Episode 57
Nous serons tous des héros
La lune éclairait la surface de l’eau d’une lumière énigmatique. La mer semblait anxieuse. Comme si, profitant de la demi-obscurité, se préparait un mauvais coup dans la météo.
Sur le tapis, tournait autour des dry-martinis cette histoire un peu usée – elle a beaucoup servi au cinéma – où une bande de truands, vieux malfrats distingués à la retraite qui coulent des jours tranquilles mais un peu ennuyeux, décident de monter la der des der, le coup du siècle, ça devrait être le couronnement de leur carrière ! Ça se termine toujours mal.
Et puis, Jim, rendu euphorique par l’odeur de la poudre et la chaleur de l’action, proposa :
– C’est tout à fait ce qu’on devrait faire, quelque chose de somptueux et d’élégant, dans le genre de l’attaque du train postal, bon, en mieux et plus réussi : personne ne se fait attraper par la police.
Jean-Do fit remarquer que c’était plutôt une façon de finir une carrière que de la commencer :
– Quand même ça ne s’improvise pas.
Jules s’était délégué à la confidentialité de l’opération :
– Parlez plus bas, des mouettes nous écoutent et vous savez bien qu’on ne pas faire confiance à ces bestioles, elles caftent tout.
On hésitait encore. N’empêche qu’à cette heure précoce de notre vie, cela ressemblait à quelque chose susceptible de remplir un avenir prometteur, imaginatif et glorieux… Pour la phase pratique, on verrait plus tard. Comme d’ailleurs pour la plupart des autres éléments qui, dans un temps plus ou moins lointain devaient constituer l’ordinaire de notre existence. On mit le Colonel au courant, il commenta sobrement : « risquée mais jouable », il savait sans doute de quoi il en retournait.
Au-dessus du bar de la plage, flottait déjà un enivrant parfum de danger…
Leslie portait un blazer d’homme, croisé, bleu-marine ; cela lui allait très bien, Elle avait oublié de mettre le reste, ça lui allait encore mieux. Elle décida de la distribution pour la suite :
– Je serai Bonnie Parker, et Jules, Clyde Barrow
Caro qui malgré leurs divergences en pinçait toujours un peu pour Jules, suggéra que Jim ferait beaucoup mieux l’affaire pour mourir sous les rafales des Fédéraux.
Line qui venait juste d’entendre la fin de la prédiction de Caro, demanda :
– Est-ce qu’on est tous obligé de mourir à la fin ?
Je regardais les scintillements de la lumière à la surface de l’eau, la lune ne nous avait sûrement pas encore tout dit.
Episode 58
Paroles pour une future chanson d’amour
Le vent avait repris des forces et nettoyé le ciel. Les mouettes surfaient à nouveau sur les courants d’air ascendants. La mer était partie vers le large. Line hésitait encore.
Puis elle dit :
– Alexander, à quoi penses-tu ?
Pour être sincère : dans l’instant même, à rien, à tout, ou surtout à une obsession avec un regard gris-vert à contre-jour et qui se balançait sur son tabouret à quelques centimètres de moi. Mais c’était vraiment trop personnel, je me tus et je fis semblant de réfléchir.
Forcément. Sauf les économistes, les journalistes et les psychanalystes viennois qui ont toujours des réponses intelligentes et malhonnêtes en réserve pour tous les cas de figure ; à vrai dire personne ne peut faire un état précis de ses pensées à l’instant où elles jaillissent et disparaissent en même temps. Autant vouloir courir à la vitesse de la lumière.
Je cherchais quelque chose pour faire le malin. Dans le journal de route d’Oscar Dufresne, un type qui croit que la terre n’est qu’un immense night-club et que la vie consiste à visiter tous les night-clubs de la terre (sur-titré l’égoïste romantique, un recueil d’auto-chroniques de Frédéric Beigbeder), il y a une phrase comme celle-là : « Au dernier moment, avant que tout n’explose, quelqu’un tombera amoureux et le monde sera sauvé ». C’est exactement ce à quoi je pensais. Et c’est exactement ce que j’avais envie de raconter à Line.
(Bon, faut pas exagérer…c’était quand même pas de moi… Dommage )
Au fond peut-être que Line savait déjà tout ça et qu’elle n’attendait pas de réponse.
Maintenant, il y avait un peu plus de monde au bar de la plage. La bande arrivait en ordre dispersé. Avant qu’il y ait trop de perturbations, j’ai cru entendre Line dire :
– C’est bizarre, Alexander, il n’y a pas longtemps j’ai rêvé qu’un jour un garçon écrirait une chanson juste pour moi, comme Michel Berger pour France Gall avec Elle jouait du piano debout, tu connais, bien sûr ?
Il était temps que je m’y mette.
Episode 59
In martini veritas
Rien à l’horizon, Comme le signe avant-coureur muet d’un futur indéfini. Parfois, dans ces cas-là, l’imagination comble le vide, érige des décors de piscine hollywoodienne, les peuple de musiciens inspirés et de filles excentriques. Les inquiétudes reculent d’un rang.
Mais pour l’instant, en cette fin d’après-midi ordinaire, rien en vue. L’écran restait obstinément noir. Le bar de la plage flottait, les mines dissoutes à la surface lisse des verres de dry-martini. Evidemment, en début de rencontre, Jules, un peu au hasard ou histoire de faire le malin, avait jeté à la ronde une de ces interrogations pour lettrées et dépressifs en clôture d’un week-end raté : « Qu’allons nous faire de nos dix prochaines années ? ». Forcément, ça jette un froid. Comme si on allait obligatoirement avoir dix années à remplir ? Comme si on devait cocher les cases d’un questionnaire d’embauche à l’entrée de l’avenir …
L’époque est à l’abandon de la métaphysique. Les érudits se taisent, les charlatans s’ébrouent, les guitar-heroes ont maintenant des cals aux doigts. (Une pause : Georges renouvelle les consommations). On pourrait peut-être interroger ma tante cartomancienne en Cornouailles. Bon, ce n’est pas la personne la plus crédible, elle se trompe neuf fois sur dix, surtout en matière de pronostics hippiques ; mais on ne lui demande pas quelque chose d’aussi difficile que de donner le tiercé dans l’ordre dimanche prochain. Autres pistes : le marc de café, ou le sang frais d’un poulet égorgé ; l’irrationnel en renfort de la science ; les résultats sont incertains.
Louise de V, pas du genre à abandonner la partie, affirma que son troisième mari l’y attendait sûrement quelque part. Le Colonel, pas homme à se préoccuper de l’imprévu et qui par-dessus le marché avait bien dix ans d’avance sur nous, commanda une tournée générale. Puis une autre…
Au fil du temps, la lune se fit plus floue, les consciences moins incisives. Le sang colorait à nouveau les visages. Jules ne cherchait pas de noises à Caro. Et réciproquement. Sur la plage, notre ami Pierrot-le fou d’amour laissait son saxophone emplir l’atmosphère de notes divines.
On avait oublié la question…