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Chroniques virales – 25, 26, 27

Chapitre 25

avril 2020.

Jessica enfile une combinaison un peu spéciale. Ce matin elle rentre à la maison. La nuit a été courte, 45 minutes tout au plus. Il fait beau dans les plaines du Kazakhstan. Une agréable journée en perspective. Respirer une bonne bouffée d’air pur va lui faire un bien fou. Neuf mois. Le temps a passé trop vite mais elle a fait son boulot comme prévu.

Loïc passe devant la station-service du magasin Leclerc en périphérie de Strasbourg. Son réservoir est presque plein. Confiné à la maison la voiture a fait 52 kilomètres en un mois. Deux ou trois aller-retour pour se ravitailler. Rien d’autre. Le prix du gas-oil est à 1,16 euros. Encore une journée qui le rapproche du néant. Deux mois. Le temps passe ni vite ni bien, et comme il l’avait programmé, il ne fait rien.

Jessica est au courant de la situation. Pourtant ici, isolée, tout semble en ordre ; la terre est sauvage et lumineuse. Le virus absent jusqu’à présent. Elle va être testée dès son retour. Elle se trouve plutôt en pleine forme. Juste une petite douleur derrière les yeux. A 44 ans, c’est sa dernière mission. Bardée de diplômes, elle a étudié le comportement des manchots empereurs en antarctique ainsi que la physiologie des oies à têtes barrées, qui sont capables de migrer sur l’Himalaya. Ses études l’avaient menée dans l’est de la France. Elle sourit en pensant qu’elle avait découvert que l’on pouvait s’intéresser aux oies d’une autre manière, autrement plus savoureuse.

Son chef de mission l’enjoint à rejoindre le bus, comme il dit : le prochain est dans quinze jours. Elle sourit et lui fait un gros pouce. En entrant dans le véhicule, le chauffeur russe la salue chaleureusement. Elle a confiance en lui, il fait ce trajet depuis 6 ans. Elle lui répond en russe.

Loïc a fait le plein de grillades, de coca, d’œufs en chocolat, invendus à Pâques. Il en a pris plus. Il donnera le supplément aux EHPAD et au centre des Amandiers où des adultes handicapés mentaux confinés ne comprennent toujours pas cette contrainte.

Il n’a pas oublié les bières et deux bouteilles de whisky, ainsi qu’un sac entier de Fisherman menthe extra fort. Divers chewing-gum complètent les biscuits-apéritif. Il rentre lentement. Il a tout son temps. Il connaît le parcours par cœur. La radio cause d’autre chose que de cette épidémie qui lui a fait découvrir l’ennui en famille.

Les éditorialistes économiques reprennent la parole. Les politiques reviennent. Aucun d’eux ne sait l’avenir mais ils parlent, ils parlent…

Loïc coupe le son. L’ennui est plus sain. Cette crise a fait disparaître les horoscopes, les voyantes et gourous qui ne voient jamais rien mais qui parlent, parlent… Depuis longtemps les humoristes ont repris leurs places à la fin des infos du matin.

Son bus va mettre 3h30 pour rentrer. Son chauffeur russe lui annonce qu’à leur arrivée, ils trouveront un soleil radieux et une température de 3 degrés. Jessica se dit que bientôt ils mettront des stewards pour leur proposer un café-croissant. Elle regarde son laboratoire s’éloigner doucement. Elle sait que c’est la dernière fois. Que plus jamais elle ne pourra revenir. Trop vieille.

Les embrassades avec la famille seront retardées à cause de ce virus, elle peut attendre, elle n’est plus à une semaine près.

Loïc rentre directement la voiture dans le garage, déballe les sacs de courses dans une sorte de sas qu’il a aménagé pour étaler tous les produits. Les enfants et sa femme savent qu’il ne faut pas entrer pendant cette opération. Il asperge, avec un vaporisateur rempli d’alcool à 90 degrés, l’ensemble des provisions. Il cache les deux bouteilles de whisky dans l’armoire où il entrepose son matériel d’observation. C’est le seul endroit, sûr et interdit au reste de la famille, qu’il a trouvé pour cacher ses bouteilles. Lui qui n’a jamais bu chez lui, s’est rapidement aperçu au bout d’une semaine qu’il est vraiment accro à l’alcool. Représentant en piscines, il a l’habitude des apéros, d’une bière ou deux dans l’après-midi, du vin à table et de l’apéro au bar du coin avant de rentrer. Rien le soir à table, juste un digestif les jours de week-end. Rien, trois fois rien. Le confinement lui a révélé son addiction. Il tremble.

