Chroniques Créations Critiques

L’art de la Gastronomie : de Brillat-Savarin à Dodin Bouffant en passant par Carême

 

La gastronomie mérite bien d’être considérée comme un art, notamment la gastronomie française.

L’actualité vient opportunément nous rappeler les valeurs que véhicule la cuisine de qualité, à une époque ravagée par la mal bouffe et les chantres de la décroissance.

C’est l’un des plaisirs essentiels de la vie.

La France a toujours été un exemple de création culinaire, et ses grands chefs en ont écrit l’histoire.

Tout le monde a entendu parler de Vatel, grand organisateur des festins de Fouquet, du Grand Condé et de son suicide, de Carême, qui, avec Talleyrand, inventa la gastronomie diplomatique et d’Escoffier, imaginant l’organisation moderne en brigades de la restauration de luxe.

N’oublions pas les grands gastronomes comme Brillat-Savarin, qui, dans sa « Physiologie du goût », évoque les plaisirs de la table avec toute la rigueur scientifique d’un haut magistrat.

La littérature culinaire possède ainsi ses lettres de noblesse, avec des œuvres aussi fortes que le Gargantua de Rabelais, repris par Mathieu Enard dans son roman « Le banquet annuel de la confrérie des fossoyeurs » Actes Sud 2020.

LA PASSION DE DODIN BOUFFANT

Un film récent est venu illustrer cet art en décrivant par l’image le travail d’un grand cuisinier devant ses fourneaux : « La passion de Dodin Bouffant ».

Inspiré d’un roman de Marcel Rouff, mis en scène par Tran Han Hung, ce film raconte l’histoire d’un passionné de cuisine, Dodin Bouffant (Benoît Magimel) et d’Eugénie (Juliette Binoche), sa cuisinière qui l’accompagne depuis 20 ans.

Sous la supervision de Pierre Gagnaire, c’est un vrai documentaire sur la cuisine pratiquée au milieu du 19ème siècle dans la bourgeoisie provinciale aisée.

Mieux vaut arriver à la séance le ventre plein ! Le cinéaste arrive à vous faire apprécier tous les plats présentés, avec une telle capacité de conviction que l’on se prend à ressentir le goût des aliments et des boissons !

Quand Dodin offre à sa compagne un verre d’un champagne qui a passé plusieurs décennies sous la mer dans une épave, la description est tellement bien faite que l’on sent réellement les bulles pétiller dans sa bouche et la saveur spéciale du breuvage !

Idem pour les sauces dont l’apprentie cuisinière sait si bien analyser la composition, on en a le goût en bouche. Et quand Dodin sert des repas à huit services, on frôle l’indigestion !

Ce film est une œuvre sur la cuisine française, considérée comme un art.

Même si Dodin Bouffant n’est qu’un héros de roman, son personnage transmet au spectateur la beauté et les valeurs de la cuisine traditionnelle, à commencer par l’amour des produits, dont la sélection conditionne la qualité des plats. Il faut suivre Eugénie (Juliette Binoche), choisir dans son potager les meilleurs légumes et cueillir les fruits les plus beaux.

Ce film aurait pu s’appeler « l’Eau à la bouche », si ce titre n’avait déjà été pris.

Et après avoir assisté en détail à la préparation et à la cuisson des plats, on passe à table et quelques amis connaisseurs, notables et experts en gastronomie, se livrent à la dégustation des plats, dans un grand silence, entrecoupé par quelque interjection laudative.

La scène du repas avec les ortolans, où les convives mangent le plat la tête et les assiettes recouvertes d’une grande serviette, comme les membres d’une secte, pour mieux ressentir les effluves du volatile, touche au grand art. Et quand ils retirent le voile, on découvre des assiettes entièrement vides, sans le moindre reliquat.

Voici comment Brillat-Savarin présente la dégustation d’un ortolan, dans sa Physiologie du goût, Chapitre V, du Gibier, 39 :

« Prenez par le bec un petit oiseau bien gras, saupoudrez-le d’un peu de sel, ôtez-en le gésier, enfoncez-le adroitement dans votre bouche, mordez et tranchez tout près de vos doigts et mâchez vivement : il en résulte un suc assez abondant pour envelopper tout l’organe et vous goûterez un plaisir inconnu au vulgaire. »

C’est aussi une leçon de choses, comme on disait à l’école primaire dans les années cinquante.

La mise en scène est délicate, poétique et minutieuse, les couleurs font la part belle aux clairs-obscurs comme dans la peinture flamande.

Gratifié du prix de la mise en scène au dernier festival de Cannes, ce film a été choisi pour représenter la France aux Oscars 2024.

