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Chroniques martiennes (9)

Concurrencer

Si la Rancie, je l’ai dit, a jadis dominé sa planète, elle n’est plus désormais qu’une puissance moyenne. Cela a incité ses empereurs, au cours des dernières décennies, à multiplier les alliances avec ses voisins. Les liens devenant de plus en plus étroits, tous ces pays décidèrent qu’ils formeraient désormais une union, appelée Europ, du nom du continent où ils se situent. Lorsqu’on m’apprit cela, je fus fort surpris. Pour moi, une union signifie que plusieurs unités auparavant disjointes n’en font plus qu’une. Dès lors je ne comprenais pas comment la Rancie pouvait encore avoir son propre empereur. Une fois de plus, je raisonnais bien à tort. Je savais pourtant que je devais m’attendre, de la part des Rancis, à des décisions tout sauf raisonnables. Je mis du temps à démêler les mystères de leur union, mais je crois désormais pouvoir en rendre compte assez exactement.

Je crus d’abord que l’Europ n’était qu’un de ces leurres que l’on jette aux Martiens trop crédules pour leur faire croire qu’on poursuit un grand dessein, qu’il s’agissait d’une simple ligue au lieu d’une union. De fait, chaque pays de l’Europ conserve un gouvernement avec toute sa pompe : palais aux lambris dorés, garde d’honneur, carrosses ministériels, serviteurs en habit d’apparat, etc. En outre, comme chaque pays prétend continuer à se gouverner en toute indépendance, les décisions importantes doivent être prises à l’unanimité, ce qui signifie concrètement l’impossibilité de prendre aucune grande décision, chaque pays raisonnant suivant ses propres intérêts et non ceux de la ligue. Les pays membres de l’Europ demeurent libres de leur politique étrangère, et donc d’engager leur armée dans les aventures guerrières de leur choix, pourvu qu’elles ne soient pas dirigées contre un autre membre. Tous ces pays ont gardé leur corps de diplomates, luxueusement traités dans toutes les capitales de la planète. Car les nations martiennes voient dans la magnificence des édifices, nommés ambassades, où ils logent leurs diplomates, un signe de leur puissance. Aussi la profession d’ambassadeur est-elle l’une des plus recherchée par les Martiens, d’autant que, avec les modernes moyens de communication, les ambassadeurs se trouvent écartés des négociations un tant soit peu importantes, qui sont traitées directement de gouvernement à gouvernement. C’est pourquoi l’on ne s’étonne plus de voir bombardé dans telle ou telle de ces sinécures prestigieuses un simple favori du prince, sans la moindre qualification pour la diplomatie.

Mais, comme vous le savez désormais, sur Mars tout est plus compliqué que sur Terre. Bien que l’Europ, sans armée ni gouvernement, n’ait pas d’existence véritable sur le plan politique, il s’est vu conférer certaines responsabilités majeures dans le domaine économique. On aboutit ainsi à des absurdités : les gouvernements nationaux demeurent seuls responsables de la croissance et de l’emploi dans leur pays alors qu’ils ont perdu la maîtrise de la monnaie et des échanges internationaux, désormais du ressort de l’Europ. Or, comme mon économiste martien me l’a expliqué, ce sont là des instruments indispensables si l’on veut réduire le chômage, par exemple.