Le coup de frein est terrible. Il lui semble que le bus est agressé à coups de masse. Les boulons explosifs viennent de désolidariser son module des deux autres modules. Ensuite tout s’accélère. La capsule rentre dans les couches denses de l’atmosphère, les flammes qu’elle voit par le hublot entourent la cabine. La décélération de 4 G est supportable. Une dernière secousse lui signale que les parachutes viennent de s’ouvrir. Le module touche le sol de la steppe du Kazakhstan, en douceur.

Mission accomplie.

La porte s’ouvre, ses poumons s’emplissent.

Jessica déguste l’air comme un bon vin.

Elle et son amie Christina sont les premières de l’histoire à réaliser une sortie dans l’espace entre filles. Sans homme.

Le Président Trump les appelle directement par téléphone via Houston. Christina, plus délurée que moi, me glisse à l’oreille :

– T’inquiète, il y a assez de distance pour qu’il ne nous chope pas par la c…..

Le Président doit encore se demander pourquoi j’éclate de rire alors qu’il vient de prendre la parole.

Elle a mal aux yeux. On la soutient pour l’extraire de la cabine. Après neuf mois passés en apesanteur ses muscles ont fondu. Il lui faudra plusieurs semaines pour retrouver un état normal. Les militaires qui l’entourent sont tous en combinaison et masque NRBC. Les Russes ont ressorti le matériel des guerres chimiques et bactériologiques. Ils ne veulent pas me contaminer.

Loïc s’échappe du repas familial. Il monte sur son toit-terrasse, emportant au passage télescopes et appareils photos. Il va retrouver le ciel, sa passion depuis toujours. Son père et lui passaient des nuits la tête dans les étoiles. Souvent, il s’endormait sur les genoux de son père courbé sur l’oculaire.

Jeune, il a tenté le concours d’entrée pour l’université internationale de l’espace à Strasbourg. Le décès soudain de son père, quelques jours avant l’examen, l’a anéanti. Il a échoué. Une dépression longue s’ensuivit. Il ne prit jamais le temps de se faire aider. L’alcool l’aida de plus en plus souvent.

Il sent la main de sa fille prendre la sienne. Elle lui dit :

­- Tu sais j’ai installé ISS Détector sur mon smartphone. Si tu veux on peut se faire un suivi. Elle va passer dans 14 minutes.

Loïc admire sa fille. A 18 ans, Elodie est une jeune fille de caractère et d’ambition, brillante, sportive, surdouée, travailleuse.

– Le concours d’entrée de l’UIE de Strasbourg va certainement être annulé à cause de l’épidémie, et je pense que je vais changer d’orientation. Le commerce peut-être, ou bien l’agronomie.

L’œil rivé dans son télescope, sans se retourner, Loïc lui répond :

– Je l’ai. J’enclenche une poursuite automatique. Puis, prenant un accent américain : commandant Elodie Cherma nous vous attendrons encore un an pour vous recevoir à bord de l’ISS. Ne brisez pas vos rêves!

Elodie pose la main sur la nuque de son papa, l’enserre pour lui dire qu’elle sait. Tout.

Après un confinement réglementaire où elle passa une batterie de tests physiologiques, on lui annonça qu’elle avait un trou dans la macula certainement dû à l’apesanteur prolongée et à une pression trop forte lors de la rentrée sur terre. Elle se fit opérer en Russie. Bien que rompue à toutes formes d’exercices, elle vécut une semaine effroyable : allongée sur le ventre pendant huit jours, pour que la cicatrisation se fasse correctement, elle se retrouvait la tête dans un trou au milieu d’une table de massage. Quand l’équipe médicale russe lui demanda ce qui lui ferait plaisir de manger, elle répondit rageusement :

-Strasburg gus’ fua-gra

 

Chapitre 26

Pâques 2020

Mon patron m’interpelle.

– Dis donc Jésus, faut qu’on cause.

Mon patron me parle toujours sur ce ton de domination, cachant, je le sais, une soumission plus intime.

Il me regarde en me toisant, six marches au-dessus de moi. Je souris intérieurement. Il ne croit quand même pas que je vais lui laver les pieds. Je suis d’humeur badine.

