L’Herbe de l’oubli : Tchernobyl
Dans ou devant une carcasse de maison des personnages passent et repassent, de drôles de personnages avec des cous trop longs, des têtes trop grosses quand ce n’est pas l’ensemble qui est énorme chez eux. Il y a encore sur le plateau une sorte de chat monstrueux et même un cheval mort. Et j’oubliais le petit garçon à l’allure très étrange qui bouge comme un pantin. Ces êtres-là ne sont pas plus de vrais humains que de vrais animaux mais ils pourraient l’être puisque nous sommes à Tchernobyl (Tchernobyl : l’absinthe en ukrainien, soit l’herbe de l’oubli), pas dans la centrale, bien sûr, mais à côté, dans la zone d’exclusion (la « réserve radiologique naturelle » – sic) ou juste autour. Des membres de la compagnie Point Zéro sont allés enquêter sur place. Ils ont rapporté des images, des témoignages à partir desquels J.-M. d’Hoop (auteur et M.E.S.) a bâti un spectacle remarquable, instructif, émouvant, drôle parfois et éminemment poétique grâce aux marionnettes (de Ségolène Denis) dont la compagnie s’est fait une spécialité. Une seule marionnette à fils, celle du petit garçon, les autres sont des êtres hybrides, une grand-mère par exemple sera faite d’une comédienne dont un bras figurant le cou a la main dans la tête de la marionnette, tandis que l’autre bras est enfilé dans sa robe. Il faut deux comédiens, l’un portant l’autre, pour faire les géants, avec à nouveau un bras (celui du comédien qui est porté) en guise de cou. Dans ce cas, contrairement à la grand-mère, les corps des comédiens sont entièrement dissimulés derrière d’amples habits.
Peu importe la technique, à vrai dire, pour le spectateur : c’est le résultat qui compte et il est ici saisissant. La lumière y est pour quelque chose ainsi que les témoignages, bien sûr, relayés par les acteurs, en particulier ceux des habitants de la région qui ne peuvent (pour des raisons économiques) ou ne veulent renoncer à leurs habitudes, au lopin où ils cultivent de quoi se nourrir contre toute prudence.
Nous avons vu naguère une pièce intitulée Tchernobyl[i] de Stéphanie Loïk, une pièce presque abstraite, jouant sur la mécanique des acteurs. L’Herbe de l’oubli est un objet théâtral complètement différent, qui conjugue documentaire et spectacle en jouant sur la diversité des outils qui sont mobilisés.
Compagnie « Point Zéro »
Convulsions
Ce texte signé Hakim Bah et m.e.s. par Frédéric Fisbach a reçu le prix RFI 2016, est lauréat de l’Aide à la création de textes dramatiques ARTCENA et a bénéficié d’une bourse Beaumarchais-SACD. A ces titres, il est révélateur du type de théâtre qui plaît à tous ces jurys. S’il y a des auteurs ou aspirants-auteurs parmi nos lecteurs, nous leur souhaitons donc de lire le texte en question ou, mieux, d’assister à une représentation, à Limoges (au Festival des Francophonies où une pièce précédente du même auteur, Le Cadavre dans l’œil, a été présentée en 2013) ou ailleurs car, plus que bien d’autres textes de théâtre, plus littéraires, ce dernier est fait avant tout pour la scène.
On ignore si Hakim Bah prévoyait que les comédiens échangent leurs rôles ou si c’est le choix du M.E.S., le fait est que cela crée un effet de distance sans affaiblir le texte. On sait par contre que l’introduction à l’oral de didascalies normalement superfétatoires (« Atrée dit », « Thyeste dit ») est bien une intention (un peu trop systématique) de l’auteur.
« Atrée, Thyeste » : les lecteurs qui 1) fréquentent le IN et 2) étaient présents au début du festival cette année s’en mordront les doigts si, après la prestation de Thomas Joly dans la cour d’honneur du Palais des papes, ils ne sont pas allés faire un tour du côté de chez Bah, histoire de comparer. Une erreur que nous avons, pour notre part, failli commettre, n’ayant repéré Convulsions qu’in extremis. C’est en effet un hasard assez extraordinaire que la concomitance de ces deux pièces la même année en Avignon, IN et OFF : le Thyeste de Sénèque écrit au temps de Jésus-Christ et la pièce ultra-contemporaine de Bah. On ne sera pas surpris si, théâtre pour théâtre, nous préférons Bah à Sénèque. Malgré les énormes moyens dont disposait Joly, il ne pouvait faire du texte de Sénèque et de ses « récitatifs » interminables une pièce susceptible de retenir longtemps l’intérêt. Tandis que Fisbach (qui fut d’ailleurs « artiste associé » au IN en 2007, avec les honneurs, lui aussi, … de la cour d’honneur) disposait d’un texte qui, pour notre bonheur, « part dans tous les sens », même si la rivalité d’Atrée et de Thyeste et le festin qui s’ensuivit sont globalement respectés. La présence intermittente d’un narrateur qui ne se prive pas d’encourager les divers personnages ajoute un piment supplémentaire.
La partition est partagée entre six comédiens, trois garçons et trois filles (ou dames ?) suivant une règle du jeu assez cruelle puisqu’elle nous oblige à comparer la manière dont chacune ou chacun interprète le même personnage que sa ou son camarade. Disons qu’elles et ils apportent des qualités différentes et qu’elles et ils ne réussissent pas toutes et tous aussi bien dans les divers personnages dont elles et ils sont chargés. C’est particulièrement le cas pour Lory Hardel excellente en fonctionnaire du service américain des migrations (dans la pièce Atrée a décidé de devenir résident américain !) et qui semble empêchée en Erope, épouse d’Atrée. Idem pour Nelson-Rafaell Madel (que les spectateurs martiniquais connaissent bien) toujours très bon sauf dans la scène du repentir d’Atrée dont on ne sait s’il la joue réaliste ou parodique (il est vrai que les intentions du texte sont loin d’être claires sur ce point).
Compagnie « L’Ensemble Atopique ».
[i] http://www.madinin-art.net/tchernobyl-forever-un-oratorio-mecanique/