Du monde et de la lecture comme consolation
Si ton corps te fait faux bond, que te voici confinée à la chambre, que tu cherches au creux des oreillers un repos qui ne veut pas se donner, alors, la lecture se fait plus encore qu’à l’habitude ton amie chère, celle qui console, celle qui de son baume panse les plaies et blessures de la vie. Que le livre en cours soit de tonalité rose, grise ou noire n’a d’ailleurs que peu d’importance, ses vertus tiennent à l’histoire contée, aux thèmes abordés, aux héroïnes et héros aussi bien qu’aux anti-héros, réels ou inventés. Mais encore, la force d’un texte tient à la belle qualité d’un style qui, laissant sous-jacents ses procédés, donne à l’écriture une certaine force d’envoûtement. Tant de mots pour définir ce qu’apporte l’acte de lire, ce que le lecteur y cherche et en attend : un loisir, un plaisir, un enrichissement, le rêve et l’évasion, être au monde par procuration, par le truchement des pages ou, à l’inverse, être pour un temps au cœur d’une bulle protectrice, ignorant du monde qui tout autour va, vient et s’agite…
Une partie non négligeable de la littérature d’aujourd’hui aime se tenir au plus près de la vraie vie, elle plonge dans la réalité ses racines, elle fait aussi que chacun pense sa propre existence – comme sa propre petite personne – digne de se tenir au cœur d’un récit, plus ou moins déclaré autobiographique, ou mieux, affublé de ce terme d’auto-fiction, qui me reste quelque peu ambigu.
Mais ne jetons pas ici le bébé avec l’eau du bain : quand elle possède de réelles qualités d’écriture, cette forme littéraire, entre témoignages et récits, a pour vertu de changer sinon le monde, du moins le regard à porter sur le monde. Au premier chef viennent, et cela est bon, nécessaire et vital, tous les livres qui donnent enfin – après tant de décennies où leur bouche fut empêchée, comme bâillonnée par l’hégémonie masculine – la parole aux femmes de ce siècle. Symbolique de cet état des choses est sans doute le Prix Fémina Triste tigre, décerné en 2023 à Neige Sinno, ce récit à cœur ouvert qui analyse les mécanismes de la domination et des violences sexuelles, faites à son encontre, comme à l’encontre de tant d’autres femmes, d’autres enfants, filles aussi bien que garçons. Viols, incestes sont souvent des secrets bien gardés au sein de la famille, commis par l’un de ses membres, ou par l’un de ceux qui s’en prétendent amis, père, beau-père, frère, cousin, voisin, petit copain… Nul milieu n’est épargné, et si l’on met au jour nombre de sordides affaires dans l’église catholique, ou dans la caste du cinéma et des arts, si grâce à leur célébrité des actrices et écrivaines peuvent porter la lumière sur ces tragédies trop longtemps par force, déni ou honte, enfouies dans les mémoires, il est sans nul doute chez les gens ordinaires de semblables drames, qui brisent des vies et restent tapis dans l’ombre. En aval de l’actuelle vague de révélations, on se souviendra de Point de côté, roman inspiré de son vécu, dans lequel Judith Godrèche disait déjà, sans être alors vraiment entendue, sa relation toxique avec le réalisateur Benoît Jacquot qu’aujourd’hui elle accuse ouvertement, l’image de son documentaire venant relayer la confession écrite. On se souviendra de Christine Angot, sottement moquée à l’époque sur le plateau dégoulinant de bêtise de Thierry Ardisson, et qui très tôt explora le motif incestueux, thème récurrent de son œuvre – plus particulièrement dans L’inceste et Une semaine de vacances. Une liste exhaustive serait ici trop longue, évoquons pour finir Camille Kouchner et les débauches de sa FamiliaGrande, Camille Lelouche et les violences conjugales subies dans Tout dire, d’Andréa Bescond Les chatouilles ou la danse de la colère… Mais des écrivains aussi nous alertent avec talent, Eric Reinhardt scrutant le phénomène de l’emprise dans L’amour et les forêts, Édouard Louis venant, dans Monique, au secours de sa mère qui enfin se libère du carcan dans lequel l’enfermaient un mari puis un amant par trop indignes. Et pour clore ce chapitre, n’omettons pas de rappeler qu’il fut un temps où le pouvoir masculin et sociétal contraignait les femmes à des avortements illégaux – que trop souvent elles payaient de leur vie –, ainsi qu’Annie Ernaux nous le confie dans L’Événement.
Les relations inter-familiales sont un autre pan de la littérature également fort développé et prisé ces dernières décennies. Que l’on cherche, ainsi que Sorj Chalandon, à définir l’identité d’un père – dans Enfant de Salaud ou Profession du Père. Que l’on explore les relations, affectueuses et complices telle Amélie Nothomb dans Le livre des sœurs, ou au contraire conflictuelles, au sein de la fratrie. Que frère et sœur s’unissent dans La vraie vie, d’Aline Dieudonné, pour affronter les silences de la mère, mais aussi les colères et les coups du père. Que la famille se voie confrontée aux drames intimes, ainsi des parents face à leur fils, qui a violé, et qu’il faut défendre, dans Les choses humaines de Karine Tuil. Ou qu’elle doive s’unir face aux éléments déchaînés, faire des choix impossibles et connaître la résilience, dans Après la vague, de Sandrine Collette.
La littérature, pour aussi dessiner la société au sein de laquelle nous sommes immergés, peindre la jeunesse désœuvrée, à la recherche d’elle-même et d’un sens à donner à la vie, dans les étés monotones d’une Lorraine qui doucement s’endormait à l’ombre des hauts-fourneaux. Puis dire dans Connemara le couple et ses errances et ses amours incertaines, le travail moderne entre PowerPoint et open space… Et, si l’on se retourne vers son passé, l’impression de gâchis en dépit de l’apparente réussite professionnelle, familiale et sociale. Qui mieux qu’un Nicolas Matthieu pour écrire nos modernes espoirs et nos désenchantements ?
Impossible encore de ne pas évoquer ces ouvrages qui nous parlent des amours différentes, homosexuelles et lesbiennes, les très célèbres romans de Virginie Despentes, le récent Ce que je sais de toi d’Éric Chacour par exemple. Impossible enfin de laisser dans l’ombre ces récits d’exil, et d’émigration clandestine, aux fins trop souvent tragiques, à cette “mare nostrum” devenue tombeau, à ce magistral et bouleversant Mur Méditerranée de Louis-Philippe d’Alembert.
Nombre de ces œuvres, confessions, dénonciations, saines révélations, se voient adaptées au grand écran, prenant le relais de la littérature pour exposer à la clarté du jour ce que trop longtemps on a dissimulé sous le complice manteau du mensonge. Et je ne parle ici que de quelques livres édités en français. On pourrait, puisant aussi en d’autres littératures, multiplier à l’infini les exemples !