Lundi sera  férié. Je pense en profiter, le repos me fera du bien. Une vraie résurrection.

-Pour lundi, tu oublies. Pas de RTT. On reprend les charpentes de Notre-Dame en atelier.

– Oui bien sûr chef !

Je dis ces mots en levant mes grands yeux bleus pâles et en forçant sur le magnétisme de mon regard. Je sais que ça le met mal à l’aise, aussi j’abuse de ce pouvoir.

Jésus. Mon vrai prénom c’est Jésus Sanjay. Je suis indien. Enfin, l’Inde était mon dernier pays d’adoption. Je suis partout chez moi sur cette petite planète. Depuis 2000 ans j’ai dû prendre toutes les nationalités.

J’ai fui l’Inde.  Je ne suis pas Modi.

A travers le concept politique de hindutva, les nationalistes hindous considèrent l’islam ou le christianisme comme des idéologies importées qui pervertissent l’identité indienne. Des campagnes de reconversion sont menées régulièrement à travers le pays. C’est une persécution surprenante, exercée par une religion qui bénéficie d’une image de paix, dans une démocratie.

Je ne m’enfuis pas, je vole.

Mon chef m’invective à nouveau, sarcastique.

– Et tu mettras un peu ton masque, tu te crois immortel ou quoi ?

Au début, J’ai eu pas mal d’appels de Chine, à mi-voix, des chuchotements. Puis la planète s’est soudain mise en relation avec moi. Je pensais dans un premier temps (bien connu de moi seul) que ce confinement devait être le moment pour améliorer la qualité de Mon réseau qui en était encore à une sorte de 3G archaïque. Le Père, le Fils et le Saint Esprit. Il faudrait que Je mette un coup de jeune à tout ça.

Au début J’ai cru la liaison de mauvaise qualité. Les gens me priaient pour avoir des masques.

Des masques ?

Mais Je n’ai pas de stock. J’ai bien quelques cartons  pour la mi-carème. Et encore !

Ensuite ce fut l’alcool.

– On veut de l’alcool, mon Dieu faites que nous ayons de l’alcool.

– Ne quittez pas, Je vais voir ce que je peux faire avec mon sang !

En ce moment beaucoup de gens me prient. Ma boîte-mail est pleine, mes comptes Messenger et WhattsApp débordent de suppliques. Mais moi je suis en pénurie de main d’œuvre. Les prêtres, déjà peu nombreux avant l’épidémie, ne peuvent plus subvenir aux besoins énormes des populations.

Le Pape, tel un directeur d’ARS, a supprimé des lits…pardon des lieux de prières sous prétexte qu’il n’y avait plus de personnel. Et voilà un petit virus et tout le monde revient vers moi. Je fais quoi, moi, maintenant ? On a quoi ? Deux, trois millions d’hosties en réserve. Pas plus. Rances pour la plupart.  Même le pain azyme, c’est la Chine qui le fabrique.

Parfois je vois des vidéos avec des prêcheurs évangélistes perchés sur le toit de gymnases, galvanisant, en mon nom, des foules rassemblées sur des parking. Les fidèles venus en nombre restent dans leurs voitures, distanciation sociale oblige, et klaxonnent (trump,trump) à chaque appel du prédicateur.

Je ne peux m’empêcher de mettre un commentaire sous la vidéo. Sobre.

PdR ou Lol.

Je les ai vus et même compris. Bien que pour les comprendre, je doive me sortir les doigts du fondement. Et la confession ! Un désastre ! En Pologne j’ai vu un prêtre, au milieu d’un parking désert, assis sur une chaise, affublé d’un masque en tissu et d’une chasuble grenat en plastique jetable. Les voitures tournent autour de lui, s’arrêtent. A travers la vitre, entrouverte comme un judas, la pénitence est dite.

Ils me demandent des choses que seuls les humains savent fabriquer : des respirateurs, des médicaments, des vaccins, même de l’argent. Mais ça va pas bien la tête ! Je ne fais pas dans le petit commerce ! Depuis deux millénaires, je suis à la retraite. Comme je n’ai pas le droit de pécher, j’ai repris la passion de mon beau-père. La charpente. Pas la fermette. Non la vraie, solide, durable et bio.

J’œuvre dans le monde entier. Il faut dire qu’au fil du temps, les religions font appel à mon savoir-faire séculier. Églises, fanums, pagodes, mosquées, mandor, cathédrales, conjuratoires, temples, synagogues. Depuis quelques décennies je me diversifie. Je fais dans la paillote corse et bars de plage. Les femmes y sont moins voilées.

