Tribunes

La crise de la conscience européenne

Ce titre d’un livre fameux de Paul Hazard (1935) aurait pu être repris pour le numéro (1) que la revue Esprit vient de consacrer à l’état de l’Union européenne, tant il paraît encore d’actualité. Une actualité revivifiée deux mois avant des élections qui redéfiniront les rapports de force au sein du Parlement Européen. Le constat est évidemment celui de la montée des « populismes » – celui orienté à l’extrême droite – partout en Europe. Qui dit populisme dit peuple, dénoncer le populisme est donc aussi vain que d’accuser le malade de sa maladie. Ce qui importe c’est de comprendre les causes du phénomène pour qui veut le combattre.

Mais d’abord, de quoi s’agit-il ? Reprenons ce passage de l’article de Paul Magnette dans Esprit :

« Au mitan des années 2010, écrit Chloé Ridel (2), s’est produit un ‘grand détournement’. Alors que les forces politiques pro-européennes étaient incapables de donner un second souffle à leur idéal, ‘l’idée européenne des droites identitaires a su proposer un objectif existentiel : la préservation de la civilisation européenne, blanche et chrétienne. Elle a exprimé une doctrine institutionnelle : le pouvoir aux États-nation, avec une coordination minimale à Bruxelles. Elle a enfin porté un programme : l’immigration zéro, la restriction de l’État de droit, la protection de la famille ‘traditionnelle’’ ».

Le succès des partis d’extrême droite n’est évidemment pas sans cause. Ils recrutent principalement parmi les personnes qui ne se reconnaissent pas dans la société telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, qui ne sont pas nécessairement en accord sur tout le programme que l’on vient de résumer mais qui désespèrent depuis longtemps des partis traditionnels. D’autres ont dénoncé à juste titre la fracture entre les « bobos », les « bourgeois-bohèmes » qui profitent à un titre ou à un autre ou au moins s’accommodent de la mondialisation, et le reste de la population accrochée à son lieu et à son emploi (si les délocalisations, la désindustrialisation ne l’en ont pas déjà privé).

Ajoutons qu’un programme populiste est nécessairement protectionniste, le but étant de se mettre autant à l’abri des migrants (qui prennent les emplois des locaux tout en sapant la culture « indigène ») que des produits étrangers (qui ruinent les productions locales). Que ces deux affirmations puissent être contestées, en tout cas nuancées, est une chose ; elles ont pour elles la force du bon sens, d’où leur impact.

On a facilement tendance à opposer l’idéologie véhiculée par l’UE à celle de l’extrême droite. L’Europe défend le libre-échange, l’ouverture des frontières, un respect sourcilleux de droits de l’homme, des valeurs qu’elle considère comme devant être universelles. L’Union, en ce sens, défend un projet « cosmopolite » (3). Une telle liaison n’a cependant rien de fatal ; pour de nombreux « pères fondateurs », en particulier ceux qui se rattachaient au centre droit, comme Konrad Adenauer, Alcide de Gasperi et Robert Schuman, « il était évident que le christianisme était au cœur de l’identité européenne » (4). Faut-il rappeler que c’est seulement sur les insistance du président Chirac que la mention des « racines chrétiennes de l’Europe » avait été supprimée du projet de préambule de la Constitution européenne, en 2004. Concernant la porosité de l’UE à un certain « nationalisme européen », le cas de Mme Meloni apparaît exemplaire. Puisque elle ne manifeste pas le même repli sur l’identité nationale (italienne en l’occurrence) que d’autres chefs d’État marqués à l’extrême droite, à l’instar de Viktor Orban, elle est considérée comme persona grata par des membres du Parti Populaire Européen qui seraient d’accord pour l’intégrer dans un alliance des droites travaillant à des solutions européennes aux problèmes comme celui de l’immigration.

Ainsi les partis d’extrême droite qui renoncent à leurs objectifs étroitement nationalistes apparaissent-ils largement compatibles avec l’UE, dans la mesure où ils se posent les mêmes questions que des partis pro-européens patentés, et ceci même s’ils n’apportent pas exactement les mêmes réponses. Contrairement à l’extrême gauche qui ne vise qu’à affaiblir l’Europe, l’extrême droite peut donc être euro-compatible.

Si le risque d’un basculement de régimes encore attachés à la démocratie libérale vers des « démocratures » est réel, celui d’un tournant de l’UE elle-même vers une idéologie d’extrême droite l’est donc tout autant. Selon une expression désormais en vogue – reprise dans la revue par Céline Spector et Paul Magnette – l’UE serait donc dans un « moment machiavélien » (5).