Les questions économiques sont ennuyeuses, surtout pour nous qui les avons résolues depuis longtemps. Le cas martien m’a néanmoins intéressé, car il m’a fait mesurer combien les faiblesses dans ce domaine peuvent prendre des proportions dramatiques, pour peu qu’on ne leur apporte pas les soins appropriés. J’ai parlé avec quelque légèreté jusqu’ici des faux chômeurs, ces travailleurs qui pratiquent en toute impunité l’escroquerie à l’assurance. Je dois maintenant brosser un tableau plus sombre du chômage, véritable fléau de la planète Mars. Pour me limiter à la Rancie, le seul pays que j’ai visité – mais l’on m’a assuré qu’il n’est pas le moins bien loti – plus d’un travailleur sur dix est sans emploi. Je ne peux pas être plus précis, car les Martiens ne s’accordent pas concernant la mesure de leur chômage. Néanmoins l’on conviendra avec moi que le chiffre que j’ai retenu est suffisamment impressionnant. L’emploi n’est-il pas chez nous un droit imprescriptible ? Comment prétendrait-on à une vie digne si l’on n’était pas assuré de pouvoir la gagner grâce à son travail ? Eh bien, sur la planète Mars, ce droit élémentaire n’est pas reconnu. Lorsque je m’y trouvais, on parlait beaucoup des suicides qui se multipliaient à ce moment-là, dans les pays les plus pauvres, parmi les jeunes Martiens incapables d’obtenir un emploi. La Rancie, pour sa part, compte parmi les pays riches, il est donc rare qu’on y arrive à une telle extrémité : les Rancis qui perdent leur emploi bénéficient d’une assurance, comme on l’a déjà vu, et, lorsque leur droit à l’assurance se trouve épuisé, ils reçoivent d’autres secours publics qui les empêchent au moins de mourir de faim. Quant aux jeunes Rancis qui n’ont jamais travaillé, ils bénéficient eux aussi de la charité publique, par exemple sous la forme des bourses universitaires distribuées sans aucun contrôle d’aptitude.

Malgré tous ces palliatifs, on ne saurait nier que le chômage soit un fléau, y compris en Rancie. J’ai été surpris, en écoutant mon économiste, d’apprendre que l’empire avait connu pendant longtemps le plein-emploi. Cette période reste marquée dans leur histoire comme la « Glorieuse Époque », ce par quoi il faut plutôt entendre le temps de la prospérité. J’appris ainsi que la gloire ne signifiait pas uniquement, pour les Martiens, les hauts faits militaires, les guerres de conquête, l’héroïsme des combattants.

Cette question de vocabulaire importe peu, je le reconnais. J’étais plutôt désireux de comprendre pourquoi la Rancie ne se trouvait plus dans cette situation « glorieuse ». Pourquoi ne pas recourir encore aux moyens qui ont déjà fait la preuve de leur efficacité ? Je vis comme un léger sourire se dessiner sur le visage de mon interlocuteur lorsque je l’interrogeais là-dessus. Pour la première fois, il m’avait invité chez lui. Nous étions tous les deux confortablement installés dans des fauteuils recouverts en peau de bête. Il habite à quelques kilomètres du centre de Sipar, dans une coquette maison du type appelé « pavillon ». On s’y rend en empruntant un train de voitures sur rail, dont le trajet est souterrain dans sa plus grande partie. C’est assez commode, comme je l’ai déjà signalé, lorsque tout fonctionne sans encombre et si l’on n’est pas forcé de voyager en même temps que toutes les créatures qui partent à leur travail au lever du jour, ou en reviennent à la nuit tombée.

Le sourire de l’économiste ne parvenait pas à dissimuler sa tristesse. Même moi j’étais capable de le percevoir.

« Hélas, me dit-il, la mode a changé. »

« La mode ? Est-ce à dire que le bonheur de vos concitoyens, leur prospérité, la ‘gloire’ de votre économie, dépendent des caprices de la mode ? » Je n’en revenais pas. Mon interlocuteur sentit qu’il devait se faire plus explicite.

