L’assassinat des journalistes de Charlie Hebdo par deux meurtriers se réclamant d’Allah, puis l’attentat contre un supermarché kasher, obligent à s’interroger sur les liens entre la religion et la violence. Les quelques brèves remarques qui suivent, écrites dans l’urgence, ne prétendent pas faire le tour de la question mais devraient contribuer à l’éclairer.
À quoi servent les religions ? Aujourd’hui comme hier, leur fonction première, celle qui leur permet de trouver facilement des fidèles, est de rassurer. Tout le monde n’a pas l’âme d’un stoïcien pour accepter la mort avec sérénité. Dans les religions primitives le culte des ancêtres traduit la croyance dans une vie après la mort. Les religions du Livre promettent la vie éternelle. Mais tout le monde n’ira pas au paradis : il faut le mériter en respectant toute une série d’interdits et d’obligations. La religion remplit donc aussi une fonction sociale, celle de discipliner les croyants. Les sociétés archaïques étaient toutes religieuses sinon théocratiques.
L’humanité progresse. L’esprit rationnel se substitue peu à peu à la mentalité magico-religieuse. « Peu à peu » donc pas partout et pas chez tous. Les sociétés contemporaines sont loin d’avoir entièrement basculé dans « l’âge scientifique », comme l’espérait Auguste Comte ; elles voient cohabiter d’une part des rationalistes, lesquels admettent qu’ils n’y ait pas de réponse pour toutes les questions et font profession d’agnosticisme, et d’autre part des croyants qui acceptent les réponses aux questions essentielles apportées par leur religion, même si elles n’ont pas de fondement rationnel.
Le progrès constitue-t-il un risque pour la morale et partant pour l’humanité ? La morale n’est rien d’autre que le souci de l’autre, or – bien que les avis là-dessus divergent – l’éthologie comme l’observation de nos mœurs incitent fortement à penser que l’altruisme se limite en général spontanément au cercle étroit des proches et des familiers. L’homme est un animal social, dit-on : c’est vrai si l’on entend par là que l’homme a besoin de vivre en société mais cela n’implique pas qu’il se comporte avec bienveillance. La loi du plus fort est celle qui prévaut naturellement.
En libérant l’homme de la religion, le progrès ne conduit-il pas inévitablement à une société anomique ? Le risque paraît d’autant plus réel que l’histoire montre que ce que nous appelons le progrès est indissociable de la montée de l’individualisme (1). C’est parce qu’il se reconnait comme sujet, acteur de son destin, que l’homme moderne se montre capable de surmonter les fausses croyances, les préjugés qui entravaient le développement des connaissances. L’individualisme peut certes conduire à la démocratie : aucun homme ne valant plus qu’un autre, il est logique que les hommes s’accordent à tous les mêmes droits, et qu’ils décident ensemble les règles communes conformes sinon à l’intérêt général du moins à celui du plus grand nombre. Cependant la démocratie se révèle fragile, elle est facilement dévoyée, beaucoup de régime se proclament démocratiques qui ne le sont pas. Comme l’expliquait Tocqueville, le danger est d’autant plus grand lorsque l’appétit des richesses devient dominant.
« Il y a un passage très périlleux dans la vie des peuples démocratiques. Lorsque le goût des jouissances matérielles se développe chez un de ces peuples plus rapidement que les lumières et que les habitudes de la liberté, il vient un moment où les hommes sont emportés et comme hors d’eux-mêmes, à la vue de ces biens nouveaux qu’ils sont prêts à saisir… Si, à ce moment critique, un ambitieux habile vient à s’emparer du pouvoir, il trouve que la voie à toutes les usurpations est ouverte… Les hommes qui ont la passion des jouissances matérielles découvrent d’ordinaire comment les agitations de la liberté troublent le bien-être, avant que d’apercevoir comment la liberté sert à se le procurer… Il n’est pas rare de voir… sur la vaste scène du monde, ainsi que sur nos théâtres, une multitude représentée par quelques hommes. » (De la Démocratie en Amérique, 1840, Livre II).