Au milieu de tous ces mails, un attire mon attention. Je connais cet homme depuis que  l’an dernier, il m’a  demandé conseil. Je lui en avais donné deux ou trois pour la reconstruction de la cathédrale parisienne. Il n’en a pas tenu compte. Il a annoncé cinq ans pour la reconstruire. Mais bon je l’aime bien quand même, il est jeune. Je décide de l’appeler en vidéo privée :

-Président c’est pour vous. Un appel codé. Vous seul avez les codes, dit le secrétaire général de l’Élysée.

– C’est qui ?

– Appel masqué. Très peu de personnes sur terre ont la possibilité de vous joindre par ce réseau hautement sécurisé.

– Brigitte, où as-tu mis les codes ?

– Dans une boite tupperware, compartiment haut du frigo

– Je ne les trouve pas. Zi sont pas.

– Ah non. Regarde, il y a un magnet du Fort de Bregançon sur un post-it rose. Je pense qu’ils   sont notés dessus…Tu trouves chéri ?

Le Président est déjà en train de pianoter sur sa tablette Thalès à usage unique.

– Emmanuel, j’écoute.

– C’est moi

Il reconnaît sa voix, malgré l’écho de cathédrale.

– J’ai lu ton mail et je ne comprends pas ce que tu veux.

Alors, lundi je m’adresse à la nation et j’aimerais, comment dire, comme c’est ton jour à toi aussi, que l’on fasse une déclaration commune. Je pense que ça portera plus qu’avec Angela. T’es libre lundi ?

– Ben non, tu as dit aux employeurs de nous faire travailler même les jours fériés, en plus mon salaud, tu as élargi sacrément les horaires. Douze heures par jour, tu déconnes Manu.

– Bon, bon, je te fais une dérogation. Pénicaud, appelez la société qui rénove Notre-Dame et dites-leur que nous réquisitionnons Jésus.

– Christ ?

– Non  l’autre, Jésus Sansay

Emmanuel s’épongea le front et reprit :

– Tu es toujours là Jésus ?

– Oui toujours là. C’est un peu ma vocation.

– Voilà ce que je te propose. Je m’occupe de la partie matérielle, le confinement, les masques, les congés, les larmes, les sacrifices, les impôts, le devoir mémoriel, le nom des morts sur un grand mur, la dette, le PSG, les infirmières, les tests, le chômage, la retraite, les municipales, tout le merdier quoi.

– Et moi ?

– Toi tu leur parles d’amour…Puis tu enchaînes.

Le Président prit une grande inspiration. Et continua :

– Je vais vous débarrasser du virus, je vous règle votre problème avec le climat, on s’aime tous, la spiritualité, l’amour, la mort. Tu improvises. Je sais pas moi …Tu as toujours les bons mots. Fais  une auto-citation, une de l’Ancien Testament et une du nouveau et basta, tout le monde est content. Moi je n’y comprends rien. Un petit mot, aussi, sur le pardon, ça peut me servir plus tard. Voilà je n’oublie rien. Ah si ! Si tu pouvais te couper les cheveux, ce serait bien et par la même occasion te raser. Plus de barbe. Cul de poule s’il-te-plaît. S’il-te-plaît

– Et pourquoi donc ?

– Parce que j’ai peur que ces cons d’humoristes sur France Inter disent que c’était un canular et que ce n’était pas Toi.

– Pas Moi ?

– Mais putain tu ressembles trop à Raoult, hurla le Président. Canteloup, il va me massacrer mardi matin

Un long silence s’installa avant qu’une petite voix supplie :

– Tu es d’accord ? Tu veux bien ? Je t’en prie.

– Pas de ça entre nous. Tu sais très bien que Je vous ai déjà tout donné. Tu le sais, toi qui ne crois qu’en la transcendance. J’ai travaillé il y a un peu plus de quatorze milliards d’année, pour régler très finement toutes les constantes physiques de l’univers. Vous avez un mot pour approcher ce concept : entropie.

– Je pensais que c’était l’Amour.

– Pure invention de votre part.

– Le principe entropique est la conservation de l’intelligence dans l’univers. A vous de bosser. Aimez-vous les uns-les autres si ça vous fait du bien, mais soyez intelligents ensemble. Vous avez tout pour y arriver.