Quelle belle idée d’avoir choisi une œuvre qui magnifie la cuisine traditionnelle française…et s’inspire des prestations de grands cuisiniers antérieurs, comme Vatel et Carême.

ANTONIN CARÊME

Il naquit dans une famille pauvre en 1784 et selon la légende, reprise dans l’émission historique de Stéphane Bern*, il aurait été abandonné par son père à l’âge de 7 ans, avec un baluchon et 3 pièces de monnaie, soit un destin digne des Misérables de Victor Hugo. Intelligent et débrouillard, il se serait fait engager par un cabaretier en travaillant aux cuisines contre le gîte et le couvert.

Cette version misérabiliste, qu’il aurait lui-même diffusée, sera battue en brèche par d’autres historiens qui démontrent qu’il a toujours gardé des relations avec son père. Disons en synthèse qu’il a été placé par son père en apprentissage comme cuisinier à l’âge de 8 ans. Ce qui est sûr c’est qu’il progresse très vite, améliore la composition et la préparation des plats et conduit la gargote vers le succès.

A 13 ans, il rentre comme apprenti chez le célèbre pâtissier Sylvain Bailly, rue Vivienne près du Palais Royal. Habile commerçant, ce dernier dispose d’une vitrine où il expose ses réalisations et c’est là que Carême va exposer ses créations inventées en s’inspirant des livres qu’il a étudiés à la Bibliothèque nationale.

Il devient célèbre pour ses pièces montées, réalisées en sucre, pâte d’amande et pâtisserie, et plus tard en meringue et en nougat. Il leur donne des formes inspirées de Palladio et Vignole. Chargé de décorer les tables du Premier Consul, il va se retrouver au service de Talleyrand qui lui donnera les clefs des cuisines du château de Valençay en 1803.

C’est là que sera inaugurée la nouvelle cuisine « diplomatique », Valençay ayant été acheté par Talleyrand et financé par Bonaparte dans cet unique but.

En 1814, pendant le Congrès de Paris, suite à l’abdication de Napoléon 1er, Talleyrand logera le Tsar Alexandre 1er de Russie dans sa résidence parisienne, l’hôtel Saint Florentin, et lui fera découvrir le raffinement de la cuisine française sous l’égide du grand chef qu’est devenu Carême. Le tsar, sous le charme, sera favorable au maintien de la France dans ses frontières de 1792.

Et ce principe de gastronomie diplomatique sera réutilisé un an plus tard au congrès de Vienne, avec le succès que l’on sait. Talleyrand allait obtenir des Alliés, grâce aux cuisiniers français, des résultats inespérés.

Devenu une véritable star de l’époque, Carême allait travailler pour le Prince de Galles, à Brighton, où il mettra en place le service simultané des différents plats et services (repas en ambigu), puis pour l’Empereur d’Autriche, François 1er, avant d’être engagé par le banquier James de Rothschild.

Il allègera la cuisine notamment au niveau des sauces, réalisant des plats plus légers. En 1828, il publie « Le cuisinier parisien ou l’art de la cuisine au 19ème siècle ». Il publiera également des livres sur la pâtisserie et divers ouvrages de cuisine.

On lui doit la création de la Toque en 1821 pour distinguer le grand chef des autres cuisiniers. Autre point discuté, il aurait ramené de Russie le service à la russe, qui sert chaque plat dans l’ordre imprimé sur le menu.

Il mourra en 1833 à Paris à l’âge de 49 ans.

JEAN-ANTHELME BRILLAT-SAVARIN

A la même époque un célèbre gastronome publie en 1825 un grand livre qui fera autorité : « La Physiologie du goût ».

Connu aujourd’hui également comme un fromage succulent**, le nom de Brillat-Savarin fut celui d’un haut magistrat humaniste, épicurien et épris de bonne cuisine.

Jean-Anthelme Brillat-Savarin, né le 1er avril 1755 à Belley dans l’Ain et mort le 2 février 1826 à Paris, avocat et magistrat de profession, homme politique, est connu comme gastronome et auteur culinaire français.

Issu d’une famille de la haute bourgeoisie savoyarde, il fit des études de droit, de chimie et de médecine. Polyglotte, parlant cinq langues, il fut aussi un excellent musicien. C’était un homme doté d’une vaste culture.

Avocat, maire du Belley, il est envoyé comme député du Tiers État aux États Généraux et participe en 1789 à la Constituante puis à l’Assemblée nationale.

De retour à Belley, il préside le nouveau tribunal civil de l’Ain.

Girondin, il est destitué en août 1792. Il doit fuir devant les Montagnards et passe à l’étranger. D’abord à Lausanne, puis à Londres où il donnera des leçons de français, avant les États-Unis où il deviendra 1er violon dans l’orchestre du théâtre de New York.

