je lui rends service en restant chez lui. Le patron n’est pas trop souvent à la maison : il a mieux à faire ailleurs. Son alibi, c’est les embouteillages. Monsieur ne supporte plus de rester coincé trop longtemps dans les bouchons quand il se rend à son bureau. Sauf que je les supporte, moi ! Mais passons. Toujours est-il qu’il n’est là qu’un soir ou deux en semaine, plus le week-end. Et encore : il décampe souvent dès le dimanche matin. Ce n’est pourtant pas à son bureau qu’il se rend à cette heure-là ! Toujours est-il que moi je suis chez lui tous les soirs (sauf exception), le seul mâle à bord pour distraire les dames, enfin la dame et, pendant quelque temps, la fille. La dame, d’abord : Suzy née Macron (Macron tout court), la maîtresse de maison. Une belle plante de trente-cinq ans. Charles a eu pour elle une passion quand elle avait dix ans de moins. Il a divorcé illico pour l’épouser. Elle est blanche (bien sûr !) et (encore) superbe. Mais les feux les plus brûlants finissent par s’éteindre. Il paraît même que plus ils sont brûlants et plus ils s’éteignent vite.

Tiens, encore une queue devant la station service. Une nouvelle grève ? Pourvu que ce ne soit qu’une fausse rumeur, parce que si la pénurie d’essence s’installe, on ne vendra plus de voitures pendant un bon moment. Et ça, c’est mauvais !

Embouteillages 3

Où j’en étais ? Je connais toute l’histoire : Charles a rencontré Suzy à l’occasion de la promotion de l’un de ses produits, dans l’une de ces soirées où l’on fait venir des jolies femmes pour le plaisir (des yeux) des invités et pour être sûr d’avoir des photos dans les magazines (promotionnels) sur papier glacé. Elle était là par hasard, étant en vacances sur l’île, beauté blonde aux formes généreuses sans être surabondantes. Avec un sourire dévastateur. L’air d’une ravissante idiote qu’elle n’était pas. Elle n’avait pas le pedigree de la première épouse mais, avec sa maîtrise de maths, elle a eu vite fait de calculer qu’épouser Charles, bel homme qui n’avait pas encore quarante ans et dont la fortune se rangeait parmi les cent premières de France, ne pourrait que lui faire du bien, qu’elle pouvait renoncer à enseigner à des ignares, au collège. Après une cour vite expédiée et un rapide examen de passage au lit, elle a donné son consentement pour des épousailles. Charles, alors, rentra à la maison tous les soirs et cela dura donc presque dix ans. Jusqu’à Alexandra… Alexandra que je ne peux pas me sortir de la tête. Mais un peu de patience : la chronique familiale ne serait pas complète sans Irène (que je connais, je peux dire, intimement) et donc sans Évangéline, sa maman, (que je connais seulement par ouï-dire). Évangéline née Du Pré de la Rivière appartenait, comme je l’ai appris  – même si elle s’en est émancipée depuis – à cette sous-caste des békés qui vit en quasi autarcie (du moins les femmes, les hommes étant obligés de se frotter au reste du monde, ne serait-ce que pour leurs affaires). Les femmes, elles, en dehors de leurs amies de la même condition, ne connaissent que leurs époux, leurs enfants (tous d’une blancheur immaculée), et leurs domestiques (tous noirs) auxquels elles ne s’adressent qu’en créole, avec une fausse familiarité qui ne supporte en réalité aucune contestation. Croyez-moi : je l’ai observé. On a beau être au XXIe siècle, la pureté de la race supérieure, dans des petits coins du monde comme ici, il y a des gens qui y croient toujours. Passons. Évangéline est donc tout naturellement tombée dans les bras de Charles, parce qu’il appartenait à sa caste et parce qu’il était le meilleur parti possible. Et Charles est tombé dans les bras d’Évangéline pour les mêmes raisons. Les deux un peu poussés par leurs pères. Un peu moins fortunée que Charles, Évangéline apportait quand même dans la corbeille de mariage la concession automobile, celle où je travaille. Les Chastel,  jusqu’alors cantonnés à l’export-import et à la grande distribution alimentaire trouvaient ainsi le moyen de se diversifier à bon compte en entrant dans le secteur le plus dynamique de l’île. Au moment du divorce, Charles a dû payer un bon prix pour racheter la concession à sa femme (les contrats de mariage sont bien ficelés dans ce milieu). La liberté n’a pas de prix et les affaires sont les affaires : j’ignore lequel de ces dictons a été déterminant en la circonstance. Quoi qu’il en soit, Évangéline a réinvesti une partie de cette somme dans une riche maison à Coral Gables, le quartier le plus huppé de Miami, et elle passe désormais la plus grande partie de l’année en Floride, jouant au golf quand elle n’est pas sur le yacht d’un amant américain. Cela c’est Irène qui me l’a raconté, Irène sa fille, donc, dix-sept ans aujourd’hui, qui a suivi sa mère en Floride. Elle revient régulièrement passer les vacances d’été chez son père, et cette année, en a profité pour faire un stage à la concession. C’est ainsi que je l’ai connue, parce qu’elle habitait dans la même maison que moi et comme apprenti vendeuse sous mes ordres. Bon sang ne peut mentir : pour une néophyte du commerce elle s’en est très bien tirée. Il faut dire que le charme féminin ne compte pas pour rien quand il s’agit de vendre une voiture à un homme. Et du charme, Irène n’en est pas dépourvue.