Jésus, après un lundi harassant, s’installe devant sa télé, se sert une bière, fraîche, avec quelques piments Carolina Reaper, classés explosifs sur l’échelle de Scoville et regarde leur Président à 20h.02.

Il attend  le miracle béatement, en tong et en short. Sortant de la douche, il a enfilé un tee-shirt qui sent le propre.  Ses dents brisent quelques graines de piment. Le feu envahit légèrement sa bouche. Il  éprouve, diffusément, ce que les humains appellent  plaisir.

Il maîtrise le diable.

Engloutit la Corona.

 

Chapitre 27

13 avril 2020

Encore un matin sombre.

Marthe ouvrit les rideaux vermeil de sa chambre, entrebâilla les volets et comme à son habitude ne les ouvrit pas. Vingt-quatre ans qu’elle habitait cet immeuble au 131 rue de Provence à Paris. Les volets resteraient mi-clos. La vue de l’immeuble situé du côté pair l’indisposait. Marthe ne savait pas pourquoi. Pourtant elle avait choisi cet appartement de style haussmanien à sa retraite. Quarante-deux ans de loyaux services dans les bureaux de la Préfecture de Paris. Loyaux, bons, ç’aurait été mensonger. Longs et loyaux aurait bien plus convenu tant sa vie professionnelle avait été morne et sans surprise.

Le quartier lui était agréable, non loin du Printemps. La cuisine était de taille suffisante, le salon lumineux, la chambre spacieuse, seule la vue la transportait dans un mal-être indescriptible.

Elle n’avait pas d’amis. En quittant son ancien domicile qu’elle avait occupé pendant 40 ans, elle avait rompu avec ce qui ressemblait à des relations. L’habitude vous fait prendre les relations pour de l’amitié pensait-elle. De tout façon elle aurait eu bien du mal à reconnaître, à définir, l’amitié.

Ou alors peut-être une fois avait-elle ressenti ce sentiment  dans une famille d’accueil en Sologne. Elle se rappelait vaguement une petite fille du même âge qu’elle. Elle devait s’appelait Françoise ou bien Paule. Peu importe. Elle avait passé un été avec elle à observer la forêt, à échanger des fleurs cueillies, à écouter ses secrets, émerveillée, tant les siens étaient absents.

C’était peut-être ça l’amitié.

L’amitié, elle ne connaissait pas, mais l’amour oui. Et pour elle c’était pire. Son souvenir la traumatisait encore. Elle refusait de se le remémorer. La douleur était vive tant la trahison avait été d’une violence inouïe. Jeune, elle avait rencontré un garçon beau et élégant. Il devait collectionner les chapeaux comme elle les chaussures, sa seule folie. Il était souvent assis à la terrasse du bar Le Paradis rue Belhomme, ça ne s’invente pas. Elle le croisait le soir en rentrant du travail. Son sourire faisait des ravages dans sa tête. Il était beau à en mourir. Au bout de deux mois, il se précipita vers elle, lui demanda si elle accepterait de boire une Suze ou un café avec lui. Il avait posé sa main sur la sienne et l’attira vers lui. Elle ne résista pas. Il n’y eût ni Suze ni café. Juste un long baiser en pleine rue.

Elle qui n’avait jamais connu la tendresse, encore moins l’amour, était transportée. Elle avait 20 ans et pensait que c’était sa naissance. Il fut son amant, son père, sa mère, son ami, son enfant. Elle pensa à tout sauf à proxénète. Sa vie amoureuse s’arrêta définitivement là.

Aujourd’hui 13 avril c’est son anniversaire.

Déjà quatre semaines de confinement. A 74 ans elle n’en souffre pas. N’ayant personne à qui parler depuis tant d’années, l’enfermement ne l’indispose pas. Personne ne lui souhaiterait son anniversaire cette année encore. En regardant la télé elle pensa que, si elle attrapait ce virus et qu’elle en mourait seule chez dans son appartement, elle serait comptabilisée dans la case  « Décédée au domicile ».