« Il me faut résumer, même très rapidement, l’histoire de notre planète. Pendant des millénaires et des millénaires les Martiens étaient tous des paysans. Ils cultivaient péniblement de quoi subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs enfants ; les échanges entre eux étaient très limités. Ils subissaient les caprices du climat. Si ce dernier était propice, la récolte était bonne, on était heureux. S’il faisait trop froid, ou s’il ne pleuvait pas assez, la récolte était insuffisante et les gens souffraient. Puis sont venus des progrès dans l’agriculture, les famines ont disparu (sauf dans les coins les plus rétrogrades de la planète) et le nombre de paysans nécessaire pour nourrir toute la population n’a cessé de diminuer. Beaucoup de Martiens ont alors abandonné l’agriculture et sont partis vers les villes où, justement, l’industrie naissante avait besoin de bras. A partir de ce moment-là, notre niveau de vie n’a cessé d’augmenter. L’industrie, favorisée par de nombreuses innovations, fournissait une quantité toujours plus abondante de biens aux consommateurs. Cependant la marche du progrès était loin d’être harmonieuse. A intervalles plus ou moins réguliers, survenaient des crises de surproduction. Faute de pouvoir vendre toutes leurs marchandises, de nombreuses entreprises étaient contraintes à la faillite, et beaucoup d’ouvriers se retrouvaient au chômage. On finit par comprendre que, tant qu’on laisserait l’économie se diriger seule, les crises seraient inévitables. C’est alors qu’apparut le plus grand des économistes, celui qui est mon maître, le fameux Keyn. Il découvrit à la fois le mécanisme des crises et le moyen d’y mettre fin. Comme ses explications arrivèrent lors d’une crise particulièrement profonde et durable, elles furent écoutées et c’est ainsi que nous sommes rentrés dans la Glorieuse Époque. »

A ce point, comme je commençais à trouver ses explications un peu longues, et craignait qu’il ne se lançât dans un panégyrique de son maître, j’osais l’interrompre :

« Mais comment en êtes-vous sortis ? », demandai-je.

« Eh bien, comme je vous le disais, la mode a changé. Le contrôle des États sur l’économie, ce que nous appelons l’interventionnisme économique, est passé de mode. On s’est habitué à la prospérité. Dès qu’une difficulté survenait, on cherchait un bouc-émissaire et comme les gouvernements se réclamaient de Keyn, au lieu de se demander si l’on avait suffisamment bien compris son message, on se mit à le décrier.  Aussitôt, de soi-disant économistes, qui n’étaient en fait que des idéologues, se sont répandus partout pour défendre les vertus du laisser-faire. Comme si l’on ne savait pas déjà, d’expérience, à quoi conduirait l’absence de contrôle ! Hélas, les Martiens ont la mémoire courte et ces soi-disant économistes, les ‘néolibs’ étaient de beaux-parleurs. Surtout, ils avaient un discours qui ne pouvait que plaire aux patrons. Selon les néolibs, les travailleurs étaient responsables de toutes les difficultés : ils coûtaient trop cher, ils étaient trop protégés, si bien que les entreprises étaient obligées de garder leurs employés même lorsqu’elles n’en avaient plus besoin, etc. Les néolibs, appuyés par les patrons, finirent par convaincre les gouvernements que la bonne santé de l’économie exigeait l’adoption du programme de laisser-faire. Nous en sommes là aujourd’hui. »

« Vous voulez dire que vous êtes revenus à l’époque d’avant votre Keyn, que vous acceptez que votre économie connaisse des crises ? »

« Oui, c’est ce que je veux dire. Incroyable n’est-ce pas ? » Il s’interrompit pour hocher la tête, avec une expression pensive, puis reprit le fil de son discours. « Avec une différence par rapport aux crises d’antan. Comme il reste certains amortisseurs hérités de la période interventionniste (l’assurance chômage, par exemple), les crises actuelles ont des conséquences sociales moins dramatiques. Cependant même ces amortisseurs sont remis en cause aujourd’hui. Le remboursement des soins en cas de maladie, les indemnités versées aux chômeurs, tout cela a tendance à se réduire. »

« Et quelle est la responsabilité de l’Europ dans tout cela ? » Mon économiste était parti de là ; nous nous en étions, me semblait-il, fort éloignés.