La question devient alors : Que faire ? Dans son article, Céline Spector évoque, pour la réfuter aussitôt, une thèse qui ne saurait plaire aux fédéralistes européens mais qui a au moins le mérite de coller à la réalité du fonctionnement de l’UE. Dans le cadre de conférences en 2021 au Collège de France, le philosophe et conseiller politique Luul van Middelaar analyse la situation européenne en distinguant d’une part, choros et topos, l’espace abstrait et le lieu concret, d’autre part chronos et kairos, le temps chronologique et le moment opportun. Il s’agirait alors selon le résumé de Céline Spector, pour une UE consciente du kairos et lucide sur le topos, « de mieux définir ses intérêts, cerner ses frontières et esquisser les contours de son projet qui ne doit plus être de libéralisation mais de protection ». Dont acte. Analysant ensuite le fonctionnement des institutions lors des dernières années, Luul van Middelaar constate que celles-ci se sont adaptées et sont passées de la « politique de la règle » à la « politique de l’événement », signifiant par là qu’elles ont su, grosso modo, s’adapter aux circonstances. Et puisque c’est le Conseil qui a le dernier mot sur les matières les plus importantes et qu’il a su prendre bon an mal an des solutions dictées par l’urgence, cet auteur propose simplement de renforcer son pouvoir. Mais comment ne pas voir qu’une telle proposition fait bon marché de toutes les décisions tout aussi urgentes qu’il aurait fallu adopter et qui ne l’ont pas été, faute de consensus au sein du Conseil ?

L’UE apparaît loin de citoyens qui, bien souvent, ne se soucient d’elle que lorsqu’elle atteint leurs intérêts immédiats (le « Pacte vert », par exemple). L’élection du Parlement sur des listes nationales n’aide pas à saisir les enjeux proprement européens et les marchandages au sein du Conseil, outre qu’ils ne peuvent que conduire à des solutions sous-optimales, oblitèrent toute idée d’une stratégie pouvant être défendue devant l’opinion. Quant aux querelles de préséance entre Ursula von der Leyen et Charles Michel (voir le « sofagate »!), elles donnent une image plus que déplorable de la gouvernance de l’UE, bien au-delà des seules chancelleries.

Les propositions pour rendre l’UE plus efficace et plus proche des citoyens ne manquent pas. Ainsi Pierre Larutourou, député européen, revient-il dans un article récent (6) sur l’idée d’un référendum pan-européen lancée il y a quelques années par Jürgen Habermas (7). Ce dernier posait un certain nombre de conditions concernant « l’espace public européen » qui ne semblent pas dirimantes. Par contre, on voit mal comment un tel référendum pourrait être organisé dans l’état actuel des Institutions de l’UE et au vu des divisions au sein du Conseil.

L’UE est en crise. Une crise peut s’avérer bénéfique si elle produit un sursaut dans le bon sens. Grâce à l’Ukraine (ou plutôt à Vladimir Poutine) la « défense européenne » n’est plus totalement utopique. Qui ne voit néanmoins que celle-ci, tout autant qu’une politique migratoire plus musclée, entre parfaitement dans le sens d’un « nationalisme européen » compatible avec le logiciel d’une extrême droite ayant renoncé au tropisme de l’identité nationale stricto sensu ?

(1) « Le projet européen à l’épreuve », Esprit, n°308, avril 2024

(2) Chloé Ridel, D’une guerre à l’autre – l’Europe face à son destin, Paris, Seuil, 2022.

(3) Voir l’article de Hans Kundmani dans la revue.

(4) Olivier Roy, L’Europe est-elle chrétienne, Paris, Seuil, 2019, cité par H. Kundmani.

(5) Soit – puisque ce n’est pas précisément défini dans la revue – un moment où « la République est perçue comme confrontée à sa propre finitude temporelle, comme s’efforçant de rester moralement et politiquement stable dans un flot d’événements irrationnels » (J. G. A. Pocock, La pensée politique florentine et la tradition républicaine atlantique, 1975, cité par Marie Gaille-Nikofimov, « Machiavel au prise du ‘moment machiavélien’ » in L’Enjeu Machiavel, 2001).

(6) Le Monde , 23 avril 2024.

(7) « Europaweites referendum », in Jürgen Habermas, Ach Europa, 2008. Cf. Denis Goeldel, « Jürgen Habermas, pédagogue de l’Europe dans la mondialisation », Allemagne d’aujourd’hui, n° 207, 2014/1.