Il y a tant de façon de poétiser : lyrique, ironique, sauvage, vitupérante, etc. Ouvrir le recueil d’un auteur inconnu, c’est déjà le plaisir de découvrir un ton, une personnalité pour ne pas dire un style que l’on ignorait jusque-là. On aimera ou pas mais ce plaisir-là, au moins, aura existé, fût-ce brièvement. A quoi s’ajoutera, ou pas – car tous les éditeurs ne font pas les mêmes efforts –, le plaisir d’avoir en mains un agréable objet, de tourner les pages d’un beau papier à la typographie élégante et aérée. Jean-Denis Bonan nous offre tous ces plaisirs avec, de surcroît, ce qui est quand même l’essentiel, celui d’être transporté dans un univers de phrases ciselées, souvent incantatoires (« L’oracle avait beuglé son troupeau de mots hébétés »), des figures sans cesse renouvelées et sur lesquelles on souhaite chaque fois s’arrêter.
L’auteur qui a déjà une œuvre derrière lui en tant qu’auteur, en particulier, de documentaires pour la télévision, n’a commencé à montrer sa poésie qu’en 2021 avec un premier recueil, Meutes (éd. Abstractions, 2021). Et que chaque lame me soit cri est son deuxième recueil publié à l’initiative de l’Institut du Tout-Monde, avec en couverture un tableau de Sylvie Séma-Glissant.
Comme le remarque Loïc Céry dans sa préface, il y a du Perse chez Bonan ; ce dernier lui a d’ailleurs consacré un documentaire dans la série « Un siècle d’écrivains » sur France 3 en 1995. On note encore une certaine parenté avec le poète Édouard Glissant (fondateur de l’Institut du Tout-Monde) auquel il a consacré également un film, Carthage Edouard Glissant (2006). Carthage, c’est la Tunisie d’où Bonan est originaire comme cela transparaît dans certains poèmes.
Bien que le recueil soit divisé en deux parties, « Eaux-fortes » et « Tant aimées », l’eau sera partout présente : « Je dédie ce recueil à la joie des océans, aux larmes des océans, au chant des houles », la mer est son « temple des noces et des adorations ». « Tu étais mon amour, je t’appelais ‘rivage’. Et je fus le mensonge de la mer ». Le charme de la poésie de Bonan tient à son art de jouer avec les tropes : les océans sont joyeux, la houle chante, l’aimée est rivage, lui-même n’est qu’un mensonge.
« Vos baisers sont des navires chargés de révoltes et d’or ». Ici l’image est celle des vaisseaux des conquistadors et de la traite des esclaves. Plus loin, ces mêmes baisers seront « ces grenades qui trouent la nuit » : métaphore doublée de syllepse s’il faut prendre grenade au double sens du fruit et de l’instrument de combat. Ne point trop en dire : « J’ai ligoté le dernier désir au mat du navire » ; c’est à nous de décider si nous voulons voir Ulysse comme la figure de ce désir.
Les images chez Bonan paraissent naturelles tout en échappant au cliché : « la sirène oppressée des brouillards », « les yeux vitre d’eau », « dans le brouillon du paysage, grogne le manuscrit raturé de la mer », etc. De temps en temps un terme un peu plus cru, ajoute une note de trivialité : « la mer ruant dans ses entraves crache de ses naseaux la morve de sa colère » ; « crasse de mer roulant ses déchets ».
« Eau toi, rêveuse qui sur mon front passe tes mains comme sur le visage d’un blessé, dis au troupeau dont tu es la gardienne que je suis un roi sous la tente dont tu as tissé la laine ». Réminiscence de Perse ou, plus proche, de Laurent Gaudé cette phrase qui conclut le poème « A celle qui m’aimait » ? Bonan a plus d’une corde à son arc. Il nous offre même un poème à la mère en alexandrins non rimé mais savamment construit, réminiscence, cette fois des lointains troubadours : quatre quintils, le premier constitué de cinq vers ABCDA, les trois suivants commençant et se terminant successivement par les vers B, C et D du premier.
Jean-Denis Bonan, Et que chaque lame me soit cri, Paris, Editions de l’Institut du Tout-Monde, 2022, 84 p., 18,50 €.