Pourtant vers midi, la sonnette retentit. Elle n’était pas surprise. Elle savait que son voisin de palier était derrière la porte avec un petit bouquet de fleurs. Comme il était retraité des impôts, il s’était senti pousser des ailes lors du prélèvement à la source et lui avait proposé son aide pour les déclarations en ligne. Que n’avait-elle pas fait en acceptant ? Maintenant il connaissait sa date de naissance et ce seul atout dans son jeu lui octroyait, pensait-il, le droit de l’importuner et tenter sa chance de vieux veuf en reconquête. Elle ouvrit la porte. Elle savait que la séance durerait au moins deux heures. Elle supporterait son sourire béat, son haleine fétide qu’elle noierait rapidement dans un porto sans glace, mais l’odeur de moisi de sa veste en velours marron, là elle n’y pourrait rien. L’odeur persisterait pendant quelques jours malgré un petit bouquet de lavande sur la table acajou du salon.

Cette année, il y eut une variante qui la soulagea un peu : il portait un masque. Elle se dit que les odeurs seraient plus diffuses, surtout qu’elle s’éloigna de lui, prétextant les prescriptions de distanciation sanitaire. Au bout d’une heure 54 minutes il prit congé.

Elle ferma la porte et pensa qu’une année venait de passer.

Elle aéra l’appartement et se décida à ouvrir les volets de sa  chambre. Le mal-être revint aussitôt. Pire que d’habitude Elle s’accrocha à la petite rambarde et se força à regarder en face. Respirant profondément, elle voulait absolument se faire violence et vaincre une bonne fois pour toutes son angoisse. Elle pencha la tête, la tourna de gauche à droite lentement. La rue était vide, il n’y avait aucun bruit. Sur sa gauche, son restaurant préféré, rideau de fer baissé, sur sa droite le grand magasin du Printemps vide et désert. Rien d’inconnu.

Alors pourquoi cette phobie, cette peur irraisonnée ? Encore plus forte aujourd’hui … Finalement ce confinement devait influencer ses ressentis bien plus qu’elle ne voulait l’admettre

Pendant des années elle avait consulté. Au début des voyantes, puis des psychologues. Elle s’était ensuite tournée vers toutes sortes de pratiques New Age, ésotériques. Rien n’y faisait. Bien sûr, le point de départ était toujours l’absence de parents. La souffrance diffuse du manque d’amour. La trahison d’un homme aussi, mais rien pour expliquer cette peur, cette névrose lorsqu’elle se retrouvait dans cette chambre, pas la pièce en elle-même, juste le fait de regarder dans la rue.

Quelques séances d’hypnose lui révélèrent une vision pour laquelle elle n’avait aucune explication : elle se retrouvait devant un miroir et voyait un visage. Bizarrement elle percevait son visage de jeunesse, qui devait être celui de sa mère inconnue. Ce visage se mélangeait avec un visage d’homme. Tout au long des séances le visage féminin  ne changeait pas, seul le visage masculin était différent à chaque fois.

Au bout de six séances, comprenant que cela ne déboucherait sur rien, elle avait arrêté.

Aujourd’hui, elle se sentait épuisée nerveusement.

La visite de son voisin, suivie du coup d’oeil malheureux à la fenêtre, étaient trop pour elle.

Elle se servit un autre Porto : c’était son anniversaire après tout.

Elle s’allongea sur le canapé et alluma la télé. Le Président parlerait dans 15 minutes. Elle en profita pour somnoler en écoutant une chaîne d’infos en continu :

 Aujourd’hui, en ce 13 avril, et même si l’actualité nous préoccupe pour un tout autre sujet, nous célébrons la fermeture des maisons closes il y a 74 ans. C’est la loi Marthe Richard qui fit fermer ces lieux de plaisirs le 13 avril 1946. Petite illustration avec nos journalistes qui sillonnent les rues vides de Paris Où vous trouvez vous Marion Gal ?

– Eh bien je suis devant le 122 rue de Provence, plus connu sous le nom de « One Two Two », célèbre maison close autrefois fréquentée par toutes les célébrités du Paris d’avant-guerre.

Marthe ne fit qu’un bon. Elle se précipita dans sa chambre, ouvrit violemment les volets, plongea son regard et découvrit, en face de chez elle, une jeune femme parlant face à une caméra.

Elle enjamba la petite barrière en fer forgé de l’immeuble, face au 122 rue de Provence, qui l’avait irrésistiblement attirée.

Dans sa chute du troisième étage elle comprit pourquoi elle avait été abandonnée, comment ce 13 avril 1946, un sombre employé de l’état-civil avait cru bon de faire rire ses collègues du bureau des enfants abandonnés en l’affublant du prénom Marthe. Juste avant de s’écraser elle vit des centaines de visages d’hommes défiler.

La gravité accélère le temps.