« Vous avez raison de me ramener à l’Europ, car il a joué un rôle essentiel dans notre décadence économique. Cela est d’autant plus choquant que l’Europ s’est construit autour d’un projet uniquement économique. L’idée de départ était et demeure très bonne : supprimer les obstacles à la constitution d’un grand marché intérieur, c’est-à-dire, d’une part, les frontières douanières entre les pays membres et, d’autre part, les taux de change entre leurs monnaies. Car on peut entraver les mouvements internationaux de marchandises aussi bien en augmentant les tarifs douaniers qu’en provoquant une dévaluation de sa monnaie. Ainsi le marché unique et la monnaie unique sont-ils les deux piliers de l’Europ économique. Les avantages d’un grand marché entre des pays suffisamment homogènes ne sont contestés par aucun économiste. Par contre, s’ils ne le sont pas suffisamment, des déséquilibres surviennent immanquablement, c’est-à-dire que certains pays s’enrichissent au détriment des autres. Hélas, les technocrates qui sont à la tête de l’Europ sont tellement contaminés par l’idéologie du laisser-faire qu’ils ont cru qu’il suffisait de supprimer les frontières et de réaliser l’union monétaire ! Ils ont laissé entrer dans l’Europ de plus en plus de pays, sans se soucier de préserver l’homogénéité de l’union, et ils ont refusé de prendre les mesures nécessaires pour que la concurrence entre les pays membres demeure socialement acceptable. Il serait indispensable par exemple que la politique sociale (qui régit les assurances dont nous avons parlé) et la politique fiscale soient unifiées. Or, aussi bizarre que cela risque de vous paraître, cela n’est absolument pas le cas. Alors, évidemment, les capitaux se déplacent vers les pays où les cotisations sociales et les impôts sont les plus faibles, avec un résultat dévastateur pour les autres pays. Pour que leurs entreprises demeurent compétitives, ils sont obligés de réduire eux aussi les cotisations sociales (qui constituent la part indirecte des revenus des travailleurs) et les impôts (donc les ressources de l’État, qui est contraint de s’endetter davantage – la compression des dépenses trouvant rapidement sa limite). »

Il s’interrompit. Il prit le godet dans lequel il restait un peu de cet alcol martien auquel on s’habitue facilement. Depuis mon premier voyage dans le gros oiseau mécanique, ma connaissance de l’alcol s’était affinée. Il y en a de plusieurs sortes, avec des saveurs différentes, et, consommé avec modération, il n’a pas toujours l’effet soporifique que j’avais d’abord cru, en tout cas pas immédiatement. J’avais moi-même déjà vidé mon godet. L’économiste en fit autant du sien avant de poursuivre.

« Les inconvénients de l’Europ tel qu’on a voulu le construire ne s’arrêtent malheureusement pas là… » Il s’interrompit à nouveau ; il paraissait déprimé ; enfin il se reprit. « Je suis triste, chaque fois que je réfléchis à l’Europ. J’ai milité dans ma jeunesse pour qu’il se fasse. Pour les gens de ma génération, ça allait de soi que le temps des États-nations était terminé, que trop de guerres fratricides avaient ravagé notre continent, et que de toutes façons chacun d’entre nos États était trop petit, une fois privé de son empire, pour faire face à la concurrence des géants de la planète. Nous ne nous l’avouions pas tous, car cela ne paraissait guère convenable, mais nous rêvions tous d’un Europ puissant et prospère. Malheureusement, la création de ce que nous appelons à tort ‘l’union’ a coïncidé avec l’apparition et la victoire de l’idéologie néolib. Et, deuxième malheur, les pays membres ont transféré à l’Europ les deux instruments – la monnaie et la politique commerciale – qui seraient efficaces pour défendre son économie contre la concurrence souvent déloyale des autres continents… à condition qu’on veuille bien les utiliser. Mais avec les néolibs qui ne songent qu’à ouvrir les frontières, toutes les barrières qui nous protégeaient de la concurrence des pays non membres de l’Europ ont disparu. Quant à la banque centrale de l’Europ, ses responsables n’ont qu’une idée en tête : maintenir des prix stables (ce qui est une autre antienne des néolibs) ; dès lors, ils sont très satisfaits de voir notre monnaie s’apprécier par rapport aux autres, puisque, en réduisant le prix de nos importations, cela ralentit automatiquement la hausse des prix chez nous. Et pendant ce temps nos principaux concurrents protègent leurs productions nationales autant qu’ils le veulent, y compris en laissant leur monnaie se déprécier. »