La France fournit un assez triste exemple d’une société constituée pour la plus grande part d’incroyants qui cherchent avant tout leur bonheur personnel sans se préoccuper (autrement que superficiellement) de celui d’autrui, et qui élisent régulièrement des députés sans se sentir pour autant « représentés ».
Ainsi le monde d’après la religion est-il loin d’être parfait. Ce monde gouverné par l’individualisme et l’égoïsme présente néanmoins un énorme avantage, même si Tocqueville ne semble pas le considérer comme essentiel (2), celui d’être en paix. Il est donc juste d’opposer deux grands systèmes idéologiques, religieux et laïque, à condition d’entendre par religion tout ce qui implique la soumission absolue de l’individu à une autorité qui peut tout exiger de lui, sans lui permettre de réfléchir, qu’elle soit transcendante (dieu) ou non (la patrie, le communisme) (3). Soumission absolue parce qu’elle peut aller jusqu’à tuer et jusqu’au sacrifice de sa propre vie. C’est pourquoi la religion, quelle qu’elle soit, peut être tenue pour intrinsèquement guerrière, tandis que la société séculière, matérialiste, la nôtre donc, est intrinsèquement pacifique. Cela ne signifie pas qu’elle ne soit pas tyrannique, comme Tocqueville le notait déjà. Plus proche de nous, Frédéric Lordon fait appel à Spinoza pour expliquer comment le capitalisme sait jouer sur nos désirs et mobiliser les « affects joyeux » liés à la consommation afin de nous réduire en servitude (4).
Les religions sont guerrières. Il ne suffit pas que le Christ insiste constamment sur l’amour du prochain, la charité, le sacrifice, qu’il proclame que son « royaume n’est pas de ce monde » (Jean, 18, 36) – pour empêcher que des abominations de violence s’accomplissent en son nom. Faut-il égrener les croisades, la « Sainte Inquisition », les hérétiques brûlés vifs, les guerres entre protestants et catholiques (jusque, quant à ces dernières, au XXème siècle en Irlande) ? Que dire alors de l’islam qui prône ouvertement la guerre sainte dans le Coran. Il est de fait que l’on a entendu ces derniers jours (5) de nombreuses déclarations venant de musulmans autorisés nous informant que l’islam était une religion de paix. On nous permettra de demeurer sceptique à cet égard. Rappelons que l’islam est la seule religion qui prétende détenir un compte-rendu de la parole de dieu « en direct », Mahomet s’étant borné à répéter les messages divins. Les musulmans sont donc tenus en principe de prendre le Coran au pied de la lettre. Oui mais le Coran se contredit, dira-t-on, ce qui ouvre la voie à diverses interprétations. Sans doute – et il n’est pas le seul texte sacré à le faire. Il n’en demeure pas moins que n’importe quel musulman qui a envie d’en découdre trouvera toutes les justifications nécessaires dans le Coran. Florilège :
« Excite les croyants au combat. Dieu est là pour arrêter la violence des infidèles » (4, 86).
« Les mois sacrés expirés, tuez les idolâtres partout où vous les trouverez » (9, 5).
« Quand vous rencontrerez les infidèles, tuez-les jusqu’à en faire un grand carnage et serrez les entraves des captifs que vous aurez faits » (47, 4).
« Nous vous appellerons à marcher contre des nations puissantes : vous les combattrez jusqu’à ce qu’elles embrassent l’islamisme » (48, 16).
A côté de ceux-là, les quelques versets qui rappellent l’interdiction de prendre une vie humaine ne pèsent pas bien lourd. « Ne tuez point l’homme, car Dieu vous l’a défendu, sauf pour une juste cause » (17, 35). Comment un fanatique pourrait-il douter que des journalistes qui caricaturent Allah et Mahomet sont des infidèles ne méritant d’autre punition que la mort ?