Non, mais quel con ! Il ne va quand même pas forcer le passage, ce con ! C’est pas parce qu’il a la priorité : une voiture sur deux, ducon !

Où j’en étais. Ah, Irène (le con d’Irène, bien sûr !) Sans vouloir me vanter, ce fut entre elle et moi, une histoire brève mais intense, enfin, au moins pour le sexe. Elle venait me retrouver toutes les nuits dans ma chambre qui est devenue le lieu de nos élans passionnés. Et ce n’est pas sans regret que je l’ai vue partir à l’issue de ses vacances. Même si mon cœur était déjà ailleurs. Je ne parle pas de la maîtresse de maison qui avait pourtant bien voulu m’essayer lorsque je me suis installé chez elle… Il faut croire que le test ne fut pas concluant car elle n’a jamais manifesté l’envie de recommencer. Et je dois avouer que je ne m’étais pas senti très à l’aise lorsque j’ai tenu dans mes bras cette femme un peu trop parfaite. J’ai constaté depuis que je n’étais pas son type, qu’elle préfère les hommes aux tempes grisonnantes, portant beau et muni d’un portefeuille bien garni. Non qu’elle ait besoin de leur argent ; c’est plutôt une question de standing, il me semble. Toujours est-il que Suzy ne risquait pas de se montrer jalouse de ma liaison avec Irène, sa belle-fille dont elle se soucie comme d’une guigne. Je n’en dirais pas autant du papa – qui nous faisait un peu plus souvent l’honneur de sa présence pendant le séjour d’Irène – et c’est pourquoi nous sommes restés discrets. Charles, on l’aura compris n’est pas n’importe qui… et il ne se prend pas non plus pour n’importe qui. Je préfère ne pas le contrarier. Et c’est bien ce qui me contrarie car mon cœur de battre s’est arrêté pour Alexandra (c’est quoi cette façon de parler ? le titre d’un film ?) Alexandra, la plus belle femme de la terre, et la plus vive, et la plus drôle, bref la plus séduisante de toutes celles que j’ai rencontrées, qui se trouve être, pour mon malheur, la maîtresse en titre de mon patron. Elle travaille au garage, pas pour moi – elle s’occupe de toute la partie administrative, la comptabilité, la paye du personnel, etc. – mais près de moi. Je la vois tous les jours et chaque jour qui passe accroît mon martyre. C’est un grand mot ? Il est véridique… Comment peut-on être amoureux sans espoir d’être aimé en retour ? Et pourtant c’est ce qui m’arrive… Tout ce que j’ose faire avec elle, c’est me montrer attentif et gentil. Comme un gamin, quoi ! Je ne vais pas plus loin car Charles est visiblement très épris. Bien que très occupé, et alors qu’il passe presque toutes les nuits avec elle, il débarque quelquefois au garage sans raison, enfin sans autre raison qu’elle. Ils s’enferment tous les deux dans son bureau, et j’imagine très bien ce qu’il lui fait, exactement ce que je voudrais lui faire… J’ai découvert en arrivant les femmes des tropiques, si belles, et Alexandra est… est fantastique…, extraordinaire…, surnaturelle ! La peau noire comme le geai qui va si bien avec les vêtements fluo très ajustés qui lui font un habit de lumière (Olé !) ; les yeux  noirs, charbonneux, qui vous transpercent ; le visage adorable, visage si pur, un ange espiègle comme dans les églises baroques ; la poitrine bien ronde qui déborde du corsage ; la taille très fine, au-dessus d’un cul à damner un saint, ou un ange, à aimanter un homme, en tout cas ; les jambes interminables ; les mains aux doigts effilés. Et par dessus tout ça – je l’ai dit ? – la mine rieuse et l’esprit le plus vif du monde. Un vrai trophée de chef. Quand elle me lance un de ses adorables sourires, car elle sourit à tout le monde pour un oui pour un non, je me trouble, je fonds, mon cœur accélère, je rougis peut-être, hélas !

Oh, attention ! Ça va comme ça, les chauffards. Il est complètement givré, celui-là… Heureusement que je ne suis plus très loin.

Plus très loin d’Alexandra…, mais je ferais mieux de penser à autre chose.

(À suivre)