L’économiste s’interrompit une nouvelle fois. Il avait l’air de plus en plus découragé. Il  tendit une main vers la bouteille d’alcol, remplit nos godets, but une gorgée, fit claquer sa langue dans sa bouche. Il semblait soudain aller un peu mieux, suffisamment en tout cas pour reprendre son discours.

« Les économistes sont en général partisans de la concurrence. Nous avons des théories qui démontrent qu’elle doit être bénéfique à toutes les parties. Néanmoins ces théories, quand on les approfondit un peu, sont subtiles. Elles montrent que la concurrence n’est avantageuse pour tous que si certaines conditions sont remplies. Or il se trouve que les industries de certains de nos partenaires commerciaux extérieurs à l’union bénéficient d’une main d’œuvre courageuse, compétente et bien moins coûteuse que la nôtre. Nos industries sont donc de moins en moins capables de faire face à la concurrence de ces pays, qui prennent soin par ailleurs de garder une monnaie sous-évaluée afin de préserver leur avantage compétitif. A terme, nos usines sont vouées à disparaître et l’Europ n’aura pas d’autres richesses à exploiter qu’un climat favorable à l’agriculture et un patrimoine historique qui attire les touristes de la planète entière. En attendant, nous voyons nos entreprises industrielles fermer les unes après les autres, ou plutôt, bien souvent, se déplacer vers les pays à bas coûts. Un pays comme la Rancie, qui compte parmi les plus riches d’Europ, ressent doublement ce phénomène, puisque ses industries sont concurrencées à la fois par les pays moins avancés en Europ et par ceux des autres continents. Tout cela contribue à notre régression sociale. »

Depuis que mon économiste avait commencé à dévider le fil de ses explications, je ne pouvais m’empêcher de me demander pourquoi diable les Rancis acceptaient une telle situation. Voyant que mon hôte s’était de nouveau interrompu, je le remerciais pour tout ce qu’il venait de m’apprendre, que je n’aurais pu, assurément, découvrir par moi-même, puis, m’excusant de lui présenter une objection que j’avais déjà formulée devant lui à propos de l’immigration, je soutins qu’il me paraissait impossible que des êtres raisonnables se comportassent autant contre leurs intérêts. A vrai dire, pour moi, il était acquis que les Martiens n’étaient point des êtres raisonnables, mais je ne pouvais décemment le dire à mon hôte, et j’étais d’ailleurs curieux d’entendre sa réponse. Il eut un soupir, puis s’accorda une nouvelle gorgée d’alcol avant de reprendre la parole.