On voit la différence avec le christianisme puisque, dans un cas de figure semblable, le chrétien qui mettrait à mort un blasphémateur devrait être considéré en état de péché. C’est ce qui ressort directement de la citation fameuse de l’Évangile de Luc : « Père, pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font » (23, 34). Une autre différence essentielle concerne le comportement à l’égard des infidèles en général. Les disciples de Jésus sont chargés d’évangéliser les païens, pas de les convertir par la force. « Allez dans le monde entier proclamer la bonne nouvelle à toute la création » (Marc, 16,15). Il ne s’agit pas de trucider ou de réduire en esclavage ceux qui se montreront réfractaires, c’est dans l’autre monde qu’ils seront punis : « Celui qui croira et qui sera baptisé sera sauvé, mais celui qui ne croira pas sera condamné » (Marc, 16, 16). Tandis que le djihad est conforme à la lettre du Coran comme à son esprit, les massacres perpétrés par les chrétiens au nom de leur foi étaient clairement contraires au message des Évangiles.
Si de tels massacres ont pourtant eu lieu – on peut penser aussi aux guerres incessantes relatées dans la Bible, aux pogroms contre les juifs, aux massacres de musulmans par des hindouistes – c’est bien qu’il y a une violence inhérente à toutes les religions. Cela semble en effet une conséquence quasi inévitable de la foi. À l’instar de Socrate l’agnostique sait qu’il ne sait pas : il ne cherchera pas à imposer des certitudes qu’il n’a pas. Par contre le vrai croyant, persuadé qu’il détient la vérité, estime qu’il n’a pas le droit de laisser les hérétiques dans l’erreur (surtout si sa religion l’incite à se faire missionnaire). Les tièdes se contentent de s’occuper de leurs affaires mais les fanatiques vont jusqu’au bout de leur conviction. Quand on essaye de comprendre l’attitude des inquisiteurs du Moyen Âge qui envoyaient (froidement, on ne sait) des dizaines, parfois des centaines d’hérétiques au bûcher, il faut supposer qu’ils prenaient totalement au sérieux la parole de l’Évangile : puisque les hérétiques étaient condamnés à finir en enfer, ils pouvaient rôtir tout de suite sur le bûcher, supplice auquel ils étaient de toute façon condamnés.
Les chrétiens d’aujourd’hui comme les musulmans « modernistes » font partie des tièdes. Ils n’iront pas mourir pour leur foi. Ils ont été contaminés par l’environnement matérialiste dans lequel ils baignent. Ils sont effectivement pacifiques. Pour un certain nombre de raison que les sociologues nous expliquent, cette contamination ne touche pas tous les fidèles de l’islam. D’où les guerres intestines entre sunnites et chiites et d’où les attentats comme ceux qui ont frappé récemment les journalistes de Charlie Hebdo, des juifs de France, des policiers et quelques victimes collatérales.
Qu’ils et qu’elles reposent en paix.
- Voir là-dessus par exemple les analyses de Louis Dumont. Confrontés au risque pour une société sans dieu de sombrer dans l’anarchie, certains en viennent à proposer le retour à une éducation religieuse pour tous. Ainsi Thierry Michalon dans « Une société peut-elle vivre sans l’idée de Dieu ? », à paraître in Faberon, Florence (dir.), Liberté religieuse et cohésion sociale – La diversité française, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2015.
- Je conviendrai sans peine que la paix publique est un grand bien ; mais je ne veux pas oublier cependant que c’est à travers le bon ordre que tous les peuples sont arrivés à la tyrannie. (Tocqueville, ibid.)
- Faut-il rappeler ici que les colonisateurs, persuadés de la supériorité de leur civilisation, étaient accompagnés par des missionnaires persuadés quant à eux de la supériorité de leur foi ?
- Voir son livre Capitalisme, désir et servitude.
- Rappelons que ce texte est écrit dans la foulée de l’assassinat des journalistes de Charlie Hebdo et ceux du Supermarché Kasher, les 7 et 8 janvier 2015.