Un caillou riant au soleil
Catherine Millot, La vie avec Lacan, Gallimard
Des livres sur Lacan, sur ses écrits, sur ses théories, sur sa pensée, il est probable qu’on puisse en remplir des bibliothèques. Devraient s’ajouter, sur les rayonnages, les vies de Lacan, dont l’incontournable biographie d’Elisabeth Roudinesco, en plus des abondants témoignages de ceux et celles qui ont approché le Maître : écrivains, artistes, anciens patients, analysants devenus à leur tour psychanalystes… Mais une vie avec Lacan… ! Voilà qui est plus rare, et d’autant plus précieux qu’écrite par une femme, par une femme qui, jeune alors, fut son analysante puis vécut de longues années à ses côtés. Avec son livre, La vie avec Lacan, nous avons donc aujourd’hui le témoignage d’une femme, Catherine Millot, qui a entretenu un lien amoureux — à la fois profond et léger, comme elle le laisse entendre d’entrée,— avec un homme devenu célèbre pour avoir consacré sa vie à mettre au jour ce qu’il en est de l’amour.
Saisie de l’intérieur
Que cette femme, Catherine Millot, soit l’auteur de remarquables études sur Tolstoï, Gide, Mishima, Genet, Jeanne Guyon, Simone Weil, Etty Hilsum, et de ce bel essai autobiographique Ô solitude (1), me dispense de mettre en garde nos lecteurs contre la mauvaise surprise que serait pour eux la lecture d’un livre où on trouveraient déballées de croustillantes anecdotes sur la vie sexuelle d’un certain Jacques L.. Ne cachons pas que son récit, d’une grande pudeur, tient d’un exercice de haute voltige. Il lui a fallu mettre au jour comment, analysante de Lacan, elle a dû, comme je le suppose, pour que marche son analyse, pour que se déclenche le fameux processus du transfert, se trouver face à un sujet supposé savoir dont elle ne devait pas voir apparaître les faiblesses, les manques, les failles, les petitesses. Est-ce pour cette raison que l’éthique du psychanalyste lui impose de ne pas draguer ses patientes (ou patients, si la psy est femme) ? En tout cas, comment, en l’occurrence, ce type très particulier de lien amoureux qu’est le transfert, a-t-il évolué, plutôt faudrait-il dire a-t-il été soudain remplacé par un sentiment d’une nature radicalement autre : l’amour. C’est précisément ce que, explicitement et parfois entre les lignes, donne à comprendre, et c’est sa singularité et sa force, le récit de Catherine Millot.
Au début, ça lui paraissait simple. Elle écrit, ce sont les premières lignes du livre : « Il fut un temps où j’avais le sentiment d’avoir saisi l’être de Lacan de l’intérieur (…). C’était comme si je m’étais glissée en lui ». Ce qui allait de pair, ajoute-t-elle, avec la conviction qu’elle se sentait « transparente » pour lui, qu’il avait sur elle, « un savoir absolu ». « J’ai vécu à ses côtés pendant des années dans cette légèreté ». Et puis, « le poids de réel » du granthomme s’est imposé ; est-ce alors que l’amour est né ? Poids de réel qui l’aurait rendu moins grand à ses yeux ? Paradoxalement, pas du tout. « Sa particularité, sa singularité, ce qui en lui était irréductible », voilà de quoi il est question dans ces pages qu’on pourrait ajouter, pour les compléter, parfois les contredire, et ainsi les enrichir, à celles de De l’amour, de Stendhal.
Pas un « nous »
Ecce homo. Pas un Dieu, un homme, mais quel ! Avec ses grands et petits côtés, mais dont les petits ne font, tous comptes faits, qu’ajouter à la grandeur des grands. « Aujourd’hui — écrit Catherine Millot, et ce sont les dernières lignes de son livre — j’ai l’âge que Lacan avait quand je l’ai connu. Est-ce ce qui m’a décidé à livrer ses souvenirs ? Comme un rendez-vous à honorer , une manière de le retrouver (…) La mémoire est précaire, mais l’écriture ressuscite la jeunesse des souvenirs. Le temps d’écrire, j’ai retrouvé quelques jours anciens et, par éclairs, m’était rendue l’entièreté de son être ».
L’entièreté de son être, pour la retrouver, Catherine Millot a l’attitude du peintre faisant un portrait. Il faut à celui-ci un espace entre le modèle et lui, lui et sa toile. Quand parlant de Lacan et elle, il arrive à Catherine Millot de dire « nous », elle se reprend aussitôt : « J’ai l’impression d’une fausse note. Il y avait lui, Lacan, et moi qui le suivais, ça ne faisait pas un “nous “». Pas un « nous », et pourtant leur liaison ressemble à ce qu’on pourrait appeler, sans fuir le cliché une « belle histoire d’amour », avec les inévitables voyages à Rome, à Venise, les vacances communes, la vie dans la maison de campagne de Lacan à Guitrancourt, les non moins immanquables brûlures de la jalousie… Mais, quelques formules lacaniennes, désormais inscrites dans le marbre, aideraient peut-être à éclairer cette bizarrerie. Quoi qu’il en soit, c’est la distance maintenue, parfois douloureusement, qui nous vaut à coup sûr le très inattendu et très émouvant portrait de cet homme fonceur, né sous le signe du Bélier, comme il aimait le rappeler, dont Catherine Millot nous fait découvrir la drôlerie, l’humour, les fragilités, les fidélités, la générosité.
Le réel
Fonceur : Catherine Millot nous apprend qu’au volant de sa voiture, où les pointes à 200 kms à l’heure font trembler la passagère, les feux eux-mêmes rouges ne l’arrêtent pas. Sa pratique du ski nautique, ou à la montagne, ses descentes à ski dans la neige sont des modèles de téméraire dinguerie. Faut que ça passe (ou que ça casse, une jambe fracturée,par exemple), comme ça devait passer, ou casser, dans les conflits qui agitèrent le milieu psychanalytique. Foin des limites et des interdits ! Un dur, Lacan, oui, qui se ballade avec un coup-de-poing américain dans les poches depuis qu’il s’est fait agresser chez lui par des malfrats, mais c’est aussi un enfant de cinq ans que Catherine Millot a parfois devant elle, un homme ne pouvant voyager non-accompagné, n’aimant pas la solitude. Un non-croyant, Lacan, oui, mais lecteur de saint Thomas, aimant la Rome catholique et se plaisant en la compagnie de prélats, côtoyant évêques et cardinaux dans son restaurant romain préféré. Lecteur de Freud, bien sûr, mais aussi de la Famille Fenouillard et du Sapeur Camembert. Admirateur de la Thérèse du Bernin, mais qui a pour idéal de beauté féminine Brigitte Bardot…
Tout méprisant des obstacles qu’il fût, il est arrivé maintes fois qu’au le réel, ce fameux Réel qu’il a théorisé, contre lequel on ne peut rien, il se heurta durement : lors de la mort accidentelle de sa fille Caroline en 1974, et de sa propre mort annoncée. « Il s’agissait pour lui, dans la vie comme dans une cure, d’aller jusque-là, jusqu’à cet infracassable de la réalité ».
Et c’est pourtant le même homme qui, de la mort, avait écrit : « Cette mort, principe du vrai, ce n’est jamais que du chiqué». Mais de l’amour, parmi toutes les définitions qu’il a pu en donner, il a eu celle-ci, inhabituelle : un « caillou riant au soleil ». Il est vrai qu’elle était adressée à une femme aimée, très réelle.