« Je vous ai déjà dit que mes concitoyens sont des êtres trop facilement crédules. Le fait est que beaucoup d’entre eux ont avalé au départ le prêchi-prêcha néolib sans réfléchir. D’autres poussaient à la roue : les capitalistes ont tout de suite compris que les néolibs servaient leurs intérêts. La logique du laisser-faire est imparable, en effet. Ecoutez plutôt. D’un côté les marchandises en provenance des pays nouvellement industrialisés, à faible coût de main d’œuvre, entrent librement en Europ. D’un autre côté les capitaux quittent librement l’Europ. Les capitalistes vont donc produire les marchandises là où c’est le plus rentable pour eux, quitte à fermer les usines dans les vieux pays industriels comme la Rancie. Ce faisant, ils font d’une pierre deux coups. Je veux dire qu’ils se donnent les moyens de gagner sur les deux tableaux. Dans les pays neufs, en exploitant une main d’œuvre bon marché. Dans les pays avancés, en faisant le chantage à la délocalisation : nos ouvriers sont contraints d’accepter des conditions de travail de plus en plus dures et des salaires en baisse (surtout si on compte les salaires indirects, retraites et remboursements des assurances maladie ou chômage), faute de quoi ils savent que leur patron n’hésitera pas à fermer l’entreprise. Les ouvriers ont bien compris, aujourd’hui, qu’ils sont les victimes de l’idéologie néolib. Mais, en raison du chantage qu’ils subissent, ils n’ont tout simplement pas les moyens de la combattre. »

Le pessimisme de mon économiste était contagieux. J’étais attristé moi aussi. Oubliant mon statut d’extramartien, je cherchais une issue, comme si j’avais été concerné. Je hasardai une suggestion.

« N’est-ce pas l’occasion de faire une révolution ? C’est ce qui se produirait sans nul doute chez moi, sur Terre. »

« Ah oui ? » Mon hôte semblait dubitatif. « Sur Mars nous connaissons aussi des révolutions, mais elles apparaissent seulement chez les peuples soumis à des régimes autoritaires qui briment toutes leurs libertés. Contre les capitalistes, nous n’en avons pas encore vu. Il faut comprendre que dans un pays comme la Rancie, chacun est réputé responsable de lui-même et libre de faire ce qu’il veut, pas uniquement les capitalistes. Dès lors beaucoup de malheureux sont tentés de s’accuser eux-mêmes, ou d’incriminer le mauvais sort. Et puis, s’il fallait renverser notre système économique, par quoi le remplacerait-on ? Il y a eu dans l’histoire de la planète des pays qui ont essayé de bâtir un système non capitaliste. Ils ont tous lamentablement échoué. Non, la solution n’est pas dans la révolution. »

Naturellement, je m’empressais de lui demander où elle se trouvait, alors. Il me répondit immédiatement. On sentait qu’il y avait déjà mûrement réfléchi.

« La solution est connue. Il suffit de revenir au système qui a fait ses preuves pendant la GlorieuseÉpoque. Il n’est pas nécessaire de pendre tous les capitalistes, par contre il est indispensable de leur réapprendre à refreiner leur appétit de profit. Il faut absolument revenir à une société moins inégalitaire, où les riches payeront de nouveau des impôts. Il faut recommencer à produire certains biens de consommation au lieu de les importer, quitte à les payer plus cher. Il faut que l’Europ cesse d’être un marché complètement ouvert, qu’il taxe les produits étrangers dont le bas prix s’explique uniquement par l’exploitation éhontée de la main d’œuvre ou une politique délibérée de sous-évaluation monétaire. En d’autres termes, il faut que l’Europ abandonne sa politique néolib qui ne sert que les intérêts des capitalistes. S’il s’y refuse, je préconise dans un premier temps que la Rancierécupère son autonomie monétaire, afin de pouvoir manipuler son taux de change, comme le font ses concurrents les plus dangereux. Sans quitter le marché unique pour autant, car il ne servirait à rien quela Rancie se lance toute seule dans une augmentation des droits de douane qui entrainerait immédiatement des représailles. Je suis conscient que ma solution coûtera cher à tous les Rancis, enfin à tous ceux qui profitent du système actuel, mais le retour au plein emploi est à ce prix. Je m’efforce pour ma part de montrer à mes concitoyens que le chômage n’est pas une fatalité, sans leur cacher pour autant que la solidarité a un prix. »

Je n’en avais pas fini avec mon économiste, mais comme il se faisait tard, je pris congé de lui non sans avoir obtenu un nouveau rendez-vous pour le lendemain.

(À suivre)