Pratiques Poétiques Tribunes

« Poésie : critiques… ou comptes rendus ? » Un commentaire

Le professeur Giuliani Ladolfi a eu envie de réagir dans sa revue (en italien) Atelier à l’article récent de Michel Herland sur la critique en poésie. On a pu lire par ailleurs sur Mondesfrancophones son article sur quelques principes épistémologiques des études poétiques. On trouvera ci-dessous la traduction de son commentaire. Il s’y montre à nouveau défenseur d’une critique «critique ». MF.

Marco Merlin a dénoncé dès les premiers numéros de la revue Atelier (1996) le silence de la critique, qui, orpheline de l’école formaliste et structuraliste, se montrait incapable d’exprimer des jugements de valeur, face au rouleau-compresseur de groupes éditoriaux en mesure d’agir sur les modes, les prix littéraires autant que sur les orientations des chercheurs. Notre objectif était donc de fonder une pensée esthétique capable d’éclairer le chaos de la critique et de promouvoir des auteurs de valeur, surtout des jeunes, sans aucun acte de soumission aux pouvoirs constitués.

Nous partageons, par conséquent, les réflexions du critique français parce qu’elles concordent totalement avec les nôtres. Pour preuve le travail presque trentenaire par lequel nous avons soumis à révision toute la production poétique du XXe siècle italien ainsi que le travail militant sur la poésie contemporaine, en signalant les œuvres des auteurs italiens et étrangers de valeur, ainsi que celles de jeunes intéressants. Les seuls éléments d’appréciation ont été les principes esthétiques que nous avons affirmés immédiatement, avant de les clarifier, de les approfondir.

Dans le texte présenté ici, Herland parle d’“objectivité”. Le mot ne doit pas tromper et le critique en est pleinement conscient : l’objectivité absolue, comme la vérité, représente une tension inépuisable vers un objectif inaccessible (homines quaerentes). Nous sommes en effet convaincus, comme le dit Anais Nin, que « nous ne voyons pas les choses comme elles sont, nous les voyons comme nous sommes ». Mais cela ne peut et ne doit pas servir d’alibi pour justifier tout type d’évaluation.

La critique littéraire ne peut se limiter à décrire, à promouvoir, à présenter une œuvre de poésie, elle doit l’évaluer et, pour l’évaluer aujourd’hui, on ne peut pas se fier au goût personnel (Comment justifier l’autorité d’un chercheur par rapport à un autre? Existe-t-il des “critères” de distinction dans un secteur autoréférentiel ?) et même au marché (l’audience, les ventes ne sont pas en mesure de garantir la qualité). On doit se référer à un cadre esthétique et poétique clair, qui fixe des “critères” à leur tour évaluables et vérifiables. Je ne parle absolument pas d’axiomes universels et nécessaires, mais d’instruments de travail, d’une plate-forme sur laquelle établir un dialogue et tracer une série de modèles interprétatifs, aptes à construire une “histoire des effets”. Ils seront nécessairement différents, puisque, selon la thèse de Khun, “les paradigmes” sont “incommensurables”; l’important est que celui qui les propose agisse de manière “cohérente”. (Le fait qu’ils soient “incommensurables” ne signifie évidemment pas que tous possèdent la même validité !)

N’oublions pas non plus que l’application de différents instruments permettra d’étendre la compréhension d’un ouvrage. Par conséquent, la tâche du critique consiste à proposer au lecteur des faisceaux d’indications qui élargissent la connaissance d’une œuvre. Le chercheur ne peut prétendre couvrir l’ensemble des possibilités, il s’ingénie seulement à offrir une contribution personnelle.

Peut-on établir une hiérarchie des propositions interprétatives? Oui, à mon avis : l’interprétation qui embrasse un champ de signification plus large et qui répond à un plus grand nombre de questions suscitées par le texte prend plus de valeur. Il ne manque pas de cas où de véritables changements de perspective se sont produits, comme l’interprétation “figurative” d’Eric Auerbach qui a révolutionné les études dantesques.

« La critique et la théorie pourraient à nouveau discuter des hiérarchies et des critères de valeur des œuvres, non pas en opposant banalement vérité et plaisir, militantisme et académie, forme et contenu, interprétation et description, mais en indiquant au lecteur la trame de vérité et de mensonge, de plaisir esthétique et de connaissance, d’innocence et de culpabilité. Critique et théorie qui transparaissent d’autant plus indissolublement qu’elles sont plus dotées de vitalité thématique et de cohérence formelle » (Emanuele Zinato)1.

Consciente, donc, des limites de toute proposition de type esthétique, la revue Atelier s’est proposée comme lieu de dialogue, de confrontation et de débat au moment historique où le triomphe de l’individualisme dans tous les domaines de l’existence humaine sape le concept de liberté. Il est fondamental de remonter aux origines épistémologiques de chaque acte et d’en évaluer les conséquences sur le plan concret et cette pratique ne vaut pas seulement pour la critique littéraire, mais pour tout type d’action, en particulier dans le domaine social. C’est pourquoi, dès le numéro 5 de la revue (dans l’article Filologia, critica e antropologia letteraria, mars 1997, pp. 44-51), les instruments d’évaluation d’une œuvre littéraire ont été clarifiés et situés dans un arc herméneutique.

Quelles sont les conséquences de la liberté de la critique ?

Comme nous l’avons montré dans le numéro 112 de la revue, la liberté de jugement a un prix : celui qui se rebelle contre le pouvoir économique, qui ne saute pas sur le char de la politique, qui refuse de se laisser manipuler, qui défend une critique originale à contre-courant de l’idéologie dominante, celui-là est condamné à l’oubli.

Comment les idées “fortes” et l’exercice d’un travail fondé sur les valeurs de liberté, de professionnalisme, de critique honnête (“objective”) peuvent-ils trouver leur place dans une économie de marché où domine le critère du succès économique ?

Comment une personne qui ne recherche pas d’intérêts ou d’avantages personnels peut-elle être visible ?

Selon Lisa Ginzburg, il est plus simple et plus productif de s’adapter à l’hégémonie culturelle, c’est-à-dire de suivre la pensée “dominante” sans trop se demander à quel point elle correspond vraiment à nos propres convictions. En bref, pour que les critiques retrouvent la fonction d’évaluation et de guide pour le lecteur, il devient indispensable de sortir d’une logique intéressée, d’écouter sa propre voix, ses vraies opinions et de s’affranchir ainsi de toute emprise hégémonique.

1 Emanuele Zinato, «Teoria, critica e senso comune: appunti sul giudizio di valore, Teoria, critica e senso comune: appunti sul giudizio di valore », Incroci, n. 16, luglio-dicembre 2007.