Ayant reçu des assurances, il rentre en France en septembre 1796. Après un passage dans l’Armée du Rhin auprès d’Augereau, il est nommé en 1800 commissaire du Directoire auprès du tribunal de Versailles. La même année, il est nommé conseiller à la Cour de Cassation, poste qu’il occupera jusqu’à sa mort en 1826.

 « C’est au sein de cette assemblée, docte et paisible, ignorant désormais les tempêtes politiques, indifférent aux rumeurs de Paris et aux bruits de la bataille qui secouent toute l’Europe, rêvant, méditant, écrivant, que Brillat-Savarin va devenir le législateur et le poète de la gourmandise.(Wikipedia)

Il reste célibataire, sans être étranger à l’amour, qu’il considère comme le sixième sens : « Le “génésique”, ou “amour physique”, [est le sens] qui entraîne les sexes l’un vers l’autre et dont le but est la reproduction de l’espèce. »

Après avoir publié quelques études, il travaille à la rédaction du livre qui fera sa renommée : la Physiologie du goût. Le livre sort des presses en décembre 1825, mais il est daté de 1826, selon l’usage établi pour les parutions de fin d’année. L’ouvrage est mis en vente au prix de vingt-quatre francs.

 PHYSIOLOGIE DU GOÛT

Editée en 1825, la Physiologie du goût est son œuvre la plus célèbre.  Elle fut publiée sans nom d’auteur et son titre complet est Physiologie du Goût, ou Méditations de Gastronomie Transcendante ; ouvrage théorique, historique et à l’ordre du jour, dédié aux gastronomes parisiens, par un professeur, membre de plusieurs sociétés littéraires et savantes.

Son succès fut immédiat, il fut placé d’entrée au niveau des Maximes de La Rochefoucauld et des Caractères de Labruyère.

« Livre Divin… » écrivit le critique Hoffman.

Il suscite l’enthousiasme d’Honoré de Balzac : « Aucun auteur n’a su donner à la phrase française un relief aussi vigoureux depuis le 16ème siècle ».

Tandis que certains l’encensent, d’autres le jalousent comme Antoine Carême. Il sera plus tard méprisé par Baudelaire. Il est vrai que voulant faire de l’art culinaire une véritable science, les explications peuvent être imprégnées d’un certain pédantisme, qui vient compenser le style général élégant, les nombreuses anecdotes et les pointes d’humour.

Quant au public, il ne s’y est pas trompé, il a gardé toute sa faveur à cet écrivain dont l’expression a tant de saveur et de spontanéité. Les aphorismes, comme les maximes, comme les proverbes, s’appliquent à des réalités qui sont aussi vieilles que l’humanité, ils n’inventent rien, mais condensent en une formule définitive une idée ancienne et acceptée, c’est pourquoi Brillat-Savarin a pris sa place parmi les grands classiques.

La philosophie d’Épicure se retrouve derrière toutes les pages, le plus simple des mets satisfait Brillat-Savarin, tant qu’il est confectionné avec art : « Ceux qui s’indigèrent ou qui s’enivrent ne savent ni boire ni manger. » Ses aphorismes sont devenus célèbres et la lecture, ou la relecture de ce livre procurent un vrai plaisir. « Convier quelqu’un, c’est se charger de son bonheur pendant tout le temps qu’il est sous votre toit » (Brillat-Savarin)

Pour conclure, voici quelques recommandations :

1 – dépêchez vous d’aller voir sur grand écran ce film magnifique « La passion de Dodin Bouffant »

2- offrez-vous ou faites-vous offrir « La Physiologie du Goût » de Brillat-Savarin

3 – et pour couronner le tout dégustez un bon fromage Brillat-Savarin, bien moelleux

 

*Secrets d’Histoire, émission du 13/12/2023

**Le Brillat-Savarin est un fromage à pâte molle et à croûte fleurie dit triple crème. Il est réalisé à partir de lait de vache et nous vient de Bourgogne. On le produit aussi en Normandie, avec 12 jours d’affinage et il affiche un respectable 72% de matière grasse ! Les fromages triple-crème sont en effet des fromages frais particulièrement élevés en matière grasse, comme le mascarpone . C’est ce qui fait que le Brillat Savarin a une pâte particulièrement onctueuse, voire même coulante en certains endroits du fromage ! Si l’on ajoute à cela une croûte fine et duveteuse, d’une belle couleur blanc ivoire… Difficile de résister.

C’est en 1930 que ce fromage triple crème fut baptisé « Brillat-Savarin » en mémoire du célèbre gastronome, par Henri Androuet.