Toujours dans la belle collection « Littérature occitane – Troubadours »1, deux ouvrages consacrés respectivement à Guillaume IX d’Aquitaine (1071-1126) et à Peire Cardenal (1180-1278) qui ouvre, le premier, et referme, le second, l’âge d’or des troubadours. Le premier fut comte de Poitiers et duc d’Aquitaine, grand-père d’Aliénor d’Aquitaine connue pour sa cour d’amour. Il prit la croix et se rendit jusqu’à Jérusalem, fut néanmoins deux fois excommunié, se battit aux côtés du roi d’Aragon Alphonse le batailleur contre les Almoravides, guerroya également contre certains de ses vassaux qui contestaient son autorité. Le second, natif du Puy en Velay et de bien moindre noblesse, était destiné à l’Église et suivit le cursus d’un théologien. Il n’entra pas cependant dans les ordres, cédant à « la vanité du monde » et se fit troubadour itinérant avant d’entrer au service du comte Raymond VI de Toulouse comme secrétaire de sa chancellerie. Il joua alors un rôle politique en tant qu’ambassadeur du comte, rôle qu’il continua auprès de Raymond VII avant d’achever sa longue vie à Montpellier à la cour de Jacques 1er d’Aragon.
Guillaume d’Aquitaine2
Si la vie de Guillaume ou plutôt Guillem d’Aquitaine fut bien occupée à guerroyer et à gouverner ses domaines, il n’en négligea pas pour autant le beau sexe. Réputé pour le nombre de ses liaisons, il s’est marié deux fois, a répudié sa première épouse et s’est remarié à Philippa de Toulouse qu’il délaissa au profit de celle qui devint durablement sa maîtresse, Dangeirosa (Dangereuse, sic) de L’Isle-Bouchard, la femme d’un vassal du duc : ainsi allaient les mœurs chez les grands au Moyen Âge.
Premier troubadour, il n’inaugure pas vraiment l’amour courtois tel qu’on l’entend le plus souvent, c’est-à-dire comme une liaison plus spirituelle que charnelle. Ainsi, dans le poème qui débute par Ben vueil que sapchon li pluzor (Je veux que vous connaissiez le plaisir)3, n’est-il question que d’amours très incarnées :
Je m’amigu’anueg no m’aura
Que no.m vueill’aver l’endema ;
Qu’ieu soi be d’est mester, so.m va ;
Tant ensenhatz
Que ben sai gazanhar mon pa
En totz mercatz.
Jamais mon amie ne m’aura / Sans me vouloir le lendemain : / Car en ce métier, je m’en vante, / J’en connais tant / Que je sais gagner mon pain / En tout marché.
Témoignage de la virtuosité du poète, cette canso (chant) comporte huit coblas (strophes) de sept vers (quatre octosyllabes, un demi-octosyllabe, un octosyllabe, un demi-octosyllabe) suivies d’une tornada (envoi) de six vers. Les rimes changent toutes les deux strophes sauf pour les vers de quatre pieds qui conservent leur rime en « atz ».
Guillaume a su pourtant exprimer la jois (joie) du poète en proie à un amour idéalisé ou non.
Anc mais no poc hom faissonar
Cors, en voler ni en dezir
Ni en pensar ni en consir ;
Aitals jois non pot par trobar,
E qui be.l volria lauzar
D’un an n’i poiri’avenir.
Jamais nul ne put concevoir / Ce corps, par vœu ni par désir / Ni par pensée ni par esprit ; / Cette joie-là est sans pareille ; / À qui voudrait bien la louer / Un an ne lui pourrait suffire.
Si l’œuvre qui nous reste de Guillem est peu abondante, elle est néanmoins suffisamment variée, contenant par exemple un conte où il s’imagine jouant le rôle d’un muet dans le but de séduire deux amantes à la fois et où celles-ci, pour vérifier qu’il ne ment pas, le forcent à se déshabiller et le font griffer par leur chat :
Quant aguem begut e manjat,
Despulley-m’a lur voluntat ;
Derreire m’aportero.l cat,
Mal e fello ;
Et escogeron-me del cap
Tro al talo.
Après avoir bu et mangé, / Je me dévêtis à leur gré ; / Sur le dos m’accrochant le chat, / Traître et méchant, / Elles m’écorchent de la tête / Jusqu’aux talons.
Le recueil se clôt sur un chant de « pur néant », un non-portrait du duc désormais vieillissant, exercice de style qui va ici bien au-delà de la simple prouesse formelle.
Farai un vers de dreit nien :
Non er de mi ni d’autra gen,
Non er d’amor ni de joven,
Ni de ren au,
Qu’enans fo trobatz en dormen
Sus un chivau.
Je fais un chant de pur néant : / Il n’est de moi ni de nul autre, / Il n’est d’amour ni de jeunesse, / Ni de rien d’autre, / Puisqu’il fut trouvé en dormant / Sur un cheval.
Peire Cardenal4
Peire Cardenal commença sa carrière de troubadour par des cansos à nature religieuse et des chants d’amour courtois, parfois très brefs comme celui commençant par Desirat Ai,5 une seule cobla (verset) de huit vers qui débute par le quatrain suivant :
Desirat ai, enquer desir,
E voil ades mais desirar
Que tener ma dona et baisar
E luec on m’en pogues jausir !
J’ai désiré, encor désire, / Préfère à jamais désirer / Que tenir et baiser ma dame / En un lieu où j’en pourrais jouir.
Toutes les cansos ne sont pas aussi respectueuses du beau sexe. Ainsi le poème qui s’ouvre par ce quintet :
Ben teinh per fol e per muzart
Cel qu’ab amor se lia,
Quar en amor pren peior part
Aquel que plus s’i fia :
Tals se cuida calfar que s’art.
Vraiment je tiens pour fou et un musard / Celui qui à l’amour se lie / Car en amour prend la pire des parts / Celui qui d’autant plus s’y fie, / Comme on se brûle en croyant se chauffer.
La suite n’arrange rien qui engage à trahir autant qu’on est trahi :
De leial ami cove
Qu’om leials amics sia
Mais de leis estaria be
Qu’en galar se fia
Qu’om galies, quan sap de que.
Il convient, d’une amie qui est loyale, / Qu’on lui soit un ami loyal. / Quant à celle qui se plaît et complaît / Dans le jeu de la tromperie / Il faut la tromper, quand on sait comment.
De fait, Cardenal est surtout connu pour la verve sarcastique qu’il exerce à l’égard des femmes et plus encore à l’égard des riches et des puissants. Renonçant aux cansos, Le troubadour cultive alors le sirventès, poème à caractère historique (comme chez Bertran de Born) ou, en l’occurrence, satirique et moral:
S’us paubres homs a emblat un lensol,
Laire es clamatz ez ananra cap cli,
E s’us rics homs a emblat mercuriol,
Ira cap dreg en la cort Costanti ;
E si.l paubres a embla una veta,
Pendra lo tals q’a emblat un ronci.
Si un pauvre homme a dérobé un drap de lit, / Proclamé voleur, il s’en ira tête basse, / Mais l’homme riche qui a volé la boutique / Ira tête haute en la cour de Constantin. / Et le pauvre qui n’aura volé qu’une bride / Sera pendu par qui a volé un cheval.
« Suivant que vous serez puissant ou misérable / Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir » écrira La Fontaine dans Les Animaux malades de la peste…
Les nobles ne sont pas davantage épargnés, ceux du moins qui prirent le parti des Français lors de la croisade des Albigeois. Car Peire Cardenal, au service des comptes de Toulouse qui résistèrent autant qu’ils purent à l’envahisseur, puis d’un roi d’Aragon hostile à l’inquisition, n’a cessé de dénoncer les exactions des conquérants qui sapaient la culture d’oc tout en défigurant la religion chrétienne.
Ricks homs quan fai calendas
E sas cortz e sas bevendas,
De toutas et de rozendas
Fai sos dons e sas esmendas
E sos lums e sas offrendas,
E de raubaria.
Quand un homme puissant donne ses fêtes / Et ses assemblées et ses beuveries, / Ce sont de rapines et de rançons / Qu’il tire ses dons et réparations. / Et ses luminaires et ses offrandes / viennent de ses pillages.
C’est néanmoins à l’égard des gens d’Église que Cardenal se montrera le plus impitoyable. Ainsi dans un poème qu’il qualifie lui-même d’estribot, soit ici un poème satirique boitant sur une seule rime, dans lequel il dénonce les abus des clercs et plus précisément les péchés de chair des bénédictins (« les moines noirs »).
Si avetz bela femna o es homs molheratz,
El seran cobertor, si.eus pez o si.eus platz ;
E can el son desus e.l cons es sagelatz
Ab las bolas redondas que pendon al matratz,
[…]Aiso fon monge negre en loc de caritatz.
S’il se trouve une belle mariée à un homme, / Ils seront ses couvertures (qu’il vous plaise / Ou pèse) ; et quand ils sont sur elle, son con est / Scellé à leurs boules rondes pendant au dard, […] Ainsi font les moines noirs la charité.
Si Cardenal n’a jamais professé ni rejoint l’hérésie cathare, il en était plus proche par l’esprit que de l’Église des « Français », celle des inquisiteurs, des riches prélats et des moines lubriques qu’il attaque sans retenue.
Cardenal n’est pas le plus raffiné des troubadours. Il préfère l’efficacité aux contorsions de certains de ses collègues qui privilégiaient la forme sur le sens. Il n’en était pas moins capable d’élaborer de savantes constructions comme, par exemple, dans le sirventès débutant par Ab votz d’angel (Une voix d’ange) qui enchaîne sept coblas unisonans (quatre rimes identiques dans toutes les coblas) de huit vers chacune, soit quatre décasyllabes suivis de deux octosyllabes et à nouveau deux décasyllabes. Ici, et pour conclure ce compte rendu, la cinquième strophe :
Esperitals non es la lur paubreza :
Gardan lo lor prenon so que mieus es.
Per mol gonels, tescutz de lan’engleza,
Laisson selis, car trop aspre lur es.
Ni parton ges lur draparia
Aissi com saints Martins fazia :
Mas almorans, de c’om sol sostener
La paura gent, volon totas aver.
Non, leur esprit n’est pas de pauvreté / Car ils gardent leur bien et prennent le mien. / Pour de molles robes tissées de laine anglaise, / Ils laissent le cilice qui leur est trop âpre, / Ils ne partagent pas leur vêtement / De la façon de Saint Martin. / Les aumônes par quoi d’habitude on soutient / Les pauvres gens, ils veulent toutes les avoir.
La messe est dite !
1D’autres ouvrages consacrés aux troubadours dans la même collection ont déjà fait l’objet de cinq recensions sur Mondesfrancophones.
2Le Néant et la joie – Chansons de Guillaume d’Aquitaine, présentation et traduction de Katy Bernard, édition bilingue occitan français, Gardonne, Fédérop, 2013, 120 p., 14 €.
3Les poèmes de Guillaume d’Aquitaine n’ont pas de titre autre que leur premier vers.
4Dans la nef des fous – Chansons et sirventès de Peire Cardenal, présentation et traduction de Yves Leclair, édition bilingue occitan français, Gardonne, Fédérop, 2020, 268 p., 20 €.
5Les poèmes de Cardenal n’ont pas non